Leonardo Cremonini

Leonardo-Cremonini
Leonardo Cremonini est mort il y a trois ans. Né en 1925 à Bologne, ce peintre italien, installé à Paris, admiré par ses pairs, notamment par Francis Bacon, et dont l’œuvre fut commentée par certains des plus grands intellectuels modernes, tels qu’Alberto Moravia, Umberto Eco, Michel Butor, Régis Debray ou encore Italo Calvino, a traversé la seconde moitié du XXe siècle en solitaire, laissant derrière lui une peinture à contre-courant de toutes les tendances de l’art contemporain. C’est ainsi que, malgré ses dates de naissance et de mort, cet ami des écrivains ne fut ni un conceptuel, ni un représentant de l’Arte Povera, si en vogue dans l’Italie des années soixante, encore moins un artiste pop ou un tenant de l’abstraction. Sa peinture est résolument figurative, mais, détachée de tout mouvement ou tendance, elle revêt avant tout un caractère éminemment personnel : à travers ses tableaux, Cremonini a créé un monde qu’il a développé inlassablement toile après toile, pendant plus de cinquante ans. Un monde issu de ses lointains souvenirs, de ses rêves, de son inconscient. Tous ses tableaux sont peints avec une précision réaliste et une technique irréprochable forgée à la fin des années quarante à l’Académie des Beaux-Arts de Brera à Milan ; pourtant son univers baigne dans une irréalité métaphysique. Portes entrebâillées, longs couloirs, files de cabines de bain, fenêtres donnant sur l’horizon d’une mer plate et vide, personnages sans personnalité, enfants jouant, pièces vides où trône un miroir renvoyant des reflets biaisés et d’incongrus éléments géométriques (châssis de...

Leonardo Cremonini est mort il y a trois ans. Né en 1925 à Bologne, ce peintre italien, installé à Paris, admiré par ses pairs, notamment par Francis Bacon, et dont l’œuvre fut commentée par certains des plus grands intellectuels modernes, tels qu’Alberto Moravia, Umberto Eco, Michel Butor, Régis Debray ou encore Italo Calvino, a traversé la seconde moitié du XXe siècle en solitaire, laissant derrière lui une peinture à contre-courant de toutes les tendances de l’art contemporain. C’est ainsi que, malgré ses dates de naissance et de mort, cet ami des écrivains ne fut ni un conceptuel, ni un représentant de l’Arte Povera, si en vogue dans l’Italie des années soixante, encore moins un artiste pop ou un tenant de l’abstraction. Sa peinture est résolument figurative, mais, détachée de tout mouvement ou tendance, elle revêt avant tout un caractère éminemment personnel : à travers ses tableaux, Cremonini a créé un monde qu’il a développé inlassablement toile après toile, pendant plus de cinquante ans. Un monde issu de ses lointains souvenirs, de ses rêves, de son inconscient. Tous ses tableaux sont peints avec une précision réaliste et une technique irréprochable forgée à la fin des années quarante à l’Académie des Beaux-Arts de Brera à Milan ; pourtant son univers baigne dans une irréalité métaphysique.

Portes entrebâillées, longs couloirs, files de cabines de bain, fenêtres donnant sur l’horizon d’une mer plate et vide, personnages sans personnalité, enfants jouant, pièces vides où trône un miroir renvoyant des reflets biaisés et d’incongrus éléments géométriques (châssis de porte ou montants de fenêtres bigarrés) posés là comme une touche d’onirisme pur, voilà l’iconographie du monde cremoninien. Un monde presque normal, banal, mais qui, par un miracle étrange, verse dans le rêve. Un monde homogène, qui possède ses propres lois : du début des années soixante à sa mort, Cremonini l’a toujours représenté en aplats de couleurs claires, franches, aux tons acidulés. Il  organise les scènes qui s’y déroulent selon une géométrie savante, faite de dynamiques verticales et horizontales, de découpages architecturaux qui divisent et ordonnent l’espace des toiles. Pour ses tableaux, le peintre affectionne particulièrement les formats oblongs, qui horizontalisent et aplanissent encore un peu plus la peinture. Les cadrages sont serrés et les perspectives ne sont jamais dégagées, si bien que, malgré la pureté des espaces peints par grands étalements, on se sent quelque peu enfermé sur les bords de cette Méditerranée nue, le long de laquelle se jouent des scènes muettes, jamais situées avec précision.

La Méditerranée, il l’a découverte tout jeune quand son père cheminot fut muté en Calabre : c’est cet environnement qui revient toujours dans les œuvres de Cremonini et leur sert de toile de fond. Mais c’est une Méditerranée altérée, rendue triste, purgée de toute anecdote joyeuse, passée au filtre du souvenir enfoui et qui, en fin de compte, n’est plus que réminiscence. Il ne subsiste de méditerranéen qu’une atmosphère de tendresse, celle des couleurs suspendues dans l’air lourd, mais qui se heurtent toujours à l’impersonnalité et à la neutralité, ferments d’un drame et d’une angoisse qui constituent les vrais sujets des tableaux de Cremonini.

Un couple au bord de la plage, une femme qui se peigne les cheveux face à un miroir (un élément récurrent dans ses tableaux), des enfants qui jouent à colin-maillard sur une place, rien de plus banal que les thèmes retenus par le peintre pour exprimer le pouvoir dramatique du réel.

Mais le drame est bien là, prégnant, on le ressent partout dans l’œuvre de Cremonini, dans la manière de peindre, dans les couleurs, dans le vide, dans l’insignifiance même des scènes représentées.

Il y a bien des personnages dans ses toiles, mais ils semblent perdus dans la banalité de leurs activités. Qui plus est, ils n’ont pas d’individualité : étrangement déformés, rabougris, « primitivisés », leurs visages sont brouillés, comme niés par le pinceau du peintre.

Tout est générique chez Cremonini, on l’a vu, rien n’est déterminé, identifié, et même l’individu n’existe pas, il est absorbé dans un monde trop calme et trop vide pour qu’il puisse être humain.

L’action, s’il y en a une, n’est pas plus importante que l’arrière-fond sur lequel elle se détache. Tout est placé sur le même plan. Il n’y a jamais de pittoresque et même l’anecdote porte en elle une force dramatique, voire tragique. En un mot, il n’existe aucun élément rassurant d’humanité auquel le spectateur puisse se raccrocher.

Mais, d’où vient alors cette impression que les tableaux de Cremonini racontent quelque chose, alors même qu’il ne s’y passe jamais rien, alors même que sa peinture n’est jamais narrative ? Que peut bien raconter une peinture muette, muselée ?

L’œuvre de Cremonini appelle nécessairement l’interprétation. Ce n’est pas une peinture que l’on peut se contenter de contempler et de consommer esthétiquement, malgré le réalisme de ses figures, la beauté de ses aplats de couleurs franches et contrastées. C’est un réseau crypté, un langage fermé. Et c’est le rôle de ces illustres exégètes qu’ont été tour à tour Althusser, Moravia, Eco ou Calvino de nous fournir les clés pour pénétrer au cœur de son univers.

L’une des interprétations les plus intéressantes est celle du philosophe Louis Althusser, qui, dans un article sur l’art de Cremonini, paru en 1966 dans la revue Démocratie nouvelle, donna à la postérité son seul et unique texte sur la peinture.

Selon lui, Cremonini utilise la figuration pour parvenir à l’abstraction. Les objets qu’il peint (entendez les formes), les portes, les fenêtres, les miroirs, les personnages, ne valent pas pour eux-mêmes, ils sont pris dans un système où ce qui intéresse le peintre, c’est de donner à voir, de matérialiser sur la toile ce qu’Althusser appelle des « rapports » : jeux du désir, angoisse, ennui, incompréhension mutuelle… C’est toute une gamme abstraite d’états et d’affects qui prennent forme par le truchement des éléments plastiques, par le biais de tout ce répertoire iconographique et formel sans cesse décliné par Cremonini. L’anonymat des formes qu’il peint se rapporte en fait à « l’abstraction réelle », c’est-à-dire à ces rapports qui constituent nos « conditions de vie ». Voilà pourquoi l’humain, par exemple est chez lui  ravalé au rang d’objet comme un autre : en dépossédant l’existence humaine de tout événement, de toute vitalité, le peintre ne donne plus à comprendre dans ses toiles que les « rapports ». Ce que ce mot recouvre exactement, Althusser ne le détaille pas. Car c’est toujours en creux et non directement –mais comment peindre des rapports sociaux ou des conditions de vie ? – que l’on perçoit ces rapports qui gouvernent le vide dans les toiles de Cremonini. Ne pas dire ce que sont ces rapports, c’est aussi signifier que le sens d’un tableau reste toujours ouvert, qu’il n’est pas déterminé et que c’est au spectateur d’en tirer sa propre interprétation. Mais même sans les qualifier précisément on comprend, ou plutôt on ressent, ce que ces « rapports » désignent : c’est ce tragique, ce sérieux qui nous interpelle et nous arrête face aux toiles de Cremonini. Dès lors, il n’est plus nécessaire de les qualifier, la peinture n’ayant pas besoin de l’ordre du discours pour déployer son sens.

La vie abstraite que propose Cremonini se révèle d’autant plus prégnante et inexorable qu’elle se dit en termes calmes, trop calmes (comme le philosophe disait « humain, trop humain »). Les affects qui se profilent dans sa peinture apparaissent donc comme notre lot quotidien, ils sont toujours là, tapis dans l’ombre, sous-tendant nos actions.

Voilà ce que nous dit ou plutôt nous suggère avec placidité Cremonini, ce classique moderne qui, toute sa vie, fit de ses tableaux des miroirs dans lesquels on ne peut se reconnaître, mais à travers lesquels on peut se connaître.

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