Les mondes nous appartiennent

Les-mondes-nous
Grâce à l’œuvre de Paul Klee, le monde réel, agrandi et vivifié par l’imaginaire, devient un secret partagé. Parmi tous les grands artistes du vingtième siècle, Paul Klee, avec Picasso, nous a laissé l’œuvre la plus riche et la plus abondante. Mais si Picasso, dans sa production multiforme, n’a cessé de recréer le monde, Paul Klee, lui, n’a cessé de créer d’autres mondes : des univers tissés de rêve et d’enfance, des univers imaginaires, mais qui n’en sont pas moins concrets, vivants, réels. Regarder sa peinture, c’est se coucher sous les étoiles, une nuit d’été : ces astres sont inaccessibles, impensables, et pourtant dessinent des figures expressives, familières, bruissantes de silence. Vertigineusement lointaines et délicatement proches. Le monde de Paul Klee, un monde de rêve et d’enfance ? Oui, mais pas de rêvasserie ni de puérilité, comme on l’en a si souvent accusé, y compris l’année de sa mort, en 1940, à l’occasion d’une exposition au Kunsthaus de Zurich. Pour que le rêve et l’enfance authentique existent dans l’art, il faut que l’artiste soit armé de la plus extrême rigueur et de la précision la plus adulte. Lewis Carroll, après tout, était mathématicien. Et Paul Klee fut un homme universel, qu’on a parfois comparé, pour sa capacité à penser la peinture et l’expression artistique en général, à Léonard de Vinci. Picasso, lui, était beaucoup plus instinctif. Klee parvient à faire dialoguer, dans sa pensée, la musique, la peinture, les mathématiques, la philosophie. Du coup, le voilà exposé, après le grief de puérilité, au...

Grâce à l’œuvre de Paul Klee, le monde réel, agrandi et vivifié par l’imaginaire, devient un secret partagé.

Parmi tous les grands artistes du vingtième siècle, Paul Klee, avec Picasso, nous a laissé l’œuvre la plus riche et la plus abondante. Mais si Picasso, dans sa production multiforme, n’a cessé de recréer le monde, Paul Klee, lui, n’a cessé de créer d’autres mondes : des univers tissés de rêve et d’enfance, des univers imaginaires, mais qui n’en sont pas moins concrets, vivants, réels. Regarder sa peinture, c’est se coucher sous les étoiles, une nuit d’été : ces astres sont inaccessibles, impensables, et pourtant dessinent des figures expressives, familières, bruissantes de silence. Vertigineusement lointaines et délicatement proches.

04

Le monde de Paul Klee, un monde de rêve et d’enfance ? Oui, mais pas de rêvasserie ni de puérilité, comme on l’en a si souvent accusé, y compris l’année de sa mort, en 1940, à l’occasion d’une exposition au Kunsthaus de Zurich. Pour que le rêve et l’enfance authentique existent dans l’art, il faut que l’artiste soit armé de la plus extrême rigueur et de la précision la plus adulte. Lewis Carroll, après tout, était mathématicien.

Et Paul Klee fut un homme universel, qu’on a parfois comparé, pour sa capacité à penser la peinture et l’expression artistique en général, à Léonard de Vinci. Picasso, lui, était beaucoup plus instinctif. Klee parvient à faire dialoguer, dans sa pensée, la musique, la peinture, les mathématiques, la philosophie. Du coup, le voilà exposé, après le grief de puérilité, au reproche de cérébralité ! Mais non, cet artiste fut un grand intuitif. Sous sa plume, on trouve à maintes reprises des expressions comme « magie de la vie », ou « mystère indicible ». Et cette formule, particulièrement belle, sur l’idéal de la création artistique : « L’exactitude dotée d’ailes par l’intuition »[1].

Paul Klee a longtemps enseigné la peinture. On a gardé, de sa main, pas moins de trois mille pages de notes de cours. Et selon certains témoignages, ces cours étaient à la fois pure mathématique et pure poésie[2]. Oui, l’intuition poétique donnait des ailes à l’exactitude mathématique. Dès lors, le serpent de mer de l’ « abstraction » peut retourner aux abysses d’où il n’aurait jamais dû sortir : l’abstraction, c’est une descente au cœur secret de la vie. Bien sûr, certains peintres dits abstraits semblent avoir tourné le dos au monde visible en créant des formes qui n’existent guère ou ne paraissent guère exister dans la nature. La démarche de Klee, cependant, est toute différente : l’abstrait, chez lui, c’est la vérité du visible, et le fondement même de la nature.

Oui, une simple ligne est la chose la plus concrète, la plus vivante du monde, et la plus créatrice de vie. L’artiste en donne lui-même des exemples parlants : il va décrire l’eau, la terre, l’air, les météores, comme des lignes. Il suit la trace d’un objet qu’on lance en l’air, qui accomplit une courbe et bientôt, en fin de chute, une ligne droite. Il dessine le trajet d’une pierre dévalant un précipice, la montée dans le ciel d’un ballon à air chaud, la déviation, dans l’atmosphère, de la trajectoire d’un météore, le mouvement d’une toupie, d’un pendule ; il dessine des flèches, et commente ainsi son dessin : « Faites-nous donner des ailes, ô flèches, afin de gagner le grand large »[3] : Toujours les ailes… De même se passionne-t-il pour les plantes, leurs filaments, leurs fibres, leur texture ; pour les constituants du corps humain (les os, les tendons, les muscles, les nerfs). Il décrit leurs flexions, leurs extensions, leurs relations. Il met en évidence, dans la vie organique et inorganique, des courbes, des articulations, des densités, des intensités. Dans le vivant, tout est ligne de force. La ligne pure n’est jamais abstraction, puisqu’elle est la nature pure.

Dès lors, qu’il peigne les objets et les événements les plus concrets, comme un combat aérien de la Première Guerre mondiale, ou les plus abstraits, comme un damier de couleurs, il accomplit un seul et même geste créateur et révélateur. L’enfant et le rêveur, en lui, bâtissent avec prédilection des mondes qui ne sont pas celui de l’expérience quotidienne. Mais ces mondes imaginés sont bel et bien faits de lignes, de courbes et de forces qui sous-tendent et font respirer le monde vécu, qui sont sa voûte et son diaphragme ; le véritable imaginaire est toujours concret. Reprenant la distinction philosophique médiévale et spinoziste, Klee peut affirmer à bon droit que son art est nature naturante plutôt que nature naturée[4] : bref, il peint la nature telle qu’elle se crée et se recrée sans cesse, au plus secret d’elle-même.

Nul ne l’a mieux compris que le poète et peintre Henri Michaux, qui, sans connaître les textes théoriques de Klee, a immédiatement perçu l’essentiel. Le texte que le poète consacre au peintre propose une description inspirée des lignes de Paul Klee : « Celles qui vivent dans le menu peuple des poussières et des points (…) celles qui se promènent, (…) les voyageuses, (…) les pénétrantes, (…) celles qui cherchent loin du volume, loin des centres, un centre tout de même, un centre moins évident, mais qui davantage soit le maître du mécanisme, l’enchanteur caché ». Ou encore : « Une ligne attend, une ligne espère ; une ligne repense un visage (…) une ligne renonce. Une ligne repose (…) une ligne de conscience s’est reformée »[5].

La ligne devenue « enchanteur caché », la ligne devenue conscience et pensée : oui, c’est bien cela, et c’est bien pourquoi les tableaux de Klee, « abstraits » ou non, nous paraissent toujours si vivants, si frémissants. Toujours ils nous proposent, avec humour et tendresse, un point de vue, original et originel, sur une vie dont ils éprouvent et font frémir pour nous les lignes les plus secrètes et les plus fines. Comme le vent joue sur une harpe éolienne, Klee fait chanter les nerfs mêmes du monde.

Ces œuvres si humaines évoquent, aussi bien qu’un ciel étoilé, ce que Roger Caillois avait appelé l’ « écriture des pierres », ces veines que le hasard dispose en paysages, en villes mystérieuses auprès de la mer, en arbres de cristal, en fortifications, en poissons agiles. C’est bien le pur hasard, et notre désir ardent de trouver des sens et des formes à ce hasard, qui a dessiné tout cela. Or les tableaux de Klee peuvent à leur tour évoquer ces mystères fortuits. Précisément parce que le peintre sait descendre au plus profond de notre imaginaire comme au plus élémentaire de la nature, et combler ainsi notre désir de formes et de sens. C’est ce qu’il a lui-même appelé la « construction du secret ».

Mais justement : si ses tableaux peuvent évoquer l’ « écriture des pierres », nous ne tardons pas, dès lors que nous comparons l’agate à la toile, à sentir une différence lourde de sens : au bout d’un moment, les villes ou les paysages suscités par le hasard de la pierre nous laissent un sentiment d’étrange et inquiétante solitude. Ces mondes-là ne sont pas vraiment nôtres. Pour nous y maintenir, il nous faut trop de force. Même le ciel étoilé, si nous demeurions en face de lui sans mémoire des constellations, des mythes ou des poèmes qu’il a suscités dans la conscience des hommes, retomberait dans l’étrangeté, et commencerait à nous faire peur. Les mondes de Paul Klee, avec tout leur mystère, toute leur singularité, sont nôtres, définitivement. Leur cœur est notre cœur. Leur réalité rêvée, leur rêve réalisé, c’est le génie du peintre qui nous l’offre, et nous permet d’y habiter durablement.

Klee disait, avec modestie : « L’œil suit les chemins qui lui ont été ménagés dans l’œuvre »[6]. C’est cela même : nous n’aurions jamais pu, par nos seules forces, avancer dans l’inconnu du grand imaginaire, du réel plus intense. Nous nous serions perdus, nous nous serions lassés, nous aurions pris peur dans trop de solitude, comme en face des pierres que nulle main humaine n’a jamais écrites, ou des étoiles trop étrangères, dont le clignement ne sera jamais celui d’un œil humain. Grâce à Klee, étoiles et pierres, vraiment, nous font signe. Grâce à Klee, le monde nous appartient ; les mondes nous appartiennent.

Étienne Barilier

 


[1] Cf. Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Folio Essais, Gallimard, p. 48.

[2] Cf. Paul Klee, Making visible, catalogue de l’exposition de la Tate Gallery, 2013, p. 70.

[3] Cf. Théorie de l’art moderne, p. 129.

[4] Op. cit., p. 28.

[5] Cf. Henri Michaux, Paul Klee, Fata Morgana, 2012, pp. 15-20.

Artpassions Articles

E-Shop

Nos Blogs

Instagram Feed