Supplément à mon premier billet : en retournant sur le stand de Phoenix Ancient Art (dont les colonnes sont peut-être seulement grises et non grèges), j’entends que l’éphèbe de l’amphore dont j’ai parlé n’a pas froid, quelle idée avais-je ! il se lave après l’exercice. J’ai brodé. Le strict strigile n’est pas loin. Ces mains vont d’une seconde à l’autre chasser de ces épaules et de ces bras, puis de ce ventre et de ces cuisses, en un geste rapide, l’eau (versée par qui ?) jadis peinte en blanc et qu’on devine encore. Mais cette eau était froide sans doute, fraîche du moins ? Qui sort de sa douche, de son bain, et n’a pas froid ? Me voici donc revenu à l’antique. Le stand de la maison Cartier, sobre et grandiose, me fait songer à l’atrium d’une maison romaine. Au milieu de la foule, des vigiles et des hôtesses, au milieu des vitrines offrant de très belles pièces mais aussi de très belles pièces anciennes, je m’attends presque, comme dans un décor de Britannicus ou de Bérénice, à voir surgir un empereur. Je songe à cette jolie phrase de Paul Morand, à propos de Néron : « Il charmait, infatigablement charmé d’avoir à charmer. » (Les écart amoureux). Trois objets m’attirent. Deux coupes en agate d’abord, sur le bord desquelles, comme dans un lobe d’oreille, est un anneau sur lequel est posé un oiseau. Ravissantes. Une boîte en cristal de roche ensuite, moins sereine, dont le couvercle est fait de délicates boules de béryl, calcédoine et prénhite, sur lesquelles se dresse une panthère aux yeux d’émeraude. On peut la détacher, elle devient à vos ordres une broche ou une broche à vos ordres. Mais n’est-elle pas plus inquiétante ainsi, « en place », car l’épingle s’enfonce sous elle, dans la boîte, comme dans un reliquaire, comme dans le coeur d’une princesse ! Et voici mon imagination convoquant les contes de fées, et leur cruauté, Blanche-Neige, Peau d’Âne… Filons, car Van Cleef & Arpels a justement contribué à la restauration du célèbre film de Jacques Demy et, à cette occasion, dévoile sur un stand gris et mordoré, dans un arbre ou dans de grandes vitrines où l’on voit des fleurs mauves et des fougères, une collection inspirée du conte de Perrault : bagues Nature protectrice, Gâteau d’amour, bracelet Protection féérique, clips Prince rouge (photo), Robe Couleur du Soleil, Robe Couleur du Temps… La pièce que je préfère ici ne scintille pas, c’est une ode à la magie cachée, à la couleur sourde, lourde, à la rareté qu’on peut goûter sans qu’elle vous saute aux yeux : un collier de quarante-quatre boules d’émeraude on ne peut plus mattes, lisses, douces sans doute (593 carats), au titre génialement travesti : Jardin de verre.
15-09-2014
En quête de tableaux du XVIIe siècle ! Siglo de oro, Seicento… Sur le stand élégant de la galerie Sarti, je découvre un beau Ribera figurant le roi David. Comme sur l’autoportrait de Léonard conservé à Turin, on admire ici un vieil homme dont on devine qu’il fut beau. Ce sont, au-dessus d’un manteau ocre et d’un grand col d’hermine, une barbe un peu jaune, un nez qui brille et une face littéralement béate (la bouche est grande ouverte), ravie d’être tournée vers Dieu. J’admire ce type de joie, la joie toujours émouvante des vieillards ; mais encore, mon regard revenant pour un temps à l’objet, ces deux touches de bleu canard semées dans cette oraison de couleurs chaudes. Ce sont les extrémités des manches royales. J’avance. Face à moi, un formidable rapt de Ganymède, anonyme, tribut manifeste à Michel-Ange. Devant ce « monstre de joie » (Cocteau), hérissé non pas de « cris et de crains » (idem) mais plutôt de plaintes et de plumes, on découvre, sous l’espèce d’un petit coffret, un exemple de cet art enchanteur : pietra dura. Voici une grande Cléopâtre d’Artemisia Gentileschi, puis une très belle toile attribuée à Bartolomeo Cavarozzi (photo), La controverse entre saint Pierre et saint Paul. Plus qu’une controverse, c’est une leçon ! non pas d’anatomie mais de théologie. Quoique, d’anatomie… Le peintre n’a pas pu inventer ces doigts-là, me dis-je, ceux de saint Pierre, laids, aux ongles affreusement courts. C’est un caravagesque. Il convoque sous son pinceau un peu de la vulgarité du monde, l’embellissant, et renforçant le message de l’œuvre. Courts, ces ongles, mais comme les facultés spéculatives de cet apôtre, dont l’embarras nous rappelle le premier saint Matthieu peint par Caravage pour l’autel de la chapelle Contarelli. Quel juste contraste avec l’homme qui l’emporta intellectuellement, l’ardent saint Paul ! Ses bouclettes, son oreille, ses pommettes sont parfaites. Son vigoureux bras gauche et ses longs doigts écartés me rappellent le Moïse de Michel-Ange.
Tout prêt à me laisser éduquer religieusement, je continue de déambuler et arrive devant le stand de la galerie Moretti. J’y suis attiré par une toile ovale de Carlo Dolci représentant un jeune homme, ou son âme, avec son ange gardien. Sujet caractéristique de l’art post-tridentin. Je note : un long doigt, de l’ocre, du vert Véronèse, du rose framboise, des bijoux dorés ; dans l’ange quelque chose des « figures de fantaisie » de Zurbarán (je pense à ses saintes « costumées » et plus encore à cet archange Gabriel à l’air si capricieux, conservé à Montpellier) ; les cheveux se confondent avec le fond ; l’adolescent croise dévotement ses mains sur sa poitrine. Superbe. Surprise ! Plus loin, deux Gerhard Richter abstraits encadrent un Antonio Vivarini. J’y vois deux petits foyers où brûlerait un feu plus jaune que le feu réel.
13-09-2014
Deux petits stands pour deux grands noms, deux écrins, deux joailliers fascinants : Giampiero Bodino et Alexandre Reza. La difficulté que j’éprouve à définir leur style respectif les rapproche dans mon esprit. Classique, néoclassique ? Moderne, postmoderne ? C’est un peu tout ça et peu importe. Je crois qu’ils partagent une certaine liberté : celle de choisir la primauté de l’objet sur le matériau, autrement dit – comme il se doit, n’est-ce pas ? – de la fin sur les moyens. Chez eux, jamais de prétexte pour sertir, jamais de monture qui ne parle pas, ne raconte rien, ne daigne murmurer… Je me rappelle soudain, en admirant leurs bijoux, qu’on broyait jadis du lapis-lazuli pour obtenir en peinture les plus beaux bleus. Giampiero Bodino et Alexandre Reza ne vont pas jusque-là, bien au contraire ! Ils chérissent manifestement ces raretés que donne le ciel via la terre, les pierres, qu’elles soient dures, fines ou précieuses. Mais tout de même, voyez ce collier de Bodino sur lequel de l’or blanc et des diamants retiennent insolemment, mais en retrait, comme les tenant en laisse et leur laissant jouer au premier plan, de vénérables camées du XIXe siècle… Au sommet de la pyramide se tient donc l’invention. Alexandre Reza fait depuis longtemps souffler sur la place Vendôme un esprit comparable : excentrique sans être extravagant (le secret de toute chose est là) et visant la perfection (cette maison l’atteint quasiment). J’ai « choisi » sur son stand deux paires de boucles d’oreilles. Imaginez d’abord, en deux exemplaires bien sûr, trois petits saphirs cabochons sertis dans une ligne d’or brossé, d’où pend une pluie de diamants blancs taille émeraude ; soit un contraste délectable entre le doux et le mat en haut, le tranchant et le brillant en bas. Imaginez ensuite deux croissants de lune scintillants, noirs, dentelés, dentés de diamants rondelles ; quelle plante carnivore, me dis-je devant la vitrine, quel insecte camouflé ou quel fruit rare et tentant est-ce donc là ? Pour une héroïne digne de Baudelaire (photo).
12-09-2014
Considérons d’abord ce décor général des plus réussis, signé Jacques Grange, qui a voulu évoquer les jardins de Versailles. Le murmure d’une fontaine salue votre entrée. Heureux camaïeu de verts ! La moquette pleine d’entrelacs, le treillage sur les parois, les arbustes en bacs, les photographies d’un feuillage montées en paravents, tout s’harmonise, tout magnifie la structure – verte – de la verrière. L’œil oublie la ville et se prépare à goûter les merveilles de ce jardin éphémère. On entre dans tel ou tel stand comme on entrait jadis dans un bosquet, curieux, cherchant l’ombre et l’éclat qui se peut cacher dans celle-ci. Allons d’abord admirer ce qui était encore, au temps de Molière, la grande affaire : les antiques (nous disons aujourd’hui les « antiquités gréco-romaines »); allons d’abord chez Phoenix Ancient Art. Murs et sols sombres, colonnes grèges. On peut, si on le veut, si on le peut, la preuve est ici, posséder un portrait du Fayoum … Mais une œuvre m’attire plus encore que ce mort barbu couronné d’or. Sur une amphore grecque attribuée au peintre d’Alkimachos, datée du milieu du cinquième siècle avant notre ère, je vois un éphèbe nu, les bras croisés sur la poitrine, les mains sur les épaules. Nulle autre figure. Il est seul. Où sont ses compagnons ? Le vent s’est-il levé ? Il faut se draper à nouveau et rentrer… Le charme particulier de ce vase est simple : ce petit Grec, que je crois soudain si bien comprendre, a… – mais pense-t-on jamais à ceci quand on rêve à la vie sur les terres d’Athéna et d’Apollon ? – a froid. J’imagine son frisson discontinu, son indécision, je lui crée une cousine en la personne de la Frileuse de Houdon, etc. Goûtées également : sur le stand plus intimiste de la galerie Gilgamesh, appartenant à une statue brisée, les plus belles fesses de la Biennale; et sur le superbe stand tout en longueur, tout de métal et de miroir de la galerie Chenel (signé Ora ïto), une réjouissante tête de Koré.
Valentin Benoit