UN BRODEUR À VENISE
On se rappellera peut-être cette scène de l’un des plus beaux films consacrés à Venise, plus précisément au génial séducteur qui sut s’échapper des Plombs, Casanova, un adolescent à Venise de Luigi Comencini : de jeunes ouvrières travaillent sur un grand rond de tissu (était-ce une nappe ou une jupe ?) sous lequel, tout agitées, elles iront se cacher gaiement au moment où notre héros traverse la pièce pour rejoindre une chambre adjacente, en bonne compagnie. Eh bien ! qui sait si cette bonne humeur ne se retrouvera pas ce mois-ci sur l’île de San Giorgio Maggiore, face à la belle Piazzetta (et à la fameuse prison), dans l’une des salles – où l’on fera pareillement œuvre commune – de la Fondation Cini, qui accueille jusqu’au 30 septembre l’exposition Homo Faber ? Parmi les artisans européens invités à faire connaître leurs gestes, savoir-faire séculaire et capacités visionnaires, figure le plus célèbre brodeur français, Lesage ; et quoi de mieux pour comprendre cet art appliqué que de se mettre soi-même à l’ouvrage, guidé par l’une des brodeuses venues de Paris, pour quelques minutes ? On vous propose ici, en pleine Biennale d’architecture, d’apporter votre pierre à l’édifice ; concrètement : de broder vous-même une ou plusieurs paillettes – du vert pour les jardins, du brun, du rouge et du gris pour les maisons, les palais et les coupoles, et du bleu bien sûr, pour les rii – sur un grand plan de Venise tracé sur un tissu blanc (peu à peu la Sérénissime sortira de l’incolore, de la Lagune, émergera, somptueuse ! comme elle se profila dans l’Histoire). Vous aurez découvert la technique dite de Lunéville. Quand on demande au directeur artistique Hubert Barrère, l’un de ceux qui veillent sur la vitalité de la Maison, quelle technique caractérise le plus la broderie à la française (dont il nous rappelle néanmoins que la grande caractéristique fut d’avoir toujours été un réceptacle, « la broderie d’or vient de Perse, par exemple, et la broderie de soie de Chine, etc. »), c’est « le Lunéville » qu’il évoque. Née en Lorraine au XIXe siècle, d’où son nom, cette technique au crochet, une fois maîtrisée – ce qui peut prendre plusieurs années –, permet une exécution rapide, les perles étant enfilées sur le fil même qui servira à les fixer au tissu. Autre avantage : le crochet ne passant pas dans la perle (comme en Inde), cette dernière peut être très fine. Mais il faut compter avec une difficulté de taille : c’est l’envers qu’on vient piquer ; le trésor naît enfui…
Cette création collective ne sera probablement pas achevée à Venise. On la rapportera alors à Pantin, aux portes de Paris, dans les ateliers modernes de l’ancestrale Maison où quelques dames fort sympathiques et fort concentrées (il n’y a là qu’un homme pour quarante-six brodeuses) se chargeront de l’achever. Aux chanceux conviés à visiter le lieu, on commence par montrer la pièce, à la fois showroom et salle des archives, où sont accueillis les couturiers voulant orner leurs futures créations de broderies Lesage, et devant qui l’on ouvrira, pour les inspirer, pour les aider à préciser leurs choix ou les surprendre, l’une des nombreuses boîtes grises rangées le long des murs… 75 000 échantillons sont ici ! dont les plus anciens (ton sur ton surtout, sombres, faits pour la Passante de Baudelaire) remontent au milieu du XIXe siècle.
Les boîtes les plus réjouissantes sont peut-être celles qui contiennent les échantillons créés pour Elsa Schiaparelli : tout son univers à la fois chaud et généreux, classique et atypique, élégant et pimpant – rose, or, turquoise –, vous saute au visage. On se surprend à sourire comme un enfant au milieu d’une confiserie, – puis à sourire comme un adulte en se rappelant que Lesage appartient aujourd’hui à la maison de couture fondée par celle qui fut la grande rivale de Schiap’, Mademoiselle Chanel. Il y a quelques années, la Maison de la rue Cambon a en effet décidé d’assurer la pérennité de quelques-uns de ses plus illustres fournisseurs – citons, en plus de Lesage, le plumassier et fleuriste Lemarié, le bottier Massaro, le parurier Desrues ou bien encore le plisseur Lognon –, lesquels n’en continuent pas moins de travailler pour Hermès, Loewe, Yves Saint Laurent, Dolce & Gabbana… À Venise, au milieu du frisottement des vagues, c’est aussi toute cette histoire de Lesage, jamais figée, qu’on se plaît à vous dépeindre.
NB: jusqu’au 30 septembre l’exposition Homo Faber