Si les États-Unis furent en contact, dès les années 1920, avec l’avant-garde artistique européenne, c’est notamment grâce à un mécène d’origine suisse, qui, de surcroît, fut un peintre de valeur.
Albert Gallatin, l’illustre Genevois, ministre de Jefferson et cofondateur, en 1831, de l’Université de New York, aurait-il imaginé que son arrière-petit-fils, Albert Eugene Gallatin (1881-1952), ouvrirait en décembre 1927, dans les locaux mêmes de cette Université, sous le nom de Gallery of Living Art, le premier musée d’art moderne de la métropole américaine ? Et que ce dandy généreux pousserait l’amour du beau jusqu’à devenir peintre lui-même, laissant des œuvres qui portent la marque de Picasso, Braque et surtout Juan Gris, mais dont la finesse méditative et la sérénité subtile n’appartiennent qu’à lui ?
Étonnant personnage, qui semble unir les qualités les plus contraires: élevé dans le milieu conservateur de la haute et riche bourgeoisie, gardien pieux de la mémoire de son arrière-grand-père, il publie un ouvrage consacré aux peintres – fort sages – qui firent le portrait du grand homme. Sinon, ses goûts vont à Whistler ou Beardsley, dont il collectionne assidûment les œuvres.
Et soudain, voilà cet amateur distingué qui décide d’empoigner les pinceaux. Il devient l’élève de Robert Henri, un artiste singulier, marginal, anarchiste déclaré, et l’un des maîtres de Man Ray. Il se rend à Paris, y visite les ateliers de Picasso, Braque, Léger. À Picasso, il achète séance tenante une nature morte. Il ne tardera pas à devenir le plus ardent défenseur du cubisme aux États-Unis.
Plus tard, acte d’audace autant qu’acte de foi, ce téméraire tiré à quatre épingles acquerra bien d’autres œuvres d’avant-garde: Mondrian, Arp, Hartung, Miró, Masson… En 1936, pour mieux montrer qu’il n’expose pas à des fins mercantiles, il rebaptise sa galerie, qui s’appellera désormais Museum of Living Art. En 1942, l’Université de New York, ingrate et oublieuse, le prie de quitter ses locaux. Sa collection (qui, à sa mort, comptait 179 œuvres) fait aujourd’hui l’orgueil du musée de Philadelphie.
Peintre, il rejette le surréalisme, le futurisme, l’expressionnisme. Le cubisme synthétique, et sa sobriété, voire son austérité, voilà son monde. Il se reconnaît décidément en Juan Gris, qu’il qualifie de «noble et profond maître du cubisme».
Il est mesuré, certes, mais dans l’audace; il est classique, mais dans la modernité. D’ailleurs, il fut toujours moderne: s’il a aimé Whistler, c’était surtout pour ses œuvres les plus audacieuses, comme ses fameux Nocturnes, «les premières peintures à décrire le mystère et la poésie de la nuit». Whistler était essentiellement un novateur, un visionnaire. Gallatin citait volontiers son «Ten o’clock», fameuse conférence où l’artiste américain (dont Proust a fait le modèle de son Elstir) affirme que l’art n’est pas appelé à copier la beauté de la nature, mais à créer la beauté, là même où nul ne la voit: toutes les audaces du XXe siècle, et notamment celles du cubisme, sont en germe dans cette assertion.
Et lorsqu’Albert Eugene Gallatin a consacré un ouvrage aux aquarellistes américains, ce fut pour mettre en valeur des artistes qui, chacun dans son style, étaient également des visionnaires: John Marin, Charles Demuth, Charles Burchfield, tous plus fascinants les uns que les autres, et que notre XXIe siècle redécouvre, près de cent ans après son ouvrage. Enfin, s’il assumait ses goûts aristocratiques («c’est bien volontiers que je laisse à d’autres la tâche de faire la revue du médiocre»), il était tout sauf un passéiste: «Un artiste», affirmait-il, «ne saurait ignorer les événements du monde d’aujourd’hui».
D’ailleurs on lui doit un ouvrage, original autant que précieux, intitulé Art and the Great War, dans lequel il recense des œuvres de toute nature, dessins, gravures, sculptures, affiches, qui dépeignirent la Grande Guerre, au front ou à l’arrière, dans un esprit de témoignage, et parfois de propagande: représentations de champs de bataille, pendant ou après le combat, placards appelant à soutenir l’effort de guerre; bref, une manière d’art engagé. Et Gallatin de citer la formule selon laquelle «le pinceau est plus puissant que l’épée». C’est l’occasion pour lui de présenter des artistes, peintres ou caricaturistes français comme Hermann-Paul ou Poulbot, mais surtout ce Parisien d’adoption, et Suisse de naissance, qui lui est particulièrement cher: Théophile Alexandre Steinlen, dont il aime profondément le sens de l’humain.
«Certainement», écrivait-il à son sujet dans un autre ouvrage, «il nous a présenté Paris comme nul autre artiste ne l’a fait, et sans recourir à la moquerie de Lautrec ou à la satire amère de Forain, avant tout parce que ce protestant suisse est un humaniste». Humaniste, voilà bien le nom qui peut s’appliquer à Albert Eugene Gallatin lui-même: parfait connaisseur de la tradition artistique européenne, favorisé par la fortune mais extrêmement sensible aux drames de son temps, concevant la critique d’art comme une forme raisonnée de l’admiration, et sa propre création artistique comme un modeste remerciement à la beauté, il n’a pas usurpé le sobriquet, plus respectueux que moqueur, que lui donna un journaliste du New Yorker: «Le Médicis de Washington Square».