Le CaixaFòrum de Barcelone propose à ses visiteurs ce dont beaucoup ont peut-être rêvé: des objets en trois dimensions créés sur le papier par le génial graveur italien, et un voyage virtuel à travers ses Prisons.
Fils d’un tailleur de pierre et architecte de formation, Giovanni Battista Piranesi, dit Le Piranèse (Venise 1720 – Rome 1778) semblait tout destiné à travailler la matière: le marbre, la brique, le stuc, le bois. Lui-même se présentait d’ailleurs comme «architecte vénitien». Il ne nous aura pourtant laissé qu’une seule réalisation architecturale, la restauration de la petite église du prieuré de Malte, sur l’Aventin, où il est enterré. Devant cette solitude exiguë, on se prend à rêver: qu’auraient été les palais de Piranèse, ses écoles, ses ports, ses mausolées, ou même ses prisons, s’ils étaient un jour sortis de terre ? Pour l’heure, malgré les prodiges de l’architecture moderne, sauf d’éventuels zèles architectoniques émiratis et fortunés, nous n’en sommes pas là. Néanmoins, la Fondation vénitienne Giorgio Cini, et la Fondation catalane La Caixa, ont franchi un premier pas en nous offrant, avec l’une des plus importantes expositions réalisées en Espagne sur Piranèse, la possibilité de voyager d’une manière inattendue dans son œuvre.
S’il vous est arrivé d’être happé par la contemplation de la série des Prisons et de vous immerger dans l’exploration infinie de ces seize stupéfiants dédales, vous serez d’abord émerveillé par l’animation réalisée à partir de ces gravures légendaires. Une vidéo vous emmène en effet à l’intérieur même de ces geôles titanesques. Vous y entrez par un soupirail, dans une salle où des bagnards sont mis à la question. Puis vous partez à la découverte du labyrinthe en avançant sous les voûtes, tandis que des personnages, silhouettes souvent à peine esquissées, glissent à vos côtés comme des spectres. Vous déambulez sur des passerelles, montez des volées d’escalier et des rampes d’où pendent cordages, chaînes et poulies, au son des poignants coups d’archet de Pau Casals, interprétant une suite pour violoncelle de Bach. De vastes paquets de brume passent lentement sous des théories d’arcades colossales, et vous montez sans cesse, sans que pourtant jamais ne se termine cet enchevêtrement d’arches, de pilastres et de colonnes à moitié en ruine ornées de grotesques. Cette exquise réalisation réussit à ne jamais trahir l’esprit du graveur ni l’imperfection des tracés vus de près, et nous fait pénétrer dans l’univers comme dans la pensée même de Piranèse, qui aurait créé ce monde angoissant alors qu’il était, selon la légende, pris d’un accès de fièvre.
Les surprises du visiteur de l’exposition se poursuivent avec la présentation de huit objets extraordinaires imaginés par Piranèse sur le papier. Ils ont attendu plus de deux siècles pour voir le jour, grâce aux prodiges de la modélisation digitale et, en l’occurrence, aux prouesses de l’entreprise espagnole Factum Arte, qui se consacre à la réalisation d’œuvres commandées par des artistes ou des musées, à l’aide des techniques les plus avancées. On reste ainsi bouche bée devant leur réalisation: deux délicats tripodes en bronze à l’antique où foisonnent sphinx, bucranes, pieds de boucs, feuillages, cornes en spirales et double spirale; un immense vase pansu recouvert d’écailles et couronné de trois menaçants griffons; un gigantesque chandelier de deux mètres, superposition inouïe et tout à fait improbable de tous les styles revisités, chers à notre Vénitien; un imposant autel imitant le porphyre soutenu par des lions ailés et cornus; une cafetière d’argent baroque surgie des spirales d’un coquillage, reposant sur une tortue et ornée d’une grosse abeille en guise de bec verseur; une exquise cheminée en marbre blanc décorée de visages ailés, de têtes de boucs et de volutes composites, chenets et grille inclus; un majestueux fauteuil doré au dossier en coquille, aux bras enroulés en cou et tête de cygne, dont les becs mordent des têtes de faunes, et reposant sur des pieds de bouc et des poissons… On peut admirer le détail de la réalisation de certaines pièces, motif par motif, où l’on saisit peu à peu l’extraordinaire amplitude de la grammaire stylistique de Piranèse, son goût du mélange des styles et, comme en architecture, sa propension à jouer avec les échelles. En parallèle, nous pouvons admirer non seulement les gravures qui ont inspiré ces confections tridimensionnelles, mais aussi les premières ébauches de résine en impression 3D, élaborées avant les moulages en matière noble, et dont la perfection instantanée et sans couleur, comme des statues antiques blanchies au soleil, perpétue, paradoxalement et en dépit de leur modernité absolue, l’exigence de perfection esthétique et l’aspiration au sublime qui se dégagent des images créées par Piranèse.
Mille gravures d’édifices réels ou imaginaires, de statues, de reliefs de l’époque romaine, ses dessins de cheminées et de meubles, contribuèrent à cristallier une vision mystérieuse des espaces urbains et de l’œuvre que le temps opère sur eux, vision que l’on retrouve chez Max Ernst, Giorgio de Chirico ou Salvador Dali. Les près de 250 gravures exposées, parmi les plus de mille que conserve la Fondation Cini, sont une aubaine pour découvrir, au-delà des archi-fameuses vues de Rome et des Invenzioni di carceri, ses gravures d’ingénierie, son activité en tant qu’antiquaire et son influence internationale sur la création et le goût d’une époque.
Le parcours est judicieusement complété par une exposition du grand photographe d’architecture milanais Gabriele Basilico, qui a sillonné les lieux que Piranèse avait saisis dans Vedute di Roma et Différentes vues de Pesto. Ces images si célèbres avaient à ce point modelé le goût des chroniqueurs du Grand Tour, que Goethe lui-même s’était plaint que les ruines de Rome ne soient pas à l’échelle des gravures de Piranèse. La qualité des clichés non seulement anéantit les doléances de l’écrivain allemand, mais constitue aussi un clin d’œil à un art graphique que Piranèse, l’ayant connu, aurait immanquablement mis à profit.
Performeur sans galerie ni musées, artiste graphique sans journal, décorateur sans palais, urbaniste sans métropole, archéologue, antiquaire, vedutista, éditeur, chroniqueur, critique, écrivain, décorateur, ingénieur, ce sont toutes ces facettes que l’exposition «Les Arts de Piranèse» nous fait découvrir. On peut comprendre alors l’énorme influence de cet artiste pluridisciplinaire, sur la culture et les arts européens, la poésie romantique ou la littérature néogothique, en Angleterre (Walpole ou De Quincey) ou en France (Hugo, Nodier ou Gautier). Son évocation souvent fantaisiste des antiquités romaines, ses deux Piranèse aurait aussi sûrement adoré vivre au XXIe siècle pour faire surgir de la pureté de son dessin, et par la magie de l’impression digitale, ses objets réputés impossibles ou trop excentriques, ses rêveries désacralisant l’iconographie romaine; il aurait goûté sans doute de prendre une revanche définitive sur Giuseppe Vasi qui lui avait enseigné la technique de l’eau-forte, et qui le considérait comme « trop artiste ». Mais, inondés que nous sommes de minimalisme en architecture et en décoration, sans doute faudra-t-il encore attendre un peu pour que le style de Piranèse sorte des musées et investisse notre quotidien.Sans jamais connaître précisément le résultat de leurs projets, préférant se plonger dans le processus d’expérimentation des matières et dans la confrontation des idées, le Sicilien Andrea Trimarchi (1983) et le Vénitien Simone Farresin (1983) qui composent Formafantasma créent toujours l’inattendu. À l’image de leur installation Craftica présentée avec Fendi à Design Miami/Basel 2012: un spectacle raffiné et réfléchi sublimant les déchets de cuir des ateliers de sellerie de la maison italienne qui explore les connotations symboliques du matériau et sa relation complexe avec les hommes au cours de son histoire. En dialogue avec d’autres matières naturelles – peaux de poissons, liège, bois, et autres éponges de mer, coquillages ou vessies animales – leur exploration a donné naissance à des pièces entièrement réalisées à la main, aussi variées que des lampes suspendues par des courroies, des jarres translucides, des paravents, des tabourets et des ustensiles. Une collection toute en délicatesse dans sa poétique évidence et son ambiguïté. Car les deux créateurs donnent forme, non seulement à l’objet, mais à une troublante présence narrative qui porte le regard au-delà de l’apparence. Quelque chose en tout cas donnant sens aux gestes qui ont suscité le projet et aux interrogations qui ont précédé sa naissance.