GREGORY CREWDSON LA FASCINATION DU CRÉPUSCULE

La galerie d’Artpassions Récemment entré à la galerie Gagosian et objet d’un documentaire qui sortira à l’automne, le photographe Gregory Crewdson, dont les tirages se vendent à des prix vertigineux, connaît une période particulièrement faste. Gregory Crewdson (Brooklyn 1962), fils de psychanalyste et lui-même promis à cette profession, est bouleversé par une rétrospective consacrée à Diane Arbus, qu’il voit à l’âge de 10 ans. Après un premier cours de photographie à l’université, il décidera d’être lui-même photographe. Mais l’enfance qu’il passe à essayer d’écouter les conversations de son père et de ses patients au sous-sol de leur maison, l’oreille collée au plancher, conditionnera radicalement sa psychologie de photographe. Car ce que représentent les immenses photos de Crewdson, c’est tout le rêve américain brisé, toutes ces vies passées à attendre un idéal qui n’arrive jamais: on y voit, immobiles dans des rues de banlieues désertes ou des intérieurs défraîchis, des personnages perdus, seuls face au désastre de leur vie. Ce sont des femmes hagardes en nuisette ou complètement nues, interdites, sous un halo de lumière ou devant un miroir qui leur renvoie plusieurs reflets d’elles-mêmes, perdues dans le labyrinthe mental de leur existence ratée. Ou bien enceintes, au seuil d’une vie nouvelle et pourtant atterrées devant l’avenir. C’est cette jeune mère que l’on aperçoit par une fenêtre; dehors, d’hostiles paquets de neige sale sont repoussés contre le bâtiment. Assise au bord du lit, elle regarde par-dessus l’épaule son bébé, couché nu à l’autre bout de la couverture. La distance qui les...

La galerie d’Artpassions

Récemment entré à la galerie Gagosian et objet d’un documentaire qui sortira à l’automne, le photographe Gregory Crewdson, dont les tirages se vendent à des prix vertigineux, connaît une période particulièrement faste.

Gregory Crewdson (Brooklyn 1962), fils de psychanalyste et lui-même promis à cette profession, est bouleversé par une rétrospective consacrée à Diane Arbus, qu’il voit à l’âge de 10 ans. Après un premier cours de photographie à l’université, il décidera d’être lui-même photographe. Mais l’enfance qu’il passe à essayer d’écouter les conversations de son père et de ses patients au sous-sol de leur maison, l’oreille collée au plancher, conditionnera radicalement sa psychologie de photographe. Car ce que représentent les immenses photos de Crewdson, c’est tout le rêve américain brisé, toutes ces vies passées à attendre un idéal qui n’arrive jamais: on y voit, immobiles dans des rues de banlieues désertes ou des intérieurs défraîchis, des personnages perdus, seuls face au désastre de leur vie. Ce sont des femmes hagardes en nuisette ou complètement nues, interdites, sous un halo de lumière ou devant un miroir qui leur renvoie plusieurs reflets d’elles-mêmes, perdues dans le labyrinthe mental de leur existence ratée. Ou bien enceintes, au seuil d’une vie nouvelle et pourtant atterrées devant l’avenir. C’est cette jeune mère que l’on aperçoit par une fenêtre; dehors, d’hostiles paquets de neige sale sont repoussés contre le bâtiment. Assise au bord du lit, elle regarde par-dessus l’épaule son bébé, couché nu à l’autre bout de la couverture. La distance qui les sépare semble incalculable et sa vie, gâchée. C’est aussi cet homme dans son garage, bizarrement effondré sur un tas de gazon à dérouler, abattu, sur fond de pluie torrentielle. Ou un autre homme encore qui, de son jardin, observe sa femme par la fenêtre, affalée devant la télévision et l’air absent. Sur une table basse, un flacon de pilules. Ailleurs, c’est une maison en feu et des adolescents à moitié nus qui regardent l’incendie, immobiles et éparpillés sur une voie de chemin de fer. Ou de surnaturels rayons divins (extraterrestres ?) qui surgissent des nuages et braquent leurs faisceaux sur des personnages…

Des scènes surréalistes qui renvoient au rêve, à la psychanalyse, au mal de vivre. Les barbituriques ne semblent jamais très loin, à moins que ce ne soit un amant, un révolver ou la police. On ressent l’imminence d’une catastrophe ou l’accablement faisant suite au désastre. «Je suis toujours intéressé par les tensions. En premier lieu, celle qui surgit de la collision entre le familier et l’insolite. Cette inattendue sensation de mystère est présente dans toutes mes photos.» La tragédie est parfois manifeste, comme avec cette ahurissante noyée flottant sur le dos dans son propre salon inondé, Ophélie ménagère submergée par le cataclysme de sa propre existence. Les photographies de Gregory Crewdson nous parlent de cette heure dangereuse pour les vies à la dérive, entre chien et loup, «l’heure violette» comme disait T.S. Eliot, où tout peut basculer. Une fascination pour le crépuscule, quand les néons s’allument dans la pénombre, qui a d’ailleurs donné son nom à l’une de ses fameuses séries, Twilight, qui cherchait à «explorer la relation entre le domestique et le fantastique». «J’ai toujours été fasciné par l’état poétique du crépuscule. Par sa capacité de transformation. Son pouvoir de transformer l’ordinaire en quelque chose de magique et de différent.»

Faire le portrait de l’Amérique profonde et de ses rêves brisés n’a pourtant rien de nouveau. On songe bien sûr à bien d’autres artistes dont Crewdson lui-même se réclame, depuis Edward Hopper à Jeff Wall, en passant par Alfred Hitchcock, Steven Spielberg, David Lynch, Wes Anderson ou Stephen King. Mais ce qui frappe dans ces grands instantanés de plus de deux mètres de large, c’est leur composition extraordinairement travaillée et l’agencement méticuleux des couleurs, des ombres et des zones illuminées, comme pour de véritables tableaux. On doute parfois même qu’il s’agisse de photographies et c’est cette esthétique impossible, plus réelle que le réel, qui nous trouble immanquablement. Ce qui saisit ensuite c’est le foisonnement hypnotique des détails, agencés entre obscurité et flaques de lumière. Reflet énigmatique d’une autre personne, objets abandonnés dans le jardin, vêtements éparpillés sur un lit, ou porte entrouverte sur une autre pièce et qui, comme chez Velázquez ou Vermeer, renvoie à d’autres mystères domestiques. «Les détails, dans mon travail sont effectivement l’impulsion du contenu narratif. Ce sont ces détails, une valise, un livre, un lit, qui sont réellement importants. Chaque artiste crée son propre vocabulaire, un microcosme où les motifs apparaissent et disparaissent, révélant leurs obsessions et leurs luttes internes.»

Les images de Gregory Crewdson sont souvent comparées à des instantanés de film, mais elles sont bien plus que cela: leurs détails nous propulsent au milieu d’une histoire dont il nous incomberait d’inventer le début et la suite. C’est toute une palette d’interprétations qu’ils nous proposent sur l’avant et sur l’après. Cet homme hors de sa voiture, porte ouverte, immobile au milieu de la route avec son attaché-case à ses pieds et sous une pluie battante, a-t-il tout perdu au jeu ? Doit-il se résoudre à quelque confession honteuse ? Est-il sur le point de se faire sauter la cervelle ? Ou de faire sauter celle de l’amant de sa femme ?

Notre fascination reste néanmoins bien filmique, et pour cause, car ces photos doivent leur magnétisme à une incroyable logistique cinématographique. C’est à une armada, parfois de 50 éclairagistes, décorateurs, costumiers, maquilleurs, acteurs plus ou moins connus, spécialistes pour faire de la pluie, de la glace ou de la fumée, charpentiers, directeurs artistiques et photographes (il laisse souvent à d’autres le soin de déclencher l’appareil) que Crewdson fait appel, durant plusieurs jours, pour leur réalisation, sans compter les mois de post-production. Il opère souvent dans de petites villes de la Nouvelle-Angleterre comme Pittsfield, où ses parents avaient un cabanon en forêt. Pour chaque photo, une soixantaine de clichés analogiques sont pris: cinq ou six de ces tirages seront ensuite scannés pour composer l’image finale.

Après les fameuses séries Hover, Twilight, Dream House ou Beneath the Roses, Crewdson a récemment exploré une nouvelle voie: Sanctuary propose de saisissantes visions, en noir et blanc, des décors vides de Cinecittà. D’aucuns ont voulu voir dans ces images, sans couleur ni personnages et sans l’atmosphère urbaine américaine, un tournant radical dans sa production artistique. Pourtant, on y trouve la même obsession cinématographique et psychanalytique: bien qu’ils soient vides, on décèle vite dans ces décors l’empreinte angoissante de ceux qui les ont désertés. Leur absence provoque l’effet de tension d’après la catastrophe qui – ici par suggestion (sols détrempés, effets de brume) – correspond bien aux mécanismes artistiques de Crewdson. La désolation surréaliste de ces places néoclassiques, comme chez Chirico, et la fausseté qui surgit du vide derrière un décor, nous renvoient aux mêmes rêves perdus. Le nom de la série cristallise d’ailleurs ces milliers de vies interrompues par quelque catastrophe. Il le dit lui-même: «Je suppose que mon idée principale c’est qu’on ne peut jamais vraiment s’évader de soi-même. Chaque artiste a une histoire à raconter. La forme de l’histoire change, mais les obsessions centrales sont toujours là.»

Gregory Crewdson a le vent en poupe. Déjà fort présent dans les collections américaines, franchira-t-il donc bientôt, au-delà des expositions, les portes des grands musées européens ?

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