Rien ne disposait Franco Cologni à l’univers du luxe, de la joaillerie et de la haute horlogerie. Dès sa jeunesse, passionné de littérature, de théâtre, de critique et de journalisme, il est le président du Comité Culturel de la Fondation de la Haute Horlogerie de Genève; créateur – par amour du savoir-faire – de la Fondation Cologni des Métiers d’Art et de la Creative Academy à Milan, administrateur du Groupe Richemont. Rencontre.
Pourquoi avoir achevé vos études de lettres et de théâtre par un travail sur l’œuvre d’Ugo Betti ?
Franco Cologni: Il était le meilleur auteur de théâtre après Pirandello. Il était le Pirandello contemporain. Ancien magistrat, il avait notamment écrit Corruptions au Palais de Justice, pièce terriblement actuelle. À l’époque, il n’avait pas grand succès en Italie mais faisait un triomphe en dehors de nos frontières. Il plaçait son expérience des tribunaux sur la scène. Dans son théâtre, la parole est souveraine – ce qui m’importait. Il y avait aussi un climat politique qui mettait en avant des hommes de gauche comme Giorgio Strehler et Paolo Grassi. La série de livres sur le théâtre que publiait Capelli di Bologna était «de gauche». Pour moi, il y avait quelque chose à dire qui se démarquait de ce contexte-là. Et puis je me suis tourné vers l’expérience théâtrale de Jacques Copeau au Vieux-Colombier à Paris. Très marqué par l’enseignement de Stanislavski, il tenait à ce que le personnage incarne la vérité dramaturgique dont l’expression était ce qui importait avant tout. Le Vieux-Colombier était l’expression du théâtre, de l’incarnation de la personne dans le personnage. Donc: Ugo Betti, la parole; Jacques Copeau, la vie sur le théâtre. Et au milieu, le public – ce qui est le plus fondamental – l’instrument qui agit de façon active, émotionnelle, intellectuelle.
Vous devenez alors critique dans la presse…
J’enseignais d’abord l’histoire du théâtre et du spectacle à l’Université et j’eus vite un double emploi comme journaliste dans les pages spectacle, puis comme responsable de la page culturelle, la «terza pagina», dans un quotidien. Ce qui, à cette époque, était assez prenant, les typographes attendant la nuit qu’on ait terminé le papier… J’ai toujours gardé un lien avec la presse. En 1964 je suis entré par hasard dans une grande société italienne comme secrétaire général, chargé de préparer les lettres pour le président, quelques discours… À l’époque, ce poste de directeur de communication s’intitulait «Propaganda e stampa» – ce qui en dit long sur l’esprit de l’époque. Dans cette entreprise, il y avait un petit département de fabrication de briquets. Ce qui fut une bonne introduction pour rencontrer M. Hocq, alors entrepreneur, qui avait obtenu de Cartier la licence de fabrication et de distribution pour son briquet (il deviendra par la suite le président de Cartier Paris). Et voilà comment s’est passée ma rencontre avec Cartier: puis je suis devenu l’importateur-distributeur des briquets Cartier pour l’Italie.
Quelle était la motivation de Cartier en général et de vous en particulier pour le briquet ?
Nous avons obtenu un immense succès. Il faut se rappeler qu’à cette époque, une personne s’exprimait volontiers à travers un accessoire du genre d’un paquet de cigarettes. Avec un briquet Cartier posé sur la table, on avait fait cinquante pour cent du boulot. Le reste ne serait que gentillesse, prévenance et humour. Je parle de la drague, naturellement. Plus sérieusement, savez-vous qu’un briquet Cartier demande cinquante-quatre brevets pour être fabriqué… Je fis alors un premier constat: en s’occupant de l’objet, on touche à l’imaginaire. C’est alors qu’Alain-Dominique Perrin est nommé président-directeur général des «Must» de Cartier, un concept révolutionnaire dans le monde du luxe. Ce fut, en 1973, le début de nos aventures à la Don Quichotte et Sancho Pança, et pour quarante ans. Par la suite, avec Alain Dominique Perrin à la présidence de Cartier, la marque s’est unifiée pour rassembler les forces de Paris, Londres et New York. Ce qui ne fut pas une mince affaire ! Il nous fallait construire une image forte, non seulement avec des pièces rares et chères pour l’élite, mais aussi (et surtout !) proposer des produits de luxe et des produits de beauté, donc des produits du quotidien… Il s’agissait de placer la beauté dans le quotidien. D’où le «Must» qui fut un succès considérable.
Quel en était le concept ?
Rendre luxueux tous les objets fonctionnels: après les briquets, les stylos, la petite maroquinerie, les sacs de jour et de soir, parfums, foulards, agendas, portefeuilles, lunettes… Bien sûr, dans l’esprit des dirigeants, il s’agissait d’une diversification stratégique. Pour nous, il s’agissait de créer le luxe démocratique, qui n’est pas tout à fait un luxe moyen ou de bas de gamme, mais un luxe ouvert à un monde en évolution, plus jeune et moins élitiste. Comprenez-moi bien: les Must n’étaient pas seulement un concept marketing spécifique, mais une vision hautement stratégique, comme l’a prouvé l’évolution qui nous a menés à l’existence du luxe mondialisé, tout sauf banal. La différence est importante car elle impliquait une aspiration du client, voire du public en général, vers un bien être associé au goût et au style. Et après tout, n’est-ce pas la valeur première de la démocratie, quand on envisage l’étymologie du mot qui associe le peuple et le pouvoir et fait des citoyens une communauté ? Les happy fews forment un relais pour y parvenir. Pour autant qu’on leur propose l’exigence de la beauté et du savoir-faire.
C’est à ce moment-là qu’Alain-Dominique Perrin lance la Fondation Cartier, dans les années quatre-vingt ?
Nous partons du constat (ou de l’acte de foi) que l’art contemporain est une exclamation du monde, qu’il dit l’esprit du temps. Or, Cartier se présente à ce moment-là comme le porte-parole de l’esprit du temps, de l’esprit du beau et devient un classique. La Fondation Cartier pour l’Art Contemporain visait à rendre hommage à la création vivante, à l’encourager et à la défendre sous la bannière de Cartier. Alain-Dominique Perrin a toujours été collectionneur et, comme tel, il avait de grandes complicités notamment avec César qu’il connaissait depuis longtemps.
Pourquoi avoir créé Cartier Art Magazine ? Qu’est-ce qui vous motivait alors ?
Nous voulions un magazine pour les clients non seulement intéressés à la beauté de Cartier, mais à la beauté du monde en général. Les clients, bien sûr, sont toujours demandeurs des expressions de la culture et de la beauté. Mais nous voulions aussi offrir le monde de Cartier, ses atmosphères, son histoire et ses produits qui faisaient la fierté du groupe. Enfin, nous cherchions à exprimer un nouveau regard sur le monde.
La Maison Cartier a connu de grands changements avec l’arrivée du Groupe Richemont. Chance ou menace ?
La Maison Cartier n’a rien changé à ses valeurs fondamentales, liées à ses racines et à ses réalisations. S’il y a eu un changement, c’est que la Maison est entrée dans une «citadelle» dont Richemont était le maire respectueux de l’identité de Cartier et des autres Maisons. Aucune menace donc, mais la chance d’aller conquérir le monde (surtout dans les pays émergents) en utilisant le support d’un groupe.
Vous passez du briquet à l’horlogerie; ce n’est pas le même métier. Est-ce l’univers du luxe qui vous retenait ?
L’horlogerie, je le dis souvent, c’est une culture incarnée, qui a le pouvoir de faire rêver. Elle est aussi un réservoir de savoir-faire unique en son genre, alchimie surprenante réalisée avec la main, la tête et le cœur. Je ne suis pas un technicien mais un jaloux du savoir-faire. Fabriquer une montre, c’est une technique qui consiste à faire entrer un mouvement dans une forme. Comprenez bien qu’il ne s’agit pas d’une activité industrielle mais manufacturière. Et là, la loi n’est pas dictée par un marché: seules la curiosité et l’intuition motivent le créateur en horlogerie. Or, quels sont les moteurs de l’intuition ? L’expérience, la connaissance et la culture. Deux personnes travaillent sur une montre: le maître d’art horloger et le maître designer. Le premier cherche à réaliser une montre qui indiquera le temps le plus précisément possible grâce à de multiples inventions. Le second s’attachera à l’esthétique, à la beauté. La créativité est son seul moteur. Pour nous, il faut que l’addition de l’inventivité et de la créativité produise un objet d’art digne de rester dans l’histoire.
N’est-ce pas d’abord l’argent qui domine le monde, même le monde de Cartier ?
Bien sûr que l’argent a dominé le monde de tout temps ! Mais il doit dominer le monde dans le bien-être et la beauté. La grande crise que nous traversons est le triomphe de la médiocrité; le royaume des traders obsédés par un argent qui devient critère de jugement. Si l’argent est ce juge-là, vous serez toujours malheureux car vous en manquerez toujours. Nous souffrons d’un manque d’éducation, de connaissances et d’expérience que l’on n’acquiert jamais que dans le travail. Or, rentrer dans le monde du travail devient de plus en plus difficile, surtout pour les jeunes. Nous subissons une crise générationnelle dont nous sommes responsables. Les quadras et les quinquagénaires n’ont pas le temps de transmettre leur héritage. Je crains aussi un certain égoïsme, qui impose un plafond de verre à la jeunesse…
Avez-vous participé aux Journées Européennes des métiers d’art avec votre Fondation milanaise pour cette raison, transmettre ?
La promotion des métiers d’art est d’abord un concept typiquement français qui avait été créé par Valéry Giscard d’Estaing lorsqu’il présidait aux destinées de la France, avec la Société d’Encouragement des Métiers d’Art (SEMA) qui est devenue l’Institut National des Métiers d’Art. La France a une tradition des métiers d’art qui vient sans doute du XVIIe siècle. Elle encourage ces métiers dans des univers différents. En Italie, il n’y avait aucun organisme pour soutenir ces métiers. J’ai donc créé la Fondation Cologni des Métiers d’Art en 1995, conscient qu’il fallait développer non seulement cet héritage de savoir-faire précieusement élaboré au fil des générations, mais aussi le conserver vivant et en ouvrir les portes aux jeunes.
Vous favorisez aussi cet héritage au-delà des frontières de l’Europe. Pourquoi ?
Les métiers d’art sont présents dans tous les pays. En Russie ou en Chine, on trouve une tradition du savoir-faire exemplaire. Et ne parlons pas du Japon où l’on trouve, parmi les «Trésors Vivants», des laqueurs magnifiques. Il est clair que le partage des techniques et des savoir-faire trouve une dimension mondiale aujourd’hui. À nous de repérer les vrais métiers d’art.
Les Journées Européennes des métiers d’art ont été un succès cette année encore…
Je vous arrête, elles sont un succès, mais nous sommes loin du but. Pour cette édition, nous avons voulu associer pour la première fois la ville de Milan et la région de Lombardie au réseau international de cette manifestation. Nous avons donc pensé à deux types d’opération. D’un côté nous avons travaillé avec la Fédération Nationale des Chevaliers du Travail, véritable aristocratie industrielle italienne, pour organiser un meeting avec des représentants des institutions de Lombardie, de l’industrie, de la recherche. Nous avons abordé le thème du passage de l’atelier à l’entreprise, comme paradigme de la croissance fonctionnelle d’un système de production basé sur l’excellence du métier. De l’autre côté nous avons organisé une belle exposition dans un musée de Milan, le Musée du Palazzo Morando, une demeure noble dans le cœur de la ville. Nous avons sélectionné plus de quarante maîtres d’art, et nous avons créé une galerie de trésors en exposant leurs magnifiques objets. En plus, quatre ateliers «live» ont été organisés au sein de l’exposition, qui était enrichie aussi par la présence du maître japonais de maki-e (art de la laque) invité par la manufacture Vacheron Constantin, sponsor des journées. Il y a tant de savoir-faire à transmettre. Notre patrimoine est là, un patrimoine humain, élaboré par des siècles de recherche et d’amour de la finition, de la créativité, de l’ingéniosité. L’expérience s’acquiert au cours de nombreuses et longues années. Paradoxalement, la tradition est un courant d’avenir. Les métiers d’art ressurgissent çà et là, ils sont mis en avant, ils sortent de l’ombre, passent les frontières. C’est essentiel. On ne regarde plus ces hommes et ces femmes comme des dinosaures mais comme des artisans porteurs de savoir-faire d’exception; qu’ils soient maîtres horlogers, orfèvres, maroquiniers, que sais-je encore…
Un patrimoine vivant, donc. Pourrait-il intéresser un collectionneur d’art ?
Naturellement.
Êtes-vous collectionneur vous-même ?
Mes collections ont une valeur plus affective qu’artistique: c’est plutôt l’esprit du «cabinet de curiosités» qui m’a toujours poussé à acheter des objets. N’ayant pas d’héritier direct, j’ai décidé de vendre tout cela pour financer ma Fondation qui contribuera à la formation de maîtres d’art. Pour former un jeune aujourd’hui, il faut trouver sept mille euros par an: avec cet argent, on arrive à lui offrir six mois de travail auprès d’un atelier qui puisse le former avec toute l’attention requise.
Vous avez écrit deux ouvrages sur le théâtre puis des milliers d’articles, vous avez signé aussi des livres sur l’horlogerie, la joaillerie, le luxe; n’avez-vous jamais voulu écrire des mémoires ou des romans ?
Ceux qui écrivent leurs mémoires doivent être de grands sages, des philosophes, et moi, je n’ai pas cette ambition. Au cours des années j’ai laissé des articles, des notations, des commentaires: si quelqu’un les a trouvés utiles, tant mieux. Mais je ne suis pas l’Hadrien de Marguerite Yourcenar: je n’ai pas de mémoires historiques à laisser. Et en ce qui concerne les romans, j’ai toujours cru que les vrais romanciers doivent vivre une vie un peu en dehors du temps et de l’espace: et malheureusement, j’ai toujours eu trop de travail pour m’isoler. C’est l’un des rares luxes que je ne me suis jamais autorisé !
EN QUELQUES MOTS
Qu’est-ce qui vous émeut… …dans un objet ? Le pouvoir d’exciter ma curiosité. …dans une peinture ? L’émotion, le savoir-faire, les femmes aussi. La femme est un élément fondamental dans l’ordre de la beauté. …dans une sculpture ? Le toucher. …dans une photographie ? La mémoire qu’elle garde. La photo rend l’instant éternel. D.R. …dans une architecture ? Le sens de l’ordre et de la raison qui en sont le fondement. …dans un livre ? D’abord le style et ensuite l’histoire. …dans une musique ? La mélodie. Si je suis capable de siffler cette musique, je sais qu’elle est en moi. Je suis STONATO, je ne joue ni ne chante, mais la mélodie vit en moi. Si vous deviez choisir une œuvre… …dans la peinture ? Botticelli, la Naissance de Vénus plus que le Printemps. …dans la sculpture ? Canova. …dans la musique ? Verdi, la Traviata, bien sûr ! …dans l’architecture ? La Basilique Sant’Ambrogio à Milan. …dans la littérature ? Dante, la Divine Comédie.
PARCOURS
1934 | 27 novembre – Naissance
1957 | Obtient un doctorat en philosophie et lettres (Milan), spécialisé dans le théâtre.
1960 | Publie le premier ouvrage sur Ugo Betti.
1962 | Publie un livre sur Jacques Copeau et son théâtre, une première en Italie.
1969 | Le premier amour: il fait rentrer en Italie les briquets Cartier.
1973 | Crée la filiale des «Must» de Cartier en Italie, entre au Comité International de Cartier.
1980 | Directeur général de Cartier International.
1986 | Vice-président puis président de Cartier international.
1995 | Crée la Fondation des Métiers d’Art à Milan.
2000 | Fait partie de l’exécutif du Groupe Richemont, comme Senior Executive Director, responsable de la joaillerie et de l’horlogerie.
2003 | Fonde la Creative Academy à Milan.
2005 | Président de la Fondation de la Haute Horlogerie de Genève.
2010 | Administrateur du Groupe Richemont et Président du Comité Culturel de la Fondation de la Haute Horlogerie, après en avoir été le fondateur et le président.
TITRES ET HONNEURS
1990 | Chevalier de l’Ordre national du mérite.
1999 | Chevalier de l’Ordre des arts et des lettres.
2002 | Nommé Cavaliere del lavoro par le Président de la République italienne Carlo Azeglio Ciampi. 2006 | Officier de la Légion d’honneur.