À Lausanne, la Fondation de l’Hermitage accueille cet été Asger Jorn, l’artiste danois fondateur – entre autres – du mouvement CoBrA. Il a passé une bonne partie de sa vie à voyager, nouant des contacts à travers toute l’Europe artistique et intellectuelle de son temps. Ce qui pourrait passer a priori pour un mauvais titre – Asger Jorn – Un artiste libre – se révèle finalement la meilleure définition de l’homme et de l’artiste que fut Jorn.
Le poète Christian Dotremont disait que la peinture de Jorn allait «de liberté en liberté sans que l’on puisse jamais la prendre en flagrant délit de style ni de chaos», qualifiés de «deux pôles de la peinture bourgeoise».
La liberté, ou plus exactement le refus de la contrainte semble avoir été une instinctive pierre de touche pour Jorn, à toutes les époques de sa vie. Souvent engagé, le Danois a toujours su conserver ses marges de manœuvre pour produire un art qui, pour lui, devait avant tout être joie de vivre. Volontiers collaboratif, Asger Jorn a tout au long de sa vie privilégié l’expérimentation, la nouveauté et la spontanéité. La diversité des supports sur lesquels il s’est exprimé en atteste, de la peinture et du dessin à la sculpture, en passant par la tapisserie, l’édition, les collages décollages ou la réinterprétation de tableaux anciens.
Jorn séjourne à plusieurs reprises à Paris avant guerre, travaillant notamment sous la direction de Léger et Ozenfant; la guerre le voit retourner au Danemark, où il s’engage dans la Résistance tout en continuant un travail de maturation artistique qui conjugue les influences de Klee, Miró et Kandinsky. Jorn développe également un intérêt prononcé pour l’art populaire et les mythes scandinaves, qui ne se démentira jamais et émergera très souvent dans ses travaux ultérieurs.
De retour à Paris en 1947, il fonde avec d’autres artistes et poètes le groupe CoBrA, ainsi nommé parce qu’il réunit primitivement des gens issus des trois villes de Copenhague, Bruxelles et Amsterdam. Plusieurs idées sur l’art motivent les créateurs de ce groupe, éphémère mais doté d’une belle postérité, dont un refus de la querelle abstraction-figuration, centrale à l’époque. Les membres de CoBrA la résolvent par la promotion du geste spontané, plus propre selon eux à révéler les strates enfouies de la vérité humaine universelle que l’automatisme des surréalistes. Cette quête de figures archétypales, où l’on perçoit l’influence des travaux de Jung, explique également l’intérêt manifesté par ces artistes pour les dessins d’enfants et de simples d’esprit, et ce goût pour l’expérimentation élevé au rang, sinon d’une méthodologie, au moins d’un principe.
CoBrA reste ainsi, parmi les avant-gardes du XXe siècle, l’une des plus portées à mélanger les genres et les spécialités, les peintres se frottant à l’écriture et les poètes au dessin, au gré de nombreuses collaborations. La tuberculose, qui frappe Asger Jorn et Christian Dotremont, précipite néanmoins la dissolution du groupe dès 1951.
Bien qu’issu du surréalisme révolutionnaire, une branche dissidente du surréalisme proche du communisme, CoBrA s’en était dissocié dès l’apparition du Réalisme Socialiste. Étroitement subordonné à des objectifs politiques, ce style extrêmement figé et hiératique ne pouvait apparaître à ces artistes que comme parfaitement opposé à leurs aspirations et à leurs idéaux, politiques comme artistiques. Jorn continuera pourtant à se déclarer communiste toute sa vie, au point de se voir refuser un jour l’entrée aux États-Unis pour n’avoir pas voulu répondre de la manière adéquate à la traditionnelle question de l’administration américaine sur le sujet.
Lorsque Asger Jorn fonde, en 1954, le «Mouvement Pour un Bauhaus Imaginiste», c’est encore en réaction contre ce qu’il perçoit comme un nouveau formalisme, en l’occurrence le fonctionnalisme du «New Bauhaus» de l’architecte suisse Max Bill. Dès 1953, l’artiste annonce à son ami le peintre et écrivain italien Enrico Baj son refus d’une instruction strictement technique, a fortiori dans une institution ayant dispensé l’enseignement de Klee et Kandinsky, et son intention, au nom des artistes expérimentaux de créer ce «contre-Bauhaus» au titre sonnant comme une provocation ironique.
C’est néanmoins dans l’Internationale Situationniste – issue en 1957 de la fusion du Bauhaus Imaginiste avec l’Internationale Lettriste et le Comité psychogéographique de Londres – qu’Asger Jorn allait trouver et subir sa plus forte influence, à travers le «personnage unique, profondément inquiétant, et encourageant», selon les mots du peintre, qu’était Guy Debord.
Le situationnisme, que l’on peut envisager dans une certaine mesure comme un marxisme appliqué non à une société de production, mais de consommation, visait donc à libérer totalement l’individu en lui donnant les moyens de s’extraire des conditions historiques – de se créer des situations – par l’emploi d’une pensée sans cesse en progrès, en constante révolution.
Bien qu’une telle programmatique inclue implicitement le dépassement de l’art, on mesure ce qui pouvait en elle séduire Asger Jorn, l’éternel expérimentateur, et pourquoi le Danois inventeur de la «triolectique» – notion à opposer terme à terme à celle de dialectique et qui donna notamment naissance à une étrange variante du jeu de football – conserva une indéfectible et amicale estime à Debord, bien après que le succès spectaculaire de sa peinture à l’aube des années soixante l’eut éloigné du groupe situationniste.
La puissance actuelle de l’économie culturelle et de divertissement, ainsi que le poids écrasant des médias dans la formation des images qui nous façonnent et des paradigmes qui nous enferment prouvent tout à la fois l’acuité presque visionnaire du situationnisme et son échec total. Reste cette douloureuse question en suspens, que l’exposition de l’Hermitage peut inciter à se poser: La triolectique peut-elle exister ? Ou, autrement formulé: l’homme est-il fait pour la liberté ?