Cet artiste saisit ce qui va disparaître ou, peut-être, apparaître. Alors que le plus souvent la photographie semble se définir par le constat objectif, Ferit Kuyas déclenche en nous un sentiment d’incertitude qui nous interroge sur notre perception du monde.
De sa formation d’architecte, Ferit Kuyas a gardé le goût de la composition et le sens du point de vue. Depuis ses études de droit, il attache un grand soin à la préparation de ses projets: recherche, documentation, argumentation. Mais vous ne trouverez aucun parti pris dans ses images, ni plaidoyer contraignant.
Au début des années 90, il s’attache à découvrir le mystère des vestiges et des paysages industriels. La maîtrise du noir et blanc sublime le rendu des matières, des lumières et des volumes de béton. Est-ce en ces dédales interdits au public qu’il préleva la poussière blanche qui estompe ses photographies de Chine ? En extérieur, la nature devient l’écrin d’usines désaffectées. Pas âme qui vive !
Les photographies de la période 1995-2003, Archétypes, qui composent ses Carnets de voyage (Travel Diary), retracent ses pérégrinations, de Los Angeles à Nice, de La Vallée de la Mort à l’Espagne. Chaque image devient thème de recherche picturale menant, parfois, aux limites de l’abstraction. Nous sommes au temps de l’instantané et de la cueillette qu’il opère avec son appareil de moyen format. Pas de préméditation, le carré s’impose. Par son regard personnel, il rend hommage aux maîtres classiques qui lui ont ouvert la voie.
Mais il faut nous attarder sur ses travaux plus récents. Après de nombreux voyages en Chine et particulièrement à Shanghaï où il réalise des ouvrages de commande, il découvre la Cité de l’Ambition, Chongqing. Cette mégapole, qui n’a obtenu le statut municipal et l’autorisation de développement qu’en 1997, décide de se lancer dans une démonstration architecturale prodigieuse. Les constructions vont surgir en tous sens; le spectacle est impressionnant. Nous assistons à l’apparition d’une nouvelle Chine et à la disparition d’un ancien monde. Ferit Kuyas, avec sa chambre photographique de grand format, entreprend alors de fixer ce vaste chantier.
Dans la cité du brouillard, le photographe prélève la brume pour recouvrir d’un voile pudique ses émotions, ses motifs d’inquiétude, d’admiration et de frayeur parfois. Ainsi, il estompe le choc mais sans esthétisme aucun; juste l’élégance d’un propos retenu et le refus de juger. L’image va-t-elle se révéler plus contrastée ? Tout comme son sujet, elle semble être en cours de développement, de révélation dans le bain chimique de la cuve du laboratoire. À moins qu’elle ne disparaisse avant de ressurgir comme c’est le cas lors du virage d’une épreuve en sépia.
Les ponts et les viaducs se lancent à la conquête d’une ville que l’on garde à distance: mirage ! Un chantier prend en otage une vallée sauvage: fracture du paysage ! Sur le rivage d’un terrain vague, quelques voitures de luxe attendent que leur propriétaire sorte des restaurants flottants aux lumières de casino. Au fond, les buildings veulent tenir leur promesse d’une vie nouvelle dans le rose du ciel. Mais la modernité fragile peut tomber dans l’abîme et la nature lutte encore, par les herbes folles qui envahissent des fondations inachevées.
Ces images argentiques attestent d’un équilibre incertain, rien n’est éternel. L’auteur veut juste donner au spectateur à voir et à ressentir par lui-même. Les images n’ont pas de visée documentaire; l’artiste s’en défend. Il souhaite simplement se confronter au monde, exprimer sa sensibilité et partager cette révélation.
Présentées en Europe, en Amérique et en Asie, les photographies de Ferit Kuyas ont été acquises par des collections privées et publiques aux États Unis, en Angleterre, en Belgique, en Suisse, en Allemagne et en Turquie. Cet artiste a reçu de nombreuses récompenses dont le Prix Kodak et celui des Maîtres du Hasselblad.