Le Kunsthaus de Zurich dévoile une partie de la Collection Nahmad, fratrie de marchands-collectionneurs à la fois discrète et très présente sur le marché. Miró, Monet, Matisse, Magritte…, un éblouissant florilège de chefs-d’œuvre.
Leur nom est aussi inconnu du grand public qu’il est familier aux acteurs du marché de l’art international. La famille Nahmad a constitué un patrimoine si impressionnant que pratiquement tout marchand qui veut vendre une œuvre impressionniste ou moderne croise forcément un jour son chemin. Pareil pour les musées. C’est ce qui est arrivé au Kunsthaus de Zurich, notamment quand il a mis sur pied la reconstitution partielle de la première rétrospective Picasso présentée en ses murs en 1932. Les Nahmad qui, avec quelques 300 Picasso de toutes les époques dans leurs dépôts, en possèdent la plus grande collection privée au monde après la famille du grand Pablo, lui ont consenti des prêts importants. C’est ainsi qu’est née l’idée d’élargir le champ et de présenter «The Nahmad Collection».
Une collection ? Jusqu’ici les Nahmad ne parlaient jamais des œuvres qu’ils possèdent en termes de collection. Celles-ci se trouvent d’ailleurs soigneusement consignées à l’ombre des dépôts des Ports Francs de Genève. On parle de 4 à 5000 œuvres acquises par les marchands d’art en une vingtaine d’années. Des marchands ? En 1998, dans le Journal des Arts, Helly Nahmad réfutait vigoureusement le terme: «Ma famille n’est pas une famille de marchands. Quand on traite avec des œuvres de ce calibre, ce n’est pas le terme approprié. Notre activité relève de l’investissement à long terme – sur plusieurs décennies parfois – et associe les métiers d’investisseur, de marchand et de collectionneur.» Aujourd’hui les mauvaises langues prétendent que la famille a accepté l’exposition de Zurich dans le seul but de faire monter le prix des œuvres qu’elle prête. Christoph Becker, directeur du Kunsthaus, balaie l’insinuation: «Je ne vois pas comment nous pourrions encore accroître la valeur de tels tableaux». Reste que les Nahmad ont le sens du business inscrit dans leur ADN. Helly Nahmad résume assez bien leur philosophie quand il explique: «Nous avons 100 Fontana en Suisse. Donc si nous payons un très gros prix pour un Fontana dans une vente aux enchères, en théorie, cela donne encore plus de valeur aux 100 autres.» CQFD ! Le poids considérable de l’argent dans toute cette affaire ? «C’est leur métier d’en gagner», rappelait Christoph Becker à la Tribune de Genève le 13 octobre dernier. «Ils comptent sur des plus-values. Mais il s’agit aussi d’amateurs réels et de vrais connaisseurs de peinture. Comment acheter juste si l’on n’y connaît rien ?»
Ce qui est sûr, c’est que le Kunsthaus de Zurich accueille jusqu’à mi-janvier un éblouissant florilège de chefs-d’œuvre. Et le terme de chefs-d’œuvre ici n’est pas un vain mot: ces 125 tableaux brossent une somptueuse (et sélective) leçon d’histoire de l’art entre l’impressionnisme tardif (Monet, Renoir, Degas) et le surréalisme (Miró, Magritte, Max Ernst), en passant par le cubisme (Picasso, Braque, Gris, Léger) et l’abstraction (Kandinsky, Malevitch, Mondrian).
Mais avant d’aller tutoyer en cimaises Joan, Claude, Henri, Pablo et les autres, qui sont vraiment les Nahmad ?
Leur histoire commence à Alep en Syrie chez un prospère banquier d’ascendance juive qui aura quatre fils. Les tensions politiques de l’après-guerre l’incitent, à la fin des années 1940, à installer sa famille à Beyrouth qui est alors une ville dynamique et très cosmopolite. Mais à la fin des années 1950, le Liban devient à son tour dangereux. La famille se déplace donc à Milan où la scène culturelle est riche et active. C’est alors qu’un drame la frappe de plein fouet: Albert, l’aîné des fils, meurt tragiquement dans un accident d’avion. Restent Joseph, David et Ezra.
C’est avec Joe (Joseph) que commence vraiment la saga Nahmad. Il investit dans l’immobilier et dans l’import-export. Amateur de belles voitures, de résidences luxueuses et de stars, il est aussi passionné d’art. Il se met à acheter des œuvres à des artistes qu’il connaît: Lucio Fontana, Wilfredo Lam, Giorgio de Chirico… À leur tour, ses jeunes frères ne tardent pas à montrer qu’ils ont eux aussi un sens inné des affaires. Ezra ouvre une galerie d’art à Milan, bientôt rejoint par David et Joe. Pendant une vingtaine d’années les frères Nahmad vont, comme marchands et collectionneurs, s’adonner avec un talent redoutable au jeu des ventes aux enchères dans lequel ils sont passés maîtres. Sur le marché de l’art, les milliardaires sont à la fois admirés et craints. Christie’s New York assure qu’ils ont vendu plus d’œuvres d’art que n’importe qui au monde. «Monet et Picasso sont comme Microsoft et Coca-Cola, résume David Nahmad en guise de philosophie. On sait que le retour est moins grand que sur la peinture contemporaine, mais c’est plus sûr.»
Aujourd’hui une partie de la famille est installée à Monaco, tandis que Helly, fils d’Ezra, tient une luxueuse galerie à Londres et que son (homonyme) cousin Helly, fils de David, dirige une non moins prestigieuse galerie à New York.
Ce fonds inestimable d’œuvres impressionnistes et modernes, a commencé par se demander Christoph Becker, représente-t-il vraiment une collection, c’est-à-dire une construction portée par une vraie vision, composée de choix personnalisés et conçue comme un ensemble, avec des liens entre les œuvres ? Sa réponse est sans ambiguïté: c’est une vraie collection, avec des accents délibérés sur certains artistes, sur des groupes d’œuvres qui ont des rapports précis entre elles avec une prédilection marquée, mais non exclusive, pour l’art figuratif. Les toiles abstraites de Kandinsky, Malevitch et Mondrian y font presque figures d’exceptions. Avec la collaboration d’Helly Nahmad, fils d’Ezra, le directeur du Kunsthaus y a à son tour opéré des choix pour arriver aux 125 tableaux présentés à Zurich. Il avoue que pour donner à l’accrochage une profonde cohésion et une vraie pertinence par rapport aux collections et aux expositions du Kunsthaus, il a délibérément laissé de côté de vrais chefs-d’œuvre signés par exemple Giacometti ou Rothko.
Donnons quelques titres en guise de mise… en pupilles: des Canotiers à Argenteuil de 1874 de Monet, un Nu de Bonnard de 1906, une Étude pour Improvisation 3 (1909) de Kandinsky, le portrait de Paul Guillaume de 1916 par Modigliani, une Composition suprématiste, (1916) de Malevitch, Le petit Pierrot aux fleurs (1923/24) de Picasso, une Nature morte presque abstraite (1927) de Léger, un Loplop (1932) de Max Ernst, un Portrait au manteau bleu (1935) de Matisse ou un Oiseau de nuit (1967) de Miró. Excusez du peu! Dans le genre, difficile de faire beaucoup mieux !