Sur les bord de l’Hudson, l’étonnant «Dia:Beacon» nous offre une approche authentique du maître de l’art conceptuel et minimaliste, et l’une des plus grandes figures américaines de l’art contemporain depuis les années 1960.
Au nord de New York, passés les fameux «Cloisters» romans et à une heure de train en longeant les splendides rives boisées de l’Hudson, la très pittoresque ville de Beacon nous dévoile le fleuron de la remarquable «Dia Art Foundation» d’art contemporain. Créée en 1974 pour mettre en valeur les collections de Philippa de Menil (fille de la grande mécène franco-texane Dominique de Menil, née Schlumberger), et d’Heiner Friedrich, marchand d’art, elle s’ouvre d’abord au public newyorkais en 1987 dans d’anciens entrepôts du quartier de Chelsea, amorçant la reconversion du quartier en épicentre de l’art contemporain. La fondation ajoute à sa couronne, en 2003, ce joyau de province, serti dans une ancienne usine d’emballage de biscuits disposant d’un parc de 12 hectares. Elle prolonge ainsi l’idée – ce fut l’une des premières à le faire – de réutiliser des bâtiments industriels dans le but de présenter des œuvres d’art contemporain qui, principalement du fait de leurs dimensions, ne pouvaient être aussi bien exposées ailleurs. Il est vrai que l’énorme édifice actuel en briques rouges, le «Dia:Beacon», a tout pour plaire: éclairage zénithal de toit d’usine en dents de scie orienté vers le nord offrant une lumière constante mais jamais directe, immense hauteur sous plafond et peu de murs porteurs, ce qui facilite la modulation des espaces intérieurs et l’aménagement de très longues galeries pour des œuvres horizontales de très grandes dimensions. Mais surtout, des proportions hors du commun pour un espace muséal: rien de moins que 22 000 m2 d’exposition. Le mot «dia», emprunté au grec et suggérant l’idée d’intermédiaire, veut ainsi refléter le but de l’institution: permettre la réalisation de projets artistiques extraordinaires.
Parmi ceux qui retiennent sans conteste l’attention du visiteur citons les prodigieuses Drawing Series, de Sol LeWitt (1928-2007). Si les «structures» (terme qu’il préférait à celui de sculpture) de l’artiste frappent par l’utilisation récurrente du cube plein ou évidé, empilé en pyramides ou en forme de tours, ses peintures ou ses dessins fascinent quant à eux par l’usage répété des lignes parallèles, créant des effets d’optique, par l’alternance de couleurs primaires disposées en longues bandes sinueuses ou droites, ou l’accumulation de formes géométriques occupant tout l’espace d’un mur. Mais c’est peut-être la subtilité de certains dessins au crayon de bois, noir ou de couleur, appliqués sur de gigantesques surfaces, et parfois à peine perceptibles, qui retient le plus l’attention. Ordonnés selon de rigides conventions géométriques déterminées par l’artiste, ou figurant des fouillis inextricables, la réalisation en incombe souvent, comme une équipe d’apprentis sous la houlette d’un maître de la fresque, à une armada d’artistes collaborateurs. La technique répond à une notion-clé de l’art conceptuel, dont LeWitt fut l’un des grands théoriciens, selon laquelle l’important c’est l’idée et non pas la réalisation elle-même de l’œuvre («L’idée devient une machine qui fabrique l’art»). LeWitt concevait en outre le procédé de la réalisation à l’image d’une partition de musique: tout artiste peut l’exécuter et les variations dans les tracés sont ainsi légitimes du moment que chacun, immanquablement, y insuffle un tant soit peu son style. Qu’on souscrive ou non à «l’idée» (l’œuvre non réalisée par l’auteur est-elle vraiment authentique ?), voilà un débat vieux comme l’art conceptuel lui-même. Il n’en reste pas moins que l’infinie délicatesse de ces dessins est particulièrement appréciable dans la très vaste galerie aménagée pour quatorze d’entre eux au Dia:Beacon, installés sous la direction de Sol LeWitt lui-même en 2003, et veillant à ce que les proportions des espaces correspondent exactement à sa «vision». Le résultat est tout simplement magique, et les instructions de LeWitt sont presque des poèmes en eux-mêmes. L’exécution de Wall Drawing #69 (1971), enchevêtrement labyrinthique de petites lignes en tous sens, répond à la consigne suivante: «Des lignes pas longues, pas droites, qui ne se touchent pas, dessinées au hasard en utilisant quatre couleurs, dispersées uniformément avec la plus grande densité possible, couvrant toute la surface du mur.» Ou tout simplement, pour Wall Drawing #97: «Dix-mille lignes droites et dix-mille lignes pas droites». Ces petits haïkus d’art moderne, qui figurent parfois dans l’œuvre elle-même, peuvent être néanmoins bien plus complexes, comme ceux qui servent à l’exécution des fascinants Wall Drawing #1211 et #1085. L’ensemble est d’une subtilité telle que l’exposition, qui devait être temporaire, est devenue permanente.
L’attrait du Dia:Beacon ne s’arrête pas là. Le musée comporte d’autres galeries consacrées chacune – à long terme – à un seul artiste. À ne pas manquer, les installations lumineuses de Dan Flavin (la série «monuments» for V. Tatlin, 1964-81), les imposants labyrinthes de fer de Richard Serra (trois Torqued Ellipses, 1996-97) et leurs pendants souterrains, les ahurissantes formes géométriques de Michael Heizer, s’engouffrant à 6 mètres de profondeur (North, East, South, West, 1962-2002), ou les inquiétantes sculptures de Louise Bourgeois, araignée géante comprise. Mais aussi Joseph Beuys, Walter de Maria, Donald Judd, On Kawara, Agnes Martin, Bruce Nauman, ou Robert Ryman… en plus des installations temporaires d’autres artistes. «Dia» soutien aussi d’autres projets d’installations à l’air libre au Texas, au nouveau Mexique, au Nevada, ou en Arizona. Le bâtiment de Dia:Chelsea, qui offrait pour un an l’un de ses quatre niveaux à un artiste, a malheureusement été fermé il y a 7 ans pour cause de vétusté. Dia:Chelsea devrait en principe renaître de ses cendres, bien que le projet d’un nouveau bâtiment semble pour l’instant errer dans les limbes des incertitudes financières…
Si Sol LeWitt vous passionne, ne manquez pas de visiter aussi le «Mass MoCa» (Massachusetts Museum of Contemporary Art) de la petite ville de North Adams, autre extraordinaire musée surgi d’une ancienne usine. Vous pourrez littéralement vous y enivrer de Wall Paintings: pas moins de cent gigantesques dessins, recouvrant presque toutes ses années de création de 1968 à 2007, et exécutés selon des instructions laissées par LeWitt juste avant sa disparition. Cinquante-quatre artistes, dont vingt-quatre de ses disciples, mirent six mois pour réaliser cette titanesque installation, ouverte au public depuis 2008 et jusqu’en… 2033. C’est donc bien clair: aux USA, bigger is better, même dans l’art contemporain…