Frère Angélique, Frère humain

Fervent hommage à la lumière divine, l’œuvre de Fra angelico n’en est pas moins créatrice de formes à la mesure humaine. Fra Angelico: le frère angélique ! Est-il nom plus lourd à porter ? Guido di Piero n’était mort que depuis une dizaine d’années lorsqu’un de ses frères dominicains, Giovanni da Corella, le qualifia d’Angelicus pictor. La légende était née – une légende beaucoup plus lourdement dorée que les œuvres du peintre. Au XVIe siècle, Vasari, dans ses fameuses Vies, détaillera l’hagiographie: «Fra Giovanni, dit-on, n’aurait jamais touché ses pinceaux sans avoir auparavant récité une prière. S’il peignait un crucifix, c’était toujours les joues baignées de larmes.» Par bonheur ou par miracle, ces larmes ne brouillent pas la vue du peintre. Même si plus personne ne croit à de telles histoires édifiantes, Guido di Piero, devenu le dominicain Fra Giovanni, reste dans notre imaginaire collectif le peintre religieux par excellence. Tandis que Théophile Gautier, au dix-neuvième siècle, vante son «innocence immaculée», André Suarès, au vingtième, nous assure que «peindre, pour lui, c’est faire oraison». Obstinément dévot et vertueux, celui que les Italiens nommaient depuis longtemps Beato Angelico a d’ailleurs été béatifié en 1982 par le pape Jean-Paul II. Personne, à vrai dire, ne songe à nier que sa peinture soit solidaire d’une foi profonde. Mais il faut rappeler cette banalité d’importance: la foi, si profonde soit-elle, ne fait pas les grands artistes. Certes, elle informe la vision du peintre; mais elle ne donne pas forme à ses peintures. Contraire ment à ce...

Fervent hommage à la lumière divine, l’œuvre de Fra angelico n’en est pas moins créatrice de formes à la mesure humaine.

Fra Angelico: le frère angélique ! Est-il nom plus lourd à porter ? Guido di Piero n’était mort que depuis une dizaine d’années lorsqu’un de ses frères dominicains, Giovanni da Corella, le qualifia d’Angelicus pictor. La légende était née – une légende beaucoup plus lourdement dorée que les œuvres du peintre. Au XVIe siècle, Vasari, dans ses fameuses Vies, détaillera l’hagiographie: «Fra Giovanni, dit-on, n’aurait jamais touché ses pinceaux sans avoir auparavant récité une prière. S’il peignait un crucifix, c’était toujours les joues baignées de larmes.» Par bonheur ou par miracle, ces larmes ne brouillent pas la vue du peintre.

Même si plus personne ne croit à de telles histoires édifiantes, Guido di Piero, devenu le dominicain Fra Giovanni, reste dans notre imaginaire collectif le peintre religieux par excellence. Tandis que Théophile Gautier, au dix-neuvième siècle, vante son «innocence immaculée», André Suarès, au vingtième, nous assure que «peindre, pour lui, c’est faire oraison». Obstinément dévot et vertueux, celui que les Italiens nommaient depuis longtemps Beato Angelico a d’ailleurs été béatifié en 1982 par le pape Jean-Paul II.

Personne, à vrai dire, ne songe à nier que sa peinture soit solidaire d’une foi profonde. Mais il faut rappeler cette banalité d’importance: la foi, si profonde soit-elle, ne fait pas les grands artistes. Certes, elle informe la vision du peintre; mais elle ne donne pas forme à ses peintures. Contraire ment à ce que prétend Vasari, Dieu n’a pas tenu les pinceaux de Guido di Piero, même si ce moine pieux entre tous n’eut de cesse de capter la lumière divine. Y parvenir, ce fut son œuvre d’homme.

Un homme de son temps, pleinement. Héritier de l’art de la première Renaissance: Giotto bien sûr, mais aussi Masaccio, mort tout jeune, en 1428, après avoir laissé à la chapelle Brancacci de Florence le chef-d’œuvre fondateur de ce qu’on pourrait appeler le réalisme humaniste. Fra Giovanni vit aussi s’élever la coupole de Santa Maria del Fiore, œuvre de l’audacieux Brunelleschi; il fut contemporain de Giambattista Alberti et de son De pictura, qui donne à la notion de perspective une assise et une scientificité nouvelles. Toutes ces avancées de l’art, architectural et pictural, sont autant d’avancées de la conscience, comme si les formes du monde se dégageaient, plus nettes, s’humanisaient sous le ciel pur de Florence, et sous le libre regard de l’individu, arpenteur passionné. Aucune de ces visions novatrices n’est étrangère à Fra Angelico. Son génie propre fut de magnifier grâce à elles, tout en le dépassant, l’univers médiéval dont il est héritier.

Approchons-nous du Couronnement de la Vierge, prêté par le Musée des Offices, et la plus belle pièce, peut-être, de toute l’exposition. Ce qui saisit d’abord le regard, c’est bien sûr le double éventail d’or éclatant qui rayonne de son centre: lumière du Christ et de la Vierge, couple mystique tendrement uni. Or une telle représentation figure incontestablement l’apothéose de l’univers médiéval. N’illustre-t-elle pas la théologie de la lumière, telle que Dante la déploie dans le dernier chant de sa Divine Comédie ? Une théologie héritée du mystérieux et lointain Pseudo-Denys l’Aréopagite, et magnifiée par saint Thomas d’Aquin ?

Le paradis de Dante, c’est le royaume de la lumière, ineffable expression de la Vérité divine. Dans des vers mystérieux, le poète évoque trois cercles «de trois couleurs et d’une seule contenance, et l’un paraissait le reflet de l’autre, comme l’iris de l’iris». Sans doute, le tableau de l’Angelico ne montre qu’un seul cercle, le nimbe d’or suggéré par les deux éventails symétriques. Mais en son cœur, deux autres couleurs, le bleu et le rouge, ont pris la forme du Christ et de la Vierge, expression ultime de la lumière même, puisqu’ils ont pouvoir de se détacher sur le fond d’or éclatant. «O lumière éternelle, qui siège en toi seule, qui seule te comprends, et qui, intelligible intelligente, t’aimes et souris à toi-même»: ne dirait-on pas que le dialogue dantesque de la lumière avec la lumière de vient, chez l’Angelico, le dialogue du Christ avec la Vierge ?

L’œuvre de Fra Giovanni nous apparaît donc vraiment comme l’apothéose de la vision médiévale du monde. Mais en même temps, lorsque nous comparons cette peinture à d’autres représentations antérieures, consacrées au même sujet, par exemple celle de Lorenzo Monaco, qui fut son maître, nous y voyons à l’œuvre une conscience picturale neuve.

Car ce Couronnement de la Vierge, pur élan vers le Dieu médiéval, est également une création dans laquelle les couleurs et les formes proposent leur jeu propre; où le peintre déploie, avec une libre allégresse, ses pouvoirs d’artiste. Qu’on regarde par exemple l’orgue céleste dont joue, dans la partie inférieure du tableau, un ange agenouillé: ses tuyaux d’argent semblent imiter les lances d’or de la lumière divine, à moins que les rayons éternels ne soient en vérité l’instrument de la musique des sphères. Quant aux plis des vêtements des bien heureux, ils prolongent à leur manière, en échos ondoyants, les plis de la lumière. Et les trompettes des anges, elles aussi, nous font entendre en contrepoint leur musique de rayons: cette peinture dévote est aussi peinture pure. Rapport du peintre à Dieu ? Oui, mais rapport, tout aussi bien, de la forme à la forme.

Il y a davantage: dans cette vision paradisiaque, la place royale est occupée par… le spectateur. Bien sûr, tous les tableaux du monde sont tournés vers celui qui les contemple. Mais alors que les œuvres médiévales sont d’une plénitude indifférente aux regards, ce Couronnement de la Vierge ouvre le Paradis au regard humain, se tourne vers lui, se donne à lui: c’est du point de vue du spectateur, et de lui seul, que le spectacle est parfait. Et comme on s’en doute, le recours à la perspective, fraîchement conquise, n’y est pas étranger. Je ne suis plus, devant l’œuvre impassible, un passant qui s’agenouille. Je suis celui que cette œuvre attendait. D’ailleurs, n’est-ce pas mon propre regard que je découvre dans ce que j’admire ? Ce tableau n’est-il pas lui-même un œil dont le Christ, la Vierge et l’Esprit de lumière composent l’iris tricolore chanté par le poète ?

Bien sûr, ce Couronnement de la Vierge est exceptionnel, et nombre d’autres œuvres exposées, en particulier les représentations des «Vierges d’humilité», nous paraissent «médiévales» plutôt que «renaissantes», dans la fidélité à Giotto, voire à Cimabue, plus que dans la filiation de Masaccio. Cependant, il est une qualité qui caractérise toutes les peintures de Fra Giovanni, même les moins «modernes»: autant qu’elles sont lumière et couleurs, elles sont formes, d’une précision sans égale, d’une netteté sans exemple. Et c’est par là peut-être qu’elles appartiennent pleinement à la Renaissance, plus que celles de ses maîtres – et plus, peut-être, que celles de ses élèves, également représentés dans l’exposition.

Regardons la Vierge à l’Enfant de Turin, les Vierges d’humilité de Parme et de Pise, ou L’Ascension, le Jugement dernier et la Pentecôte. Toujours, l’or est présent, donc la lumière. Mais ce qui confère à ces œuvres une intensité sans pareille, c’est la qualité prodigieuse de leur dessin, l’exacte pureté de leur trait. Ce sont des formes aussi délicates et précises que leurs couleurs sont intenses et pures. Voilà tout l’art de Fra Angelico: comme si la lumière même, chez lui, possédait le pouvoir d’engendrer des formes. La tradition médiévale définit la beauté comme splendor formae, l’éclat de la forme. Mais le Moyen-Âge, dans la forme, a cherché l’éclat, tandis que la Renaissance, dans l’éclat, va chercher la forme. Et la forme par excellence, c’est la forme humaine, à laquelle Fra Giovanni voue un amour neuf et constant. Ce médiéval est un moderne, et le frère angélique est notre frère humain.

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