Lucian Freud est mort le 20 juillet 2011, à Londres. Un ami me dit que jusqu’à ce jour il avait été rassuré d’aimer sans réticence un artiste vivant.
Deux portraits. Reflection with Two Children (Self-Portrait), 1965, Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza. Da sotto in sù voici l’homme, c’est Lucian Freud en costume gris et les paupières quasi fermées, les cils, et deux enfants – hors échelle – en bas à gauche. L’un des deux est tout sourire. Le peintre toise. Sa main gauche est fantastique, elle agrippe le tissu et sa chair est grise, farinée, violacée, abstraite comme une concrétion. Deux boutons du poignet gauche sur quatre sont boutonnés. Il y a dans l’espace deux suspensions qui font soleil. Francis Bacon, Portrait of Lucian Freud, 1951, Manchester, The Whitworth Art Gallery. L’homme entre au travers d’un fond noir, il est coulant et taquin, en costume gris déjà. Et derrière lui un fragment d’escalier qui mange la manche.
Deux photographies. Sur l’une, le peintre sort d’une boutique à devanture verte, un journal à la main, il lit les nouvelles et personne ne semble le reconnaître. Il porte un manteau gris. (J’imagine mal comment vit quelqu’un qui a sa place dans l’histoire de l’art – on ne l’imagine pas sur la chaussée. Diable ! Mais il va…). Sur l’autre, Lucian Freud est de dos, en costume gris, il a mis un foulard ou une chose du genre, imprimée sur soie. Le fond de la pièce est aussi nu que celui du premier tableau mentionné ci-dessus. Il tient de sa main droite une palette et deux pinceaux, il est debout à côté d’un chevalet qui enserre une petite toile, sur cette toile Elizabeth II nous regarde sous diamants et sous perles, à côté d’Elizabeth II, la vraie, qui regarde le peintre. Elle est assise dans un fauteuil de bois doré, en tailleur bleu, et son sac est posé à sa gauche. Imaginez qu’un souverain accepte de poser pour vous… mesurez le geste, l’instant ! le temps offert que vous allez sertir, coup à coup, qui formera – vous y êtes tenu – l’épaisseur d’une peau tout à fait spéciale, d’un regard, d’un velours, d’un grand sentiment. Princeps.
Une toile. Two Men in the Studio, 1987-1989, Collection Lewis. C’est un homme debout sur un lit, poilu joliment, les doigts agiles, les pieds rouges. Au sol est une tête qui semble dormir. Au fond à droite, une montagne, non, disons: un mont de chiffons, et à gauche une toile dans la toile – on y voit une femme étendue, le visage de profil. L’œuvre, comme la plupart de celles de Lucian Freud, appelle l’hésitation: du réalisme ou de l’irrationnel, lequel masque l’autre ? Que voit on d’abord ? Une académie, l’ironie, une mise en scène, des hommes, des mammifères, l’évidence, le corps, l’âme, quoi, on reste coi face au pigment. Le pouvoir de peindre. (Lucian Freud ou Toujours, la Peinture.)
Une courbe. Il faudrait écrire une histoire des peintres dont la touche est allée, avec le temps, vers moins de précision et plus d’épaisseur, vers moins d’illusion et plus de pâte, de patte et de plat (c’est le prestige de l’artifice): Titien et Rembrandt en seraient les deux figures inégalables. Lucian Freud ne serait pas loin, dont les premières œuvres montrent des détails et des matières précis jusqu’à provoquer la gêne (c’est-à-dire, me semble-t-il, une forme de jalousie – n’est-il pas vrai que bien souvent il nous déplaît qu’un tableau soit plus net que nous ? on s’inquiète, on critique, on s’agace, ou on voudrait étreindre: on voudrait baiser une aisselle d’Abel, peint par François-Xavier Fabre, ou on moque Ingres). L’autre extrémité peut gêner autant – la pâte, la vaste pâte –, mais en art, c’est toujours la liberté qui gêne.
Une toile. Naked Portrait Standing, 1999-2001, Collection particulière. C’est une femme qui se dresse nue. Une jeune femme peut-être, dont la chair rendue est un délice. Un petit ventre. C’est un contrapposto où les genoux rougissent, avec les bras croisés dans le dos, un peu au-dessus de la chute des reins. Les seins sont petits, le pubis confus, le regard fatigué, abaissé. S’apprête-t-elle à murmurer ? me demandait l’ami qui m’apprit la mort de Lucian Freud: «Je suis de la grande peinture.»