De nos jours, on ne parle guère des bronzes antiques de Sardaigne, pourtant si proches de la sensibilité moderne. Cela est dû à la prolifération des faux, des contrefaçons, dans les années 60 et 70, ce qui a découragé les collectionneurs et, en quelque sorte tué le marché. Mais cette tendance va s’inverser à coup sûr le jour où paraîtra une nouvelle et grande synthèse sur le sujet. En attendant, une collection particulière offre l’occasion de découvrir quelques pièces de grande qualité.
Les nuraghi, en français «nouraghes», sont les tours de défense (faites de blocs non taillés, superposés en encorbellement, sans mortier) qui, au nombre de quelque 7000, marquent le paysage de la Sardaigne. D’après ce nom, historiens et archéologues qualifient de «nouragique» la culture protohistorique de l’île. C’était celle d’une société tribale, qui n’a jamais dépassé le stade du village, malgré la présence sur la côte de comptoirs phéniciens. On y vénérait un couple divin, sous la forme de pierres levées (bétyles), mais l’essentiel de l’activité religieuse tour nait autour du culte des ancêtres.
L’art qu’on attribue à cette culture ne ressemble à aucun autre, que ce soit dans la péninsule italienne ou ailleurs. Il s’agit soit de sculptures en pierre, de formes géométriques, qui se dressaient près des monuments funéraires, soit de figurines en bronze, retrouvées dans des puits sacrés, des tombes ou des dépotoirs d’atelier.
Ces bronzes, beaucoup plus nombreux que les œuvres en pierre, sont exécutés selon la technique de la cire perdue, avec reprise à froid pour la mise en valeur des détails. Les figures humaines se présentent avec un torse plat, des membres filiformes et une tête triangulaire, caractérisée par un nez proéminent et des yeux globuleux, sous d’épais sourcils.
Le personnage principal est le guerrier, dont on voit ici une représentation parmi les plus abouties. L’homme se présente de face, raide comme à la parade. Il tient à la verticale une lance plus haute que lui, tandis que son arc, avec ce qui doit être la flèche correspondante (surdimensionnée), repose sur l’épaule opposée. Comme armes défensives, il a un casque à cornes et un pectoral, soutenu par des bretelles. Le deuxième guerrier présenté dans ces pages arbore lui aussi un arc, dont le cordage s’est conservé. Au casque à cornes et au pectoral s’ajoutent un carquois et des jambières. De sa main libre, il fait un geste de salut ou d’adoration. On connaît aussi des guerriers qui, au lieu de saluer, brandissent une épée et un bouclier. Beaucoup ont des poignards attachés sur la poitrine. L’autre type social est le berger, le pasteur, qui a pour attribut un bâton, tenu comme un sceptre. Par-dessus sa tunique à col, il porte un manteau, replié sur l’épaule, tel un poncho. Ses pieds sont chaussés d’épaisses sandales. Quant à ses cheveux, partagés par une raie médiane, ils tombent en doubles tresses de chaque côté du cou. Viennent ensuite les femmes. Coiffées en bandeaux serrés, elles portent parfois des chapeaux. Leur longue tunique collante se termine en bas par une super position de volants. Et leur manteau ou cape se déploie dans le dos comme une aile de chauve-souris. Dans une main, elles tiennent une coupe (phiale), servant à la libation. Il s’agit évidemment de prêtresses. Mais, dans le cas où elles sont assises, avec un guerrier mort sur les genoux, sortes de pietà, on pense plutôt à la représentation d’une divinité. À côté de ces figures hiératiques, on trouve des personnages d’allure familière, qui semblent croqués sur le vif. Ce sont des porteurs d’offrande, revêtus d’un simple pagne. Dans la même catégorie, on range les musiciens, maniant la flûte, le cor, le tambourin.
Parmi les animaux, aussi nombreux que divers, on note la présence du mouflon (mouton sauvage, à cornes recourbées), l’espèce emblématique de l’île. Le taureau, quant à lui, joue un rôle éminent, symbolisé par les cornes ornant le casque des guerriers. Toutes ces figurines en bronze étaient fixées sur des sortes de socle. On déduit cela de la présence sous chaque pied d’un ergot, auquel adhère parfois le plomb de scellement. Enfin, on ne saurait passer sous silence l’objet caractéristique de la culture nouragique: la navicella ou petite barque, faite aussi en bronze. Elle constituait probablement le réservoir d’une lampe. L’exemplaire reproduit ici, qui a conservé sa tige de suspension, est très simple. Mais on en connaît d’autres, comportant non seulement une proue en tête de taureau, mais un mât et des haubans. La plus remarquable de ces barques est surnommée «Arche de Noé» car, outre l’équipage, elle grouille littéralement de bêtes de toutes sortes. On l’a découverte à Vetulonia sur la côte italienne, ce qui prouve l’existence d’échanges commerciaux entre la Sardaigne et l’Étrurie.
La datation des bronzes nouragiques a donné lieu à des spéculations, plus ou moins hasardeuses ou fantaisistes. Mais aujourd’hui, les archéologues n’hésitent plus à placer cette production entre le VIIIe et le VIe siècle avant J.-C., sans exclure que certains types aient été répétés jusqu’à la conquête romaine, deux siècles plus tard. Comme ce fut le cas du cycladique, l’art nouragique a conquis sa notoriété auprès du public grâce à un livre de Christian Zervos, La civilisation de la Sardaigne, du début de l’énéolithique à la fin de la période nouragique, publié à Paris en 1954. L’autre évènement déclencheur a été la grande exposition de Karlsruhe, en 1980, sous le titre Kunst und Kultur Sardiniens, vom Neoliticum bis zum Enden der Nuraghenzeit. Depuis cette date, les découvertes faites sur place en Sardaigne se sont multipliées à un rythme soutenu, au point qu’on a recensé plus de 600 de ces bronzes. La majorité d’entre eux se trouve conservée dans le Musée archéologique de la capitale, Cagliari.