Le mistral s’engouffre dans les ruelles, soulevant les étoffes de Christian Lacroix. Van Gogh y a laissé quelques traces d’ocre. Place du Forum, Frédéric Mistral cherche une chevelure brune mais l’Arlésienne d’Alphonse Daudet a disparu.
Lucien Clergue qui m’accueille chez lui, sait tout cela. Parions qu’il les a tous vus et photographiés, ou qu’il aurait pu le faire, car Picasso lui a tendu la main et Cocteau a découvert en lui un poète ! Il a mis le violon, passion de jeunesse, entre parenthèses pour entrer en photographie comme on entre dans la vie. Ses charognes et ses corridas des premiers temps feront place aux nus dans la vague puis à l’eau, au sable et aux herbes de Camargue. Son écriture en noir et blanc éveille nos cinq sens.
Derrière les glaces qui garnissent les lunettes de l’Académicien, surgit un regard affamé de rencontres et d’images à venir. S’il a déjà embrassé les plus grands artistes et les plus grands auteurs, il garde en lui l’esprit d’un jeune passionné, travaille à de nombreux projets en cours et prépare, pour cette fin d’année, des expositions à Paris, Menton, New York et Miami. En 2012, Londres, Los Angeles et Beyrouth le mettront à l’honneur.
Ce photographe, trop souvent rejeté par ses confrères, a pourtant fait entrer la photographie à l’Académie des Beaux-Arts de l’Institut de France et, dans plus de soixante-quinze livres, ses images sont accompagnées de textes signés des plus grandes plumes. Il créa les Rencontres internationales de la photographie d’Arles, initia l’École nationale de photographie… Il avoue être triste des réserves émises à son égard: «Mes confrères ne m’ont jamais reconnu, même pas pour un prix de livre dont certains ont provoqué des évolutions considérables: Corps mémorables a bouleversé la censure. Le concept de Langage des sables a débouché sur une thèse à l’université». Mais l’entrée à l’Académie devait lui mettre du baume au cœur. Il rappelle: «Aucun photographe n’était entré à l’Académie avant moi. J’ai été le premier élu, il y a cinq ans. En 1839, Arago y annonçait la naissance de la photographie. Mais il aura fallu plus de 150 ans pour que l’Académie accepte la photographie parmi les autres arts. Ce n’est donc pas seulement moi qui entrais à l’Académie mais la Photographie que je représentais». Et il ajoute, à l’intention de ses collègues: «Je n’étais peut-être pas la personne la plus digne de l’être mais j’ai été élu par des Académiciens qui ne sont pas des photographes. Je dois rappeler que les photographes et les jurys, en ce domaine, ne me reconnaissent pas. Cela, particulièrement, en France. On ne m’a jamais distingué, ni primé. La création et le développement des Rencontres photographiques d’Arles m’ont pris beaucoup de temps, me plaçant un peu en dehors de mon œuvre photographique. C’est très différent aux États-Unis et dans le monde où on me reçoit comme un artiste reconnu». Pour Lucien Clergue, rien ne fut simple. Sur un chemin incertain depuis l’enfance, il fallut que la chance soit au rendez-vous.
Rencontre avec Picasso Picasso lui a doublement sauvé la vie. Lucien Clergue raconte sa première rencontre avec le maître: «Il faut de la chance et, dans mon cas, elle fut exceptionnelle. Ma rencontre avec Picasso eut un grand intérêt humain, culturel et artistique. Mais, de plus, il m’a véritablement sauvé la vie. Quand je l’ai vu la première fois, il a décelé en moi un problème médical et m’a incité à aller voir d’urgence le docteur qui m’a fait opérer le lendemain. Après l’intervention, le chirurgien m’a confirmé que c’était une question d’heures… Autrement dit, je serais mort si je n’avais pas rencontré Picasso, ce jour-là, lors d’une corrida à Nîmes. Il m’a sauvé, aussi, matériellement car ce fut une période difficile pour moi. Picasso m’envoya un chèque qui couvrait trois mois de salaire afin de me permettre une convalescence sans souci. Puis, il m’a présenté des tas d’amis qui m’ont aidé, propulsé, fait véritablement sortir d’un monde où j’étais destiné à m’engluer.»
Il faut donc qu’un ange vous tienne la main et, parfois, les bonnes fées en convoquent deux. À cette époque, la photographie n’est pas encore reconnue comme un art. Cocteau entre dans le champ du photographe pour qualifier les images du jeune Arlésien de «poésies photographiques». Il ajoute, dans l’une de ses nombreuses lettres adressées à Clergue: «Donnez des titres à vos images car elles ne sont pas de simples photographies !»
Rencontre avec le succès Le succès ne tarde pas. Clergue l’explique ainsi: «Je pense que le succès vient du fait qu’une œuvre doit posséder une dimension universelle. C’est le cas lorsqu’on aborde la vie et la mort, en confrontation ou en dialogue, car c’est la préoccupation majeure des humains. Par mes photographies de charognes et de corridas, j’ai touché beaucoup de monde». Et la chance ressurgit en 1958: «Mon exposition au musée des beaux arts de Zurich fut présentée en même temps que celle de Steichen, alors conservateur pour la photographie du MOMA de New York. Il a vu mes photographies exposées au sous-sol et en a acheté neuf pour le MOMA. Ce fut extraordinaire pour moi, alors que je n’avais que 24 ans. Deux ans plus tard, Steichen m’invita à participer à une exposition du MOMA qu’il intitula Diogène avec une caméra. Cela m’ouvrit les portes de l’Amérique. Dès 1961, je suis retourné au MOMA et n’ai cessé d’exposer aux États-Unis depuis cette époque.»
Rencontre avec la Suisse Dès 1958, Lucien Clergue a développé une relation durable avec la Suisse. Il rappelle: «Je reste très attaché à Genève et à la famille Cramer. J’ai une relation privilégiée avec Patrick Cramer qui poursuit l’œuvre de son père Gérald. Cette maison d’édition exceptionnelle publia notamment À toute épreuve, un livre d’artistes exceptionnels: Paul Eluard et Miró. Patrick s’attache à magnifier cette œuvre d’éditeur en publiant aujourd’hui des catalogues raisonnés majeurs, comme Minotauromachie auquel j’ai un peu collaboré.» Mais il se produisit, à Genève, un événement peu commun lors de l’une de ses expositions. Il en garde un souvenir amusé: «On m’avait volé des photos. Je pris cela comme un bon signe car si on les avait volées, c’est qu’on les aimait.» Cela n’a pas terni ses relations avec la Suisse: «Je reste attaché à la Suisse et à ses différentes régions linguistiques. Les expositions que j’y ai faites m’ont permis de rencontrer de grands collectionneurs à Bâle et à Zurich. Certains possédèrent jusqu’à 450 de mes photographies originales. Ces collections ont maintenant été offertes à de grands musées de Suisse et à l’université de Harvard pour le Fogg Museum. Ainsi, une grande partie de mon œuvre est actuellement à Cambridge grâce à ces grands collectionneurs suisses.» Mais cette relation avec la Suisse reste encore très vive grâce, notamment, à Maya Hoffmann dont il connut les grands-parents: Maya Sacher, grande collectionneuse et son époux Paul Sacher, célèbre chef d’orchestre mécène et industriel. Maya Hoffmann a entrepris de construire avec l’architecte américain Frank Gehri Le Palais de l’image à Arles. Lucien Clergue en est très heureux et confirme: «Vous comprenez ainsi que ma relation avec la Suisse se poursuit toujours.»
Actuellement, les nouveaux travaux de Lucien Clergue sont en couleur. Les images obtenues par la surimpression de deux prises de vue sur une même pellicule, conjuguent des fragments de tableaux de maîtres – qu’il photographie dans les musées – avec des portraits de femmes. Cela aurait plu à Picasso et Cocteau qui aimaient voir surgir le mystère.