Quand la victime est le Bourreau

L’attention flottante découvre que deux peintres, plongés dans des cultures bien différentes, représentent tous deux, à plus de trois siècles et demi de distance, le supplicié sous les traits mêmes de celui qui vient d’abattre le glaive. On s’avise tout à coup de ce que l’idée du «bourreau de soi-même», l’héautontimorouménos, remonte à deux comédies, l’une grecque, de Ménandre (fin du IVe siècle avant notre ère), et l’autre latine, de Térence (190-159 avant J.-C.). Le tableau, nimbé d’une belle notoriété, mérite l’appellation de «grande tartine». Par son format, par son style académique. Par son sujet – pas seulement orientaliste ! –, il accomplit un «coup». Henri Regnault (né en 1843), Prix de Rome en 1868, envoya sa toile au Salon de 1870, avant qu’elle ne fût achetée en 1872 pour le Musée du Luxembourg (d’autant que le peintre, engagé volontaire, avait été frappé à la tête par une balle prussienne en janvier 1871). D’emblée, l’œuvre avait été très applaudie, comme l’atteste en pleine page dans Le Monde Illustré la reproduction gravée de ce «dernier tableau» du jeune maître. «Attaché à la puissance fictionnelle de la peinture mimétique» (Rémi Labrusse), Regnault ne lésine pas sur la vérité des lieux. La scène, sauf le grand escalier qui appuie de sa perspective toute la contre-plongée de la représentation, est l’Alhambra de Grenade, très exactement l’entrée du Mirador de Lindaraja dans la salle des Deux Sœurs que pour son instruction l’artiste a détaillée sur place dans une aquarelle d’octobre 1869 («Ce pays est superbe, c’est...

L’attention flottante découvre que deux peintres, plongés dans des cultures bien différentes, représentent tous deux, à plus de trois siècles et demi de distance, le supplicié sous les traits mêmes de celui qui vient d’abattre le glaive. On s’avise tout à coup de ce que l’idée du «bourreau de soi-même», l’héautontimorouménos, remonte à deux comédies, l’une grecque, de Ménandre (fin du IVe siècle avant notre ère), et l’autre latine, de Térence (190-159 avant J.-C.).

Le tableau, nimbé d’une belle notoriété, mérite l’appellation de «grande tartine». Par son format, par son style académique. Par son sujet – pas seulement orientaliste ! –, il accomplit un «coup». Henri Regnault (né en 1843), Prix de Rome en 1868, envoya sa toile au Salon de 1870, avant qu’elle ne fût achetée en 1872 pour le Musée du Luxembourg (d’autant que le peintre, engagé volontaire, avait été frappé à la tête par une balle prussienne en janvier 1871). D’emblée, l’œuvre avait été très applaudie, comme l’atteste en pleine page dans Le Monde Illustré la reproduction gravée de ce «dernier tableau» du jeune maître.

«Attaché à la puissance fictionnelle de la peinture mimétique» (Rémi Labrusse), Regnault ne lésine pas sur la vérité des lieux. La scène, sauf le grand escalier qui appuie de sa perspective toute la contre-plongée de la représentation, est l’Alhambra de Grenade, très exactement l’entrée du Mirador de Lindaraja dans la salle des Deux Sœurs que pour son instruction l’artiste a détaillée sur place dans une aquarelle d’octobre 1869 («Ce pays est superbe, c’est l’Afrique», s’exclamera-t-il). Il en extrait toutes les teintes cuivrées et la luxuriance du décor – au risque qu’on «puisse [l]’accuser cette fois encore d’être un peu décorateur», commente t-il en parlant de sa toile. «En tout cas, ce n’est pas une insulte, car la décoration est le vrai but de la peinture», ajoute-t-il comme si le véritable sujet en était secondaire.

Or, dans son emphase pompière, l’événement est terrible. Nous sommes dominés par l’exécuteur géant presque impassible (on n’ose recourir ici au terme de détaché) qui essuie son sabre dans un pan de sa gandoura vieux rose, alors que le supplicié, corps et tête reliés par la seule lagune de son sang, gît au niveau même de notre regard sidéré, d’où, par hypothèse, une identification plus aisée avec la victime.

L’assez long titre descriptif, Exécution sans jugement sous les rois maures de Grenade, pourrait accréditer une qualification seulement générique de la fascinante scène (soit avant les bénéfices civilisateurs de la colonisation). Mais il semble bien que Regnault, faisant aussi de la peinture d’histoire et jouant sur le stéréotype de la violence et de la licence orientales, ait eu à l’esprit le récit (contesté) de la décapitation expéditive, sous Boabdil (1459 1528 ?), dernier souverain arabe de Grenade, de quelque trente-sept hommes de la famille des Abencérages, dont une salle de l’Alhambra rappelle encore le nom.

Fait encore plus singulier que toutes les supputations qu’entraîne le tableau, la face qui vient de rouler est, à bien voir, celle-là même du bourreau. Nous ne savons certes rien des pensées (inconscientes ?) qui animèrent Regnault. Cette «homothétie» troublante, répondrait-elle aux désirs sublimés peut-être à l’œuvre dans la position et la musculature de l’exécuteur satisfait ? Car Luke Gartlan (2008), sans rien dire pourtant de la tête miroir, retient: «Plus qu’une simple allusion, l’homosexualité constitue probablement le fondement de la figure du bourreau de l’Exécution sans jugement».

Le thème insolite de la tête réplique n’est pas sans précurseur. Henri Regnault, toutefois, ne connaissait sans doute pas la Décollation de saint Jean-Baptiste peinte vers 1496-1499 par Juan de Flandes (artiste formé dans les Flandres et actif en Castille de 1496 à 1519), comme l’un des cinq éléments d’un retable commandé par Isabelle de Castille pour la chartreuse de Miraflores et aujourd’hui démembré (Anvers, Belgrade, Cleveland, Genève, Madrid). Mais dans l’huile sur bois du musée de Genève, c’est déjà sa propre tête que le décapiteur, d’un bras tendu, dépose sur le plat que porte Salomé.

Ce n’est d’ailleurs pas le seul écho ou redoublement qu’offre le panneau genevois. Comme si le peintre avait voulu souligner les effets de la dualité. La ceinture fixée au fourreau jeté à terre de l’épée que le bourreau tient à la main décrit un mouvement serpentin semblable à la cordelette que le prêcheur acéphale agrippe dans ses doigts. Tout comme on compte, juchés sur les créneaux, deux paons, mangeurs de serpents et emblèmes plausibles d’immortalité (voire de dualité psychique), on découvre deux voyeurs derrière les barreaux de la lucarne du donjon – et, dans la cour, deux femmes également parées.

Mystérieuse coïncidence ? Conscience aiguë, ordinairement refoulée ? Juan de Flandes s’inscrit-il dans une tradition figurative établie (mais frappée d’hermétisme) ? Délivrait-il un message précis, même marginal ? Faisait-il montre d’une empathie humaine particulière (le mal, on ne le fait toujours qu’à soi-même) ? Voulait-il affirmer que l’humanité commence par l’autre, qu’il convient d’aimer comme soi-même ? Il ne s’impose pas de conclure. Laissons simplement le lecteur moderne songer à L’Héautontimorouménos, le poème de Baudelaire (1821-1867): «Je suis la plaie et le couteau, […] Et la victime et le bourreau».

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