L’atelier de Markus Raetz (né le 6 juin 1941 à Berne) apparaît comme une grande et assez haute baraque à véranda, cachée derrière un mur parmi les herbes folles et les buissons, non loin des frondaisons d’une ancienne maison de maître sur les hauteurs du Rosengarten de Berne. Sortant sur la petite esplanade de gravier au-dessus de laquelle tournoient, suspendus à des fils, racines, miroirs et girouettes bizarres («… presque une expérience cosmique: tout s’y métamorphose au long du jour et de l’année …»), M.R. offre le même visage que je lui connais depuis quatre décennies et qu’il a exemplairement codé dans son Portrait de l’artiste en machiniste à écrire (1970) en tapant sur la seule touche du point de sa vieille Underwood (l’usage subtil et adéquat de la technique choisie est distinctif de l’artiste bernois !).
L’accueil est toujours souriant, immédiatement affable. Le temps de la conversation, attentive et sans hâte, n’est jamais minuté. Mais M.R. n’est décidément pas l’homme des interviews. «Quand j’en parle, je ne peux être que plus mauvais que mes œuvres. Si j’en dis quelque chose, je leur rends un méchant service [“einen Bärendienst”, dit-il: nous sommes bien à Berne, près de la Fosse aux ours]. Autrement, je serais conférencier». Le visiteur en sera donc réduit plus tard à ses souvenirs, à quelques notes qu’il a pu prendre – et aux œuvres, qui permettent de (re) construire, dans une libre succession de moments (re)composés, le fil et la fiction d’un discours.
Plus tôt, à Genève, avant de dessiner le fil rouge de l’exposition prévue au Mamco (elle pourrait s’appeler «Air de Genève» − comme Marcel Duchamp [1885 1968] saisissait celui de Paris), nous avions évoqué la Plaça Reial, à Barcelone, aux palmiers s’élançant vers le ciel comme un cantique des colonnes. M.R. se souvenait y avoir suivi les évolutions d’un «vieux “faux” matador» tout immergé dans sa bulle, son petit théâtre solitaire.
Maintenant, au plafond de l’atelier, sur la droite en entrant, je découvre tout à coup la pantomime de Szene (2008-2010). Spontanément, je lance: ce sont des danseurs de sardane, en Catalogne ! Et M.R. de répondre: «C’est drôle, car c’est ainsi que l’on représente aussi le taureau». Effectivement, l’une des figures filiformes me fait penser au peón qui, les bras levés, s’apprête d’un saut à poser ses banderilles au bas du cou de l’animal.
Le dispositif visuel aérien évolue lentement sous nos yeux levés. Nous évoquons les fabuleuses scénographies baroques. Mais M.R. clarifie: «Je ne veux pas ébahir et confondre le spectateur». Non, à l’évidence, M.R. ne met pas en œuvre la fameuse apostrophe de Diaghilev à l’endroit de Cocteau: «Jean, étonne-moi !». Il ajoute: «Je suis un peu mal à l’aise quand certains pensent que je serais un illusionniste – ce que ne suis pas du tout. Dans le cas de Scène, bien sûr, on a l’illusion d’un espace scénique, d’un passage ou d’une paroi. Mais c’est un matériau, que j’utilise comme un peintre la couleur, pour pouvoir représenter une scène mobile».
Où il s’agit d’impliquer le spectateur dans un évènement temporel, de lui procurer une expérience du temps. Car «ce type de pièces mène à des observations simples mais peut-être imprévues. Un être humain ne peut jamais être simultanément présent en deux lieux; deux individus ne peuvent pas être au même moment au même lieu. Donc chacun voit quelque chose d’autre. Tu peux tout au plus faire quelque chose avec l’élément “temps”, si cela y joue un rôle, et voir quelque chose qui est presque identique à ce que l’autre a déjà vu, bien qu’un peu de temps se soit écoulé ici, qui a changé un peu la chose. En restant au même endroit, dans le même temps, rien ne change, à moins que la chose ne change elle-même. Or l’objet qu’on regarde va se transformer, selon toute probabilité».
Parfois la «nature» résiste, a des humeurs. Et les objets en suspension invisible sous des plumes, ailettes ou hélices réceptives à la moindre inflexion de l’air demeurent obstinément immobiles. M.R. prend un long bâton et pousse légèrement deux boucles filiformes aux apparences informes de «nuages»: «…Elles devraient produire un très beau mouvement … Non !». Effectivement, elles ne réagissent pas. Et l’artiste, expérimentateur inlassable qui avance à tâtons, de soupirer: «Je n’ai pas eu des jours de tout repos. Ces figures nuageuses, qui devaient se mouvoir, d’un coup n’ont plus bougé. Elles sont devenues magnétiques. Parce que restées longtemps dans la même position, je suppose. La terre est en effet un champ magnétique. Un ami m’a trouvé un appareil à démagnétiser. Et ça marche».
Le dessein de l’artiste, qui insiste volontiers sur la beauté d’une oscillation, était ici le suivant: «Lorsque les figures sont en rotation autour de leur propre axe, on ne devrait pas percevoir la rotation, mais seulement une forme en pulsation, d’une certaine façon, en expansion, en mutation». Ces développements produisent des visions inépuisables et M.R. cite avec envie le rêve de Jean Tinguely (1925-1991) d’«une machine qui se répète après des années seulement». Bref, l’inventivité illimitée !
L’imaginaire de M.R. n’est pas toujours aussi abstrait. Il avoue d’ailleurs avoir «besoin de motifs» et il précise: «Quand les motifs ne sont pas aussi abstraits que les lettres ou l’anneau de Möbius [la référentielle surface à deux faces], ce sont des éléments en rapport avec le monde figuratif qui se font jour. Quand par exemple on regarde de biais les quatre parallélépipèdes absolument plans du Doppelpaar [Double paire/couple, 2009-2010], ceux-ci ont les proportions d’un paquet de cigarettes ou d’un matelas ou d’une armoire de cuisine». Ces corps spatiaux se meuvent, au sens littéral et transposé, entre le figuratif et le non figuratif, sans doute, pense M.R., parce que «notre génération a grandi dans cet antagonisme, qui déploie encore ses effets. Alors on développe subitement une prédilection pour des choses qui sont et l’un et l’autre. D’une certaine manière, j’ai bien entendu réalisé assez peu de pièces non figuratives».
La vie est «pluridimensionnelle». M.R. esquisse ainsi les ressources que recèle le pas de la deuxième vers la troisième dimension: «Une forme tridimensionnelle, on peut la concevoir comme un réservoir de formes bidimensionnelles. Quand une forme tridimensionnelle pivote ou quand on tourne autour d’elle, on peut voir par exemple des silhouettes en nombre infini, sauf si c’est une sphère. Et s’y ajoute la dimension du temps, que ces réservoirs justement nous ouvrent».
Comment prétendre dès lors que «le cinétisme se rait une voie sans issue», s’interroge M.R. Puisque «l’œil suit différemment chaque rotation». Chaque lecture active le regard, renforce cette capacité de différenciation que M.R. ne cesse d’alimenter en nous. Car «il est fondamental que l’on interprète les choses. Il n’y a pas de sens sans interprétation. Si l’on n’interprète pas, il n’y a qu’une masse amorphe».
M.R. illustre aussitôt son propos. «Un paysage peint n’a vraiment rien à faire avec le paysage. C’est de l’art. “Kunst hat keinen Zweck” [l’art ne possède pas de but, fin, sens, usage] ou quelque chose de cet ordre. Mais l’un de ses effets secondaires est toutefois que nous avons appris à voir un paysage à travers les grands paysagistes. Auparavant, cela n’intéressait personne. On voyait seulement le paysage comme chasseur ou comme traverseur de déserts…». J’ai à l’esprit que M.R. a réalisé dès le milieu des années 1970 une série de paysages inventés, aussi exacts que «capricieux», titrés Im Bereich des Möglichen – dans le champ et/ou les limites du possible.
L’art de M.R. nous conduit au possible et nous implique, nous rend autonomes. «Le mouvement propre de chacun est important», voilà en fait le credo de l’artiste, son éthique. «Au regardeur, je donne de la responsabilité – ou du “Spielraum” [de la marge de manœuvre, voire une aire de jeu]. Je veux lui donner de la sûreté, comme un bon instrument. Pour jouer, il faut réunir confiance, instrument, aptitude [Spielfähigkeit]. Je ne saurais séparer jeu et sérieux. Jouer est également sérieux». L’on croit entendre en écho la célèbre assertion de Friedrich Schiller (1759-1805), «l’homme n’est pleinement homme que là où il joue».
M.R. est un artiste qui lit. À part Raymond Roussel (1877-1933), ce précurseur des jeux de construction et déconstruction du langage, dont les Impressions d’Afrique firent l’objet en 1980 d’un livre à gravures, et de Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme, de Laurence Sterne (1713 1768), il y a peu d’ouvrages dont on puisse cependant dire qu’ils ont exercé une influence directe sur son œuvre. Walden, le gros bréviaire américain de l’immersion dans la nature sous couvert du rejet de la société, de Henry D. Thoreau (1817 1862), et L’Ile du second visage, l’épique récit de la résistance anti-nazie à Majorque de l’Allemand Albert Vigoleis Thelen (1903-1989), sont pour lui presque des livres de chevet.
M.R. ajoute: «Naturellement Robert Walser [1878 1956] – plus par son attitude. Il m’a beaucoup impressionné. Et m’a autorisé, au temps où j’en lisais beaucoup, à ne plus dessiner, tout simplement, que des feuillets de semainier, de journal intime, dont je nourris encore mes travaux actuels. Plus récemment, dans Madame et Monsieur [2009], Robert Walser est également intervenu. La figure masculine a bien quelque ressemblance avec le vieux Walser, son chapeau, ses histoires avec les serveuses, ses relations avec des femmes.
Il y a également Ludwig Hohl [1904-1981], bien sûr, découvert à Amsterdam, sans doute en 1971. Par exemple, chez lui, l’histoire – il y en a plusieurs versions – du maître d’œuvre qui passe sa vie à construire un échafaudage, un grand, jusqu’à ce qu’il comprenne que cette structure est en somme le bâtiment même. Cette bonne formulation de Hohl était la très bienvenue, pour quelque chose que j’avais déjà intuitivement découvert».
Le souci de la langue, les divertissements langagiers, l’exploration du changement de signification des mêmes mots dans un dictionnaire («magnifique, cela peut aller jusqu’à sept fois», s’écrie-t-il), les homophonies, homonymies et autres palindromes, tout cela est central, est véritablement moteur chez M.R., l’un de ses trois moteurs – qui sont la forme, la langue, la technique –, et possède son pendant manifeste dans l’anamorphose et tous les ordres de métamorphose formelle.
Quelques titres seulement ! Un bref me, au miroir, se transforme en we. Comme l’une des enseignes génériques de l’œuvre de M.R., un simple déplacement de lettre, now here, déporte l’ici et maintenant (now here) vers le nulle part (nowhere) – et retour. Le champ de manœuvres est aussi bien l’allemand, bien entendu, et le français (oui/non), l’anglais (yes/no), l’italien (si/no) que l’espagnol (todo/nada), quand par exemple l’affirmation se mue en négation.
Tout comme leur intitulation, les œuvres elles-mêmes s’engendrent dans la durée, comme si elles étaient, à l’instar de l’évolution des espèces, le fruit d’un processus dont le démiurge, M.R., nous fait bénéficier par son vécu et les méandres de sa pensée. Je le questionne sur le mystérieux «spectacle» de la mer et de l’horizon en mouvement dans Bullauge (Hublot), 2007-2011, mis en train par l’aller-retour de notre œil entre la figure (mobile) et le fond (immobile).
Mais pour en arriver là, il y a «une longue histoire. En 1995, je travaillais beaucoup avec des sinusoïdales, des mouvements et des spirales. J’ai souvent cherché dans les bois des branches ayant poussé en spirales et qui font de très beaux mouvements quand on les fait tourner. Certaines d’entre elles, je les ai suspendues à un fil et elles tournent dans le vent. Ce que je fis à Ramatuelle. Puis m’est venu le souvenir de telles spirales à Lugano (nous vivions alors à Carona): j’ai vu quelque chose, sur le quai, où il y avait des bains, dont la palissade à lattes verticales faisait de très beaux reflets dans l’eau. Plus tard, j’ai vu quelque chose de semblable dans le port de Barcelone, les beaux balancements des mâts de voiliers. M’est alors venu qu’il devait être possible de représenter cela avec un axe en rotation. C’est l’une des idées figuratives que j’ai eues».
Tout à coup, M.R. se lève et va chercher une petite spirale rouge montée sur un petit socle, pour me faire voir ce qu’il entendait. «De plus, j’ai pris un carton, y ai découpé un trou circulaire, afin que l’on voie cela comme à travers un hublot. Je veux dire, comme si l’on était un observateur sur un bateau. Cela fonctionnait, mais on n’y était pas encore. À Venise, en 2007, nous avons vécu sur un canal. À l’angle d’une maison, il y avait une lumière; la nuit, cet angle se reflétait merveilleusement dans l’eau, en semble avec les gens qui passaient parfois. J’ai alors dessiné et songé qu’on pouvait relier la figure et le reflet.
Ensuite s’est ajouté Magritte. Qui à vrai dire est venu assez vite en dessinant. Je voulais une silhouette humaine qui se reflète et cette figure au chapeau melon, je la trouvais plutôt bien. Magritte l’a beaucoup dessinée. Le premier Magritte que j’aie vu était Golconde [1953] − des hommes qui s’étagent géométriquement dans l’air. J’ai dessiné ma figure d’après ce tableau.» M.R. tient à compléter: «Il existe un tableau de Magritte, perdu, dont je ne connais que la reproduction en noir et blanc, “La seconde nature”: ce sont deux hommes qui courent sur la mer, sur les flots agités. Mon premier titre était “D’après La seconde nature”, pour le Hublot».
Au détour de l’orientation de la figure (regarde t-elle la mer ou regarde-t-elle vers nous ? − pour M.R., qui explore aussi le potentiel de cette bipolarité virtuelle et concrète par exemple dans Torsi [2008-2010], «les deux sont possibles. Car elle se tient à contre-jour»), nous revenons à la question de l’antécédence inversable (la poule et l’œuf !) de l’idée et de la réalisation plastique. «Cela va toujours dans les deux directions. Il en est de même pour tout le monde sensible: à la fois projection et réflexion.»
Volonté et représentation ? Je fais allusion au petit homme de Gustave Courbet (1819-1877) qui salue d’un geste conquérant l’immensité marine à Palavas (1854; Montpellier, Musée Fabre). L’artiste bernois suggère de se tourner plutôt vers le Voyageur au-dessus de la mer de nuages (1817; Hambourg, Kunsthalle) et le Moine au bord de la mer (1808-1809; Berlin, Nationalgalerie). Ce renvoi à Caspar David Friedrich (1774-1840) n’est-il pas lumineusement emblématique de la sereine altitude et de la quête de Markus Raetz, dont les murs de l’atelier, même un peu plus vide pour l’été, gardent les traces éloquentes de la poétique, de la réflexion et de l’artisanat expérimental qui sont au cœur de son work in progress ? Lequel fait de nous des acteurs, quand ce n’est pas Naomi (2008), masque de fil de fer fixé au mur comme un pur dessin, qui nous (pour)suit activement de son regard.
En quelques mots
Qu’est-ce qui vous émeut… …dans un objet ? Dans chacun, quelque chose d’autre. …dans une peinture ? De même. …dans une sculpture ? La question est trop complexe. …dans une photographie ? Le motif, le cadrage, la qualité du tirage. …dans un livre ? Le livre devrait être divertissant, tenir en éveil, être bien écrit. …dans une musique ? Cela dépend de l’atmosphère et du contexte. …dans une architecture ? Son potentiel d’utilité.
Si vous deviez choisir une œuvre… …dans la peinture ? Je choisirais plutôt de me munir d’un crayon (sans oublier ma tête). Quant à une œuvre, après trois minutes, je reverrais bien sûr mon choix.. …dans la sculpture ? Le choix est trop large. Je choisirais plutôt quelques outils. …dans la musique ? Aucune, pour ne pas en venir à la détester. …dans l’architecture ? Une maison bien habitable (de Gropius à Hendrik Petrus Berlage). …dans la littérature ? Une caissette de livres… un dictionnaire.