Après les pitreries de Jeff Koons puis de Murakami, après le carrosse de Veilhan, voici, nouvel hôte du château de Versailles, Bernar Venet, artiste aciériste français, à qui Jean-Jacques Aillagon, ancien ministre de la culture et maître des lieux après Dieu, a confié le soin de rivaliser, cette fois, avec la monumentalité du palais et la mégalomanie du Roi Soleil, Louis XIV en personne, ou plutôt sa statue équestre.
Monumentaliste s’il en est, Venet, enfant prodige de l’art conceptuel new yorkais, qui ne jure que par Dan Flavin, Richard Serra et autres minimalistes américains purs et durs, a investi de ses barres d’acier géantes, courbées, torsadées, circulaires ou droites, solitaires, en bouquets ou enroulées à moult exemplaires, places et esplanades, à Nice, Cologne, Hong Kong, la Défense, Berlin, Tokyo, Dallas, outre les musées et les fondations. À Versailles, ce sont sept pièces totalisant 250 tonnes d’acier corten. La plus spectaculaire est un bouquet de deux paires de huit arcs qui se touchent les uns les autres, chacun pesant huit tonnes et haut de 22 mètres. Le tout encadre la statue équestre de Louis XIV sur la Place d’Armes devant le château. Titre de l’œuvre: 86,5° Arc x 16 (86,5° mesure la courbure des arcs). Venet déclare que Versailles est l’envers de lui-même. Reste que Louis XIV n’eût pas dédaigné pareil encadrement, à sa démesure.
L’art de Venet, qui trouve à Versailles et en Louis XIV chaussure à son pied, n’est pas tombé du ciel. Établissons la généalogie du monumentalisme contemporain, dont il est un des plus fiers représentants. Calder fut le grand ancêtre du méga-art, avec ses gigantesques Stabiles de Montréal et Chicago. Il fut suivi du Pouce de douze mètres de César à la Défense, d’Espoir de paix d’Arman à Beyrouth, un empilement, sur trente mètres de haut, de chars d’assaut dans du béton, et de la Tour aux figures de Dubuffet dans l’île Saint-Germain à Issy-les-Moulineaux. Ce furent un peu plus tard
Donald Judd, en ses deux ranches et son fort de Marfa au Texas, dédiant des kilomètres carrés au milieu du désert au minimalisme mégatonnique américain, Dani Karavan créant un axe triomphal de trois kilomètres à Cergy-Pontoise, Christo emballant le Pont-Neuf à Paris et le Reichstag à Berlin. Cette décennie, la relève monumentaliste est venue de l’Indien Anish Kapoor avec, entre autres monstres, une sculpture d’acier de cent tonnes au Millenium Park de Chicago, Cloud Gate. Jan Fabre, lui, installa au Louvre quarante pierres tombales entre lesquelles rampait un lombric géant, dans la salle des Marie de Médicis de Rubens. Ce furent, ces dernières années, Anselm Kiefer et ses tourelles géantes aux portes de l’Enfer, baptisées Poussières d’étoiles, suivies des Promenades, stèles d’acier minimalistes-maximalistes de Richard Serra, tous deux investissant le Grand Palais à Paris, dans le cadre des monographies annuelles Monumenta. Invité de l’édition 2011, Anish Kapoor a conçu deux énormes structures gonflables, qui montent jusqu’à la verrière du Grand Palais, comme pour la faire exploser avant de s’envoler dans le ciel de Paris.
Toujours plus grand, toujours plus haut, toujours plus lourd, toujours plus cher: le gigantisme est devenu la marque de fabrique des stars de l’art. Des stars qui fonctionnent au star-système à l’instar de leurs homologues de la musique et du show-business. Le principe est simple: dans la lutte pour la célébrité mondiale, où une star, une mode artistique chassent l’autre, la course au gigantisme, qui écrase visuellement le public comme les décibels d’un concert de rock saturent les auditeurs, est l’arme des stars de l’art post-moderne pour s’approprier les suffrages de la foule, briller au firmament des médias et magnétiser leur cote, ventes en solo chez Sotheby’s et Christie’s, Foires de Bâle et Miami. Dans la surenchère qui fait rage, qui, de Damien Hirst, Jeff Koons, Anish Kapoor, Bernar Venet, quel Chinois mégalo, sera le premier à exp(l)oser sur la lune ?
Prenez un lieu monumental. Dans cet infiniment grand, mettez de l’infiniment grand ou, à l’inverse, de l’infiniment petit; démultipliez à l’infini ou raréfiez à l’extrême, bref infinitisez ou néantisez. L’effet est évidemment «canon». Appelons-le l’effet Gulliver. Jouez sur les oppositions binaires. Mettez du vivant dans du mort (Damien Hirst et sa demi-vache dans du formol). Du brûlant dans du froid. Du néo dans de l’ancien. Du mécanique dans du figé. Du conceptuel dans du religieux. Du vulgaire dans du luxe. Du liquide dans du solide, etc… Effet garanti.
Prenez le Grand Palais. Videz-le complètement, et placez au milieu de cette immensité une salade; baptisez l’exposition Minimenta et votre installation Dénatura Rarum (allusion à Lucrèce), surfant sur l’unanimisme écologique contemporain. Gagné! Ou bien, si vous en avez les moyens (à défaut, un sponsor du luxe y pourvoira), louez cinq cents types en smoking, crânes rasés, figés en rangs d’oignon, le regard fixe et l’index de la main droite en l’air. Titrez l’«exposition» Mise à l’Index, en protestation, direz-vous, contre la censure en Chine. Paris applaudira.
Tout, cependant, au royaume du méga-art, n’est pas toujours aussi gratuit. Telle l’installation de Christian Boltanski, invité de Monumenta 2010. Philippe Dagen, dans le Monde, la décrivait ainsi: «La nef est jonchée sur toute sa longueur de vêtements étalés sur le sol de ciment et éclairés par des néons blancs. Une pince à cinq dents rouges monte et descend le long de ses câbles, à l’extrémité d’une flèche. Elle puise dans un immense tas de vêtements, les élève dans l’air et les lâche […] Il est impossible de ne pas penser au Canada, cet endroit où, dans les camps, étaient stockés et triés les effets de ceux qui avaient été gazés.» La tragédie de la Shoah, car c’est bien d’elle qu’il s’agissait, fut infinie. Sa traduction symbolique au Grand Palais était elle-même démesurée. L’effet, pour qui avait l’intention de l’artiste présente à l’esprit, était saisissant. Mais, aussi signifiante que fût cette installation, était-ce de l’art ou du spectacle ? C’était, en tant que mise en scène géante, du spectacle. Et si le thème sous-jacent n’avait pas été si massif, si grave, dans la forme cela s’apparenterait à un show. Un show impavide et glaçant, mais un show. Chez la plupart des méga-artistes, dont les sujets, parfaitement profanes, sont autant de prétextes à une geste aussi débridée que gratuite, le gigantisme relève de cette même hubris qui s’est emparée du capitalisme financier moderne. Il reflète les mêmes fantasmes de toute-puissance qui hantent les traders de Wall Street ou les pétro-émirs bâtisseurs de tours infinies à l’assaut du ciel, à Abou Dhabi et ailleurs.
Boltanski représente cette année la France à la Biennale de Venise. Monumenta 2012 accueillera Daniel Buren. Quant à Bernar Venet, il projette, si les militaires français y consentent un jour, de poser une barre de soixante-dix mètres sur l’Arc de Triomphe à Paris, et de cercler un Arc majeur sur l’autoroute entre Metz et Thionville, immense anneau dans l’espace reposant sur 700 tonnes de béton.
On disait dans les années 80: «Small is beautiful.» Faudra-t-il dire désormais: «Big is beautiful» ? Société du spectacle; artistes metteurs en scène d’eux-mêmes; «œuvres-évènements»: le méga-art, à coller de si près au monde des puissants et à s’en faire l’obligé, n’est-il pas en passe d’inventer un académisme new look, de devenir l’art pompier de demain ?