Soljenitsyne

Les livres ont leur destin. Celui du Premier Cercle résume le combat de son auteur aux prises avec la formidable ma chine à broyer l’être humain que fut le Goulag, sigle désignant l’administration centrale des camps de travail forcé en Union Soviétique – un réseau sinistre et invisible destiné à drainer des millions de détenus – que révéla Soljenitsyne sous la métaphore de «l’Archipel». Les camps spéciaux ou prisons pour savants et ingénieurs asservis aux visées criminelles de l’État, qui avaient reçu le sobriquet de charachkas, en formaient seulement «le premier cercle», comparable à celui où apparaissent à Dante les sages de l’Antiquité païenne, simple prélude à la descente en Enfer. Le renvoi explicite à Dante, au début comme à la fin, en cadre le récit. Lorsqu’après cinq ans de charachka et trois ans de bagne, Soljenitsyne fut, en 1953, envoyé en relégation «perpétuelle» à Kok-Terek, au Kazakhstan, en lisière du désert, il portait en lui sa propre histoire de zek (détenu) qu’il rédigea en grand secret de 1955 à 1958. Une année plus tard, en 1959, il écrivit en trois semaines Une journée d’Ivan De nissovitch, que la revue Novy Mir publia en 1962 dans son fameux numéro 11, après en avoir reçu le manuscrit anonyme. Aussitôt épuisé, ce récit fit sa renommée mondiale. En ce qui concerne Le Premier Cercle, Soljenitsyne en donna une version allégée, «défigurée», en 1964, pour le publier. Mais au cours d’une perquisition chez un ami, le KGB saisit plusieurs de ses manuscrits. Le...

Les livres ont leur destin. Celui du Premier Cercle résume le combat de son auteur aux prises avec la formidable ma chine à broyer l’être humain que fut le Goulag, sigle désignant l’administration centrale des camps de travail forcé en Union Soviétique – un réseau sinistre et invisible destiné à drainer des millions de détenus – que révéla Soljenitsyne sous la métaphore de «l’Archipel». Les camps spéciaux ou prisons pour savants et ingénieurs asservis aux visées criminelles de l’État, qui avaient reçu le sobriquet de charachkas, en formaient seulement «le premier cercle», comparable à celui où apparaissent à Dante les sages de l’Antiquité païenne, simple prélude à la descente en Enfer. Le renvoi explicite à Dante, au début comme à la fin, en cadre le récit.

Lorsqu’après cinq ans de charachka et trois ans de bagne, Soljenitsyne fut, en 1953, envoyé en relégation «perpétuelle» à Kok-Terek, au Kazakhstan, en lisière du désert, il portait en lui sa propre histoire de zek (détenu) qu’il rédigea en grand secret de 1955 à 1958. Une année plus tard, en 1959, il écrivit en trois semaines Une journée d’Ivan De nissovitch, que la revue Novy Mir publia en 1962 dans son fameux numéro 11, après en avoir reçu le manuscrit anonyme. Aussitôt épuisé, ce récit fit sa renommée mondiale. En ce qui concerne Le Premier Cercle, Soljenitsyne en donna une version allégée, «défigurée», en 1964, pour le publier. Mais au cours d’une perquisition chez un ami, le KGB saisit plusieurs de ses manuscrits. Le texte passa dans le samizdat, parut à l’étranger sans son autorisation, donna lieu à des éditions pirates fautives, avant que l’auteur, en lutte ouverte désormais avec le pouvoir soviétique, n’entreprenne de le récrire en 1968, restituant l’intrigue première et la version longue qu’il envoya à l’étranger pour un petit tirage en russe. La version authentique révisée parut en 1978, dans l’édition des œuvres complètes préparée avec sa femme à Cavendish dans le Vermont où il vivait en exil depuis 1976.

La force de l’ouvrage est de tenir registre des événements réels qui ont concerné des êtres réels et leur vraie vie, comme le germaniste Kopelev, l’ingénieur Panine, le peintre Ivachev-Moussatov, la propre femme de Soljenitsyne ou encore Anna Vassilievna Issaïeva, une femme officier d’un des ministères issus du Guépéou, qui, en 1956, rendra à l’auteur des manuscrits qu’il lui avait confiés en partant au Goulag. Quant au concierge à demi aveugle, Spiridon Yegorov, Soljenitsyne lui écrivit plus tard une lettre, dont il reçut réponse.

La prison devient dans son œuvre le lieu emblématique de la condition humaine et de la conquête d’une liberté intérieure et d’une richesse spirituelle […] au cœur de l’entreprise monstrueuse conçue pour briser la volonté et anéantir la dignité d’un être humain.

L’action de cet épais roman rigoureusement construit, tient en trois jours, du samedi 24 décembre 1949, à 17 heures, au mardi 27 après le déjeuner. «Je tire mes conclusions, dit Nerjine qui incarne Soljenitsyne, non pas de la philosophie que j’ai lue mais des récits concernant des êtres réels qu’on rencontre en prison.» Mais celle-ci devient dans son œuvre le lieu emblématique de la condition humaine et de la conquête d’une liberté intérieure et d’une richesse spirituelle au milieu même des fers, au cœur de l’entreprise monstrueuse conçue pour briser la volonté et anéantir la dignité d’un être humain. Or le paradoxe ici est que «le monde extérieur» constamment sous surveillance, dans un régime policier où l’individu craint pour lui, pour les siens, pour ses biens, maintienne l’existence dans le mensonge et la crainte. Au contraire, dans cette «arche» totalement coupée du monde, ce dimanche 25 décembre 1949 dès six heures du soir, à l’exact milieu du roman, les pensionnaires de l’étrange prison, tous des savants et des ingénieurs, doivent à la liberté de converser entre eux et à l’amitié qui les unit de ressembler à ces «philosophes de l’Antiquité» qui définissaient et pratiquaient la vie heureuse. Aussi bien l’auteur convoque-t-il dans son récit les plus hautes figures de la pensée humaine et de la littérature universelle. Dante, bien sûr, dont le chant IV de l’Enfer passe en revue les poètes et les penseurs de l’Antiquité, mais aussi Goethe et le pacte de Faust, pour questionner le bonheur, «O instant, arrête-toi ! Tu es si beau» (I, v. 1699 ss et II, v. 11581, Verweile doch ! du bist so schön !), ou encore Épicure sur les désirs humains et la crainte de la mort, Montaigne et le scepticisme en matière de vérité, Platon avec l’épisode central du Banquet, à l’occasion de l’anniversaire de Nerjine, jusqu’au taoïsme et à la philosophie du Sankhya en Inde sur l’existence comme souffrance.

Plus profondément, le cours des événements conduit le groupe d’amis à aborder des thèmes fondamentaux de la vie de l’esprit, qui entrent en résonance avec les Idées de Platon, le Beau, le Vrai, le Bon. L’émotion ressentie devant le «Chêne solitaire» ou le «Ruisseau de vie» du peintre Kondrachev-Ivanov induit une tension vers une Image de la Perfection qui rappelle la découverte éblouie de Parsifal quand surgit à ses yeux, au-delà de l’abîme, «le château baigné de lumière du Saint Graal». Élévation spirituelle bien faite pour étayer l’affirmation qu’«aucun camp ne doit briser la beauté spirituelle d’un homme.» Puisqu’il s’agit dans l’art de capter l’immatériel d’une impression par la couleur et la composition, la question se pose de qui voit et connaît «la réalité spirituelle» d’un modèle. C’est là quelque chose de plus, de mieux, qu’il faut aider l’autre à découvrir en soi. Bref, l’art n’est pas objectif et le revendique. Mais le travail des savants témoigne aussi de la passion de la science. Le génial Sologdine a mis au point, sur sa planche à dessin, un chiffreur absolu pour la téléphonie cryptée et le linguiste Rubine fonde une science nouvelle, la phonoscopie, qui identifie les voix en visualisant leur empreinte sonore, comme il existe des empreintes digitales. Mais aussitôt se pose à la science la question de sa conscience: le prisonnier devra à sa trouvaille une libération anticipée, mais sa découverte servira les visées criminelles du pouvoir. Le diplomate Innokenty Volodine, qui s’était fait un devoir, à l’ouverture du roman, de trahir le tyran en dénonçant aux Américains les deux physiciens nucléaires qui transmettaient les secrets de fabrication de la bombe (Affaire Rosenberg), est identifié à la fin, grâce à l’analyseur du laboratoire d’acoustique, arrêté de la façon sinistre que décrit L’Archipel du Goulag, et condamné à perpétuité (Inferno, III, 9, Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate). Là-bas, «rien que le pire». Tout à l’opposé, Guerassimovitch, comme Nerjine, paie d’un renvoi au bagne, quand approchait la fin de sa seconde peine, son refus de prendre les gens au piège de l’appareil photographique à infrarouges qu’on attendait de lui. «On n’a qu’une conscience», comme on n’a qu’une vie. La perdre est tout autant irrémédiable. La voix des proverbes est aussi celle du paysan russe, de la profondeur populaire de Spiridon l’aveugle, à qui Nerjine fait don de son livre d’Essénine, ce qu’il avait de plus précieux, à part ses bottes de feutre pour la Sibérie.

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