Boulimique de voyages, de femmes et de livres, Hugo Pratt (1927 1995) a dessiné toute sa vie. Mû par une intense curiosité intellectuelle qui le poussa à appréhender toutes les civilisations, il a trouvé dans la bande dessinée l’expression d’un monde intérieur qui répondait à l’injonction de son père: «toi aussi, tu trouveras ton île au trésor».
«Vous allez voir par vous-même: Hugo Pratt est un artiste, un des plus grands !» L’enthousiasme du Directeur de la Pinacothèque de Paris, Marc Restellini, pourrait faire sourire. Quoi! Après des expositions comme Munch, Rouault, Soutine, Valadon-Utrillo, Jackson Pollock et autres, exposer de la bande dessinée, ce n’est pas sérieux. On salue la prouesse d’avoir trouvé une exposition de substitution à la grande rétrospective Maya, annulée au dernier moment pour des raisons politiques, mais tout de même, Corto Maltese trouverait-il vraiment sa place à la Pinacothèque, malgré les quatre millions d’albums vendus en France ? La question omet l’importante rétrospective Pratt au Grand Palais en 1986.
Entrons. L’éclairage et l’accrochage révèlent d’emblée la valeur des pièces exposées: près de cent cinquante aquarelles, des couvertures, des planches. Il faut se pencher pour regarder. Et là, une vignette de BD devient un océan. Le tourment frappe d’emblée: tourments de la mer, de la nature, tourments que procurent les femmes, tourments d’un monde toujours ivre que Corto Maltese, le navigateur à boucle d’oreille (une tradition de la marine marchande) regarde placidement avec cette décontraction parfaite que supposent son pantalon toujours immaculé, sa veste magnifiquement coupée, son allure de dandy.
Il faut aller plus loin. Hugo Pratt a ses aficionados qui connaissent par cœur la Ballade de la mer salée ou les Scorpions du désert. Patrick Amsellem, commissaire de l’exposition a eu la belle idée d’exposer dans la même pièce les 163 planches de cette Ballade de la mer salée où Corto Maltese apparaît pour la première fois, d’abord crucifié voguant parmi les flots. Où l’on voit qu’en fait de BD, Hugo Pratt avait inventé le roman dessiné. L’intensité du trait, la multiplication des points de vue et surtout le tempo employé pour raconter une histoire relèvent franchement du roman, d’une œuvre littéraire. On est dans la légende de ce Maltais né en 1887 et dont on perd la trace en 1965 mais qui «ne mourra jamais» selon Hugo Pratt lui-même. On a envie d’ajouter: «qui ne vieillira jamais».
L’exposition, au lieu de se centrer sur le héros, ouvre largement sur l’univers d’Hugo Pratt. On y trouve les thèmes qui l’ont marqué. La guerre d’abord. Le jeune Vénitien part pour la Somalie à l’âge de quatorze ans, participant aux opérations militaires de juin 1940 à mars 1941, pour suivre son père dans la police coloniale italienne. Les militaires, les uniformes semblent le hanter, non pour les décorations mais pour les plis des pantalons, les couleurs, les dégaines des tirailleurs sénégalais, les armées anglaises et italiennes. Tout ce qu’on retrouve dans les Éthiopiques (1979).
Les femmes ensuite. La Pinacothèque expose d’abord une aquarelle de la maman (1979). Elle est toujours présente, femme à part, femme toujours? «Je n’ai pas fini d’explorer le monde des femmes, et je n’en aurai jamais fini, expliquait Hugo Pratt à Dominique Petifaux, c’est comme ma recherche de la vérité, mais dans ce cas, je ne peux pas dire que les femmes aient été comme une religion […] J’ai aimé être initié par des femmes. J’aime leur malice. Et quand la femme est très malicieuse, l’amour platonique peut suffire à me donner du plaisir». Loin de la figure de macho italien Pratt est simplement un homme qui aime les femmes: Marisa Nordio, La Duchesse Marino, Semonova, Silvana Wagner, Esther, et aussi des mythes tels que Pandora… Dans sa préadolescence, Hugo Pratt travailla comme commis dans une maison close de Djibouti pour aller leur chercher le maquillage, le savon et l’eau de toilette. Il aurait pu devenir un Toulouse-Lautrec attablé à regarder le plus vieux métier du monde se déployer sous ses yeux étonnés et compréhensifs. «Vous savez, quand un Européen de treize ans découvre que les jeunes Africaines de son âge font l’amour de façon très naturelle, il est normal qu’il finisse par les imiter. L’Éthiopie est une terre de liberté sexuelle.» confiait-il à Dominique Petifaux. Et il faut dire que les portraits de femmes ont de quoi tourmenter, même ceux réalisés à la fin de sa vie, comme si le regard de Chérubin demeurait avec ses magnifiques découvertes: les premières fois… Le danger de la séduction, des poitrines neuves et des sexes qui s’offrent, procure une sensualité éternelle. Hugo Pratt la saisit par l’étonnement renouvelé de l’éternel jeune homme.
Les Indiens aussi. Il les peint et les dessine avec l’imagination venue des westerns, de cette conquête de l’ouest menée aux colts qui fascine les enfants. Hugo Pratt représente les Indiens criant, hurlant. Ils ont des flèches contre les bâtons de feu des cowboys qu’on devine. Le toujours jeune Hugo Pratt ne montre que des visages, ceux de la nature qui s’opposent à ceux d’une civilisation qui veut les éliminer. Sont-ce toujours des dessins d’enfants ? Hugo Pratt commença à dessiner des Indiens à l’âge de cinq ans. À la fin de sa vie, il revint sur ce thème en peignant des Indiens du Nord Est des États-Unis.
D’autres thèmes tels que les océans, le désert (mais n’est-ce pas la même chose ?) ou les villes (Venise, Buenos Aires, Paris, Rio, Cordoue et tant d’autres) viennent marquer profondément le spectateur, le lecteur ou simplement le visiteur. Lesquels sont frappés par le naturel et la conviction des traits d’aquarelle qui font une couverture, un projet, une idée, rassemblés sur une feuille A4. Avec l’aquarelle, Hugo Pratt savait qu’il ne pouvait pas corriger. Il aimait ce danger. Il mélange l’encre de Chine et l’aquarelle, non pour structurer les formes comme Jacques Villon, seulement pour appuyer un trait, comme une femme appuie son regard d’un trait de crayon. Rien ne semble académique mais au contraire parfaitement vivant, avec cette désinvolture du héros, Corto Maltese.
Dans ces décors aériens qui accentuent la solitude du héros, on s’étonne de voir des oiseaux et singulièrement des mouettes. «Une mouette, disait Hugo Pratt, c’est un planeur élégant et parfait». La jolie désinvolture, en un trait, rappelle que planer avec élégance et perfection fut son destin, le résumé de sa vie.