Qui ne connaît sa haute silhouette, son élégance, son sourire – charmant et caustique à la fois – la chaleur de sa conversation, son avidité de tout connaître ? Toujours en route, entre Paris et Genève, Barcelone et Cape Town, New York et Tokyo, Jean Paul Barbier-Mueller, un jeune homme de quatre-vingts ans, affiche un bel appétit de vie et une curiosité toujours en éveil, à l’affût de quelque objet rare, en quête d’une sensation inédite. Livres, tableaux, masques africains, statuettes océaniennes: Jean Paul Barbier-Mueller ne résiste à rien et rien ne lui résiste, ou presque: «Ce sont les objets qui nous choisissent et non pas l’inverse» se plaît-il à dire, passant d’une bibliothèque à un musée, d’une exposition à une salle de vente, profitant de chaque instant, de chaque rencontre.
Passionné de poésie – avant tout de la poésie de la Renaissance française et italienne – il a commencé à collectionner les beauxlivres à l’âge de treize ans. Une passion qui ne l’a jamais quitté. Serait-ce pour le consoler d’un regret, celui d’avoir renoncé à écrire lui-même, pour se lancer dans les affaires ? Une trahison ? Elle lui aura permis d’édifier une œuvre d’un type différent. Celle-ci s’impose aujourd’hui au travers d’une série impressionnante de fondations diverses, le Musée Barbier-Mueller à Genève, créé en 1977, étant la plus ancienne. Vingt ans plus tard, ce fut la Fondation BarbierMueller de Barcelone, puis, en 2003, celle de Cape Town et enfin, cette année, la Fondation Culturelle Musée BarbierMueller.Or, rien de tout cela ne se serait fait sans Monique. Fille unique du collectionneur visionnaire Josef Mueller, de Soleure, rencontrée à vingt-deux ans, elle lui a ouvert le cœur et les yeux à l’art moderne et aux arts primitifs que son père lui avait appris à faire dialoguer. Au gré de leurs passions partagées, Monique et Jean Paul ont réuni peu à peu des trésors inestimables. Mais comme ils pensent n’être que les dépositaires d’œuvres appartenant au patrimoine de l’humanité, ils ont très tôt ouvert leurs collections à un public toujours plus large. L’un de leurs soucis n’est-il pas de transmettre aux générations futures ce qu’ils ont reçu eux-mêmes en héritage ? Constater que leurs enfants sont devenus collectionneurs à leur tour n’est pas la moindre de leurs satisfactions. Leur façon noble de pratiquer un humanisme moderne a quelque chose de contagieux.
Cher Jean Paul, à quoi travaillez-vous actuellement ?Je mets la dernière main à un Dictionnaire biographique consacré aux poètes français de la seconde moitié du XVIe siècle, qui doit paraître chez Droz. J’en suis déjà à plus de quatre cents notices…C’est dire qu’à côté des grands noms et même des moins grands vous y ferez figurer quantité d’auteurs que vous êtes à peu près seul à connaître ?C’est probable. Car qui parle encore de Nicolas Clément de Trèles, géographe et poète lorrain, qui écrivait en français et en latin ? Pourtant, il a joué un rôle non négligeable à son époque; il suffit pour s’en convaincre d’ouvrir l’indispensable Bibliothèque lorraine de Jean Calmet.Vous ironisez pour me faire comprendre que nous n’avons plus aucune idée de l’extraordinaire foisonnement de cette période, par ailleurs très compliquée, puisque c’est aussi celle des guerres de religion, avec les changements de situations et les trahisons qui caractérisent ce genre de conflits.Nous sommes, en effet, devenus extrêmement superficiels; il nous faut réapprendre l’amour du détail et ne pas nous contenter du best of. Le spectaculaire est le contraire d’une culture vivante.Est-ce la raison pour laquelle vous avez publié les énormes volumes de votre Bibliothèque poétique du XVIe siècle, dans lesquels vous reproduisez toutes les pages de titre, tous les sommaires, toutes les variantes jusqu’à la plus infime différence d’une édition à l’autre ?Non. Pas exactement. Ces sept gros volumes – qui seront suivis par d’autres – sont d’abord des instruments de travail destinés aux bibliophiles, aux chercheurs, aux bibliothécaires. Il importe de faire une description aussi exacte que possible du volume que l’on tient dans sa main. Rien ne remplace le contact direct avec l’original.Et pour permettre aux chercheurs d’avoir ce contact, vous avez créé, en 1997, au sein de l’université de Genève, une Fondation BarbierMueller pour l’étude de la poésie italienne de la Renaissance, riche d’un ensemble de plus de cinq cents volumes (de Pétrarque à Chiabrera) des XVe et XVIe siècles, et qui édite une revue, Italiques, faisant état des découvertes les plus récentes dans ce domaine.Parfaitement. Mais il y a des moments où il faut sortir de l’étroit cercle des spécialistes, même si leur travail est indispensable pour la transmission, comme l’était celui des clercs et moines au Moyen Âge. Mais les clercs doivent aller vers le public. C’est pourquoi nous avons créé, au Musée International de la Réforme, à Genève, une salle aménagée en bibliothèque, qui propose un parcours didactique à travers les troubles religieux qui ont agité la France, de l’Affaire des Placards à l’Édit de Nantes, en passant par les huit guerres de religion.
Une époque à laquelle vous avez également consacré une chronique illustrée, La Parole et les armes (Hazan, 2006).Elle était également destinée à un public plus vaste que celui de l’exposition organisée en 2007 à la Fondation Bodmer, à Genève, puis au château de Chantilly, réunissant près de cent cinquante chefs-d’œuvre, remarquables par leur typographie, leurs illustrations, leur reliure. De véritables objets d’art, qui nous rappellent que le livre tient du sacré.Mais d’où vous vient cette passion des livres ? De votre mère, de votre père, de vos professeurs ?Ces derniers n’étaient déjà plus très bons à mon époque et j’étais de surcroît un élève assez médiocre qui s’intéressait à tout sauf au programme. Ce qui m’a durablement marqué, en revanche, ce sont les lectures que nous faisait mon père, avant le coucher. Tous les textes qu’il choisissait n’étaient peut-être pas de notre âge, mais ils chantent encore à mes oreilles, comme ces Séraphins en pleurs / Rêvant, l’archer aux doigts dans le calme des fleurs / Vaporeuses. Ce fut mon premier contact avec Mallarmé…Et puis, à treize ans, vous achetez la Vie de Samuel Belet et vous allez demander une dédicace à Ramuz – qui s’exécute gentiment…C’est exact. Le livre figure encore dans ma bibliothèque. Avec d’autres datant de la même époque, car il y avait alors à Genève quatre ou cinq excellents libraires d’ancien.Ami d’Albert Béguin et de Marcel Raymond, votre père n’était pas seulement un passionné de littérature, il aimait, je crois, autant la musique.Il l’aimait et, qui plus est, il la pratiquait, surtout la musique moderne. Il s’était lié d’amitié avec Stravinski, il était passionné de Bartók. Il s’est même essayé à la composition. Certaines de ses œuvres ont d’ailleurs été jouées en concert. D’autres sont dans ses archives, qui ont été déposées au Conservatoire de Paris. Mais il était également intéressé par les sciences; il a encore fait un doctorat en biologie à l’âge de quarante-neuf ans. Cela dit, la musique était également le domaine de ma mère qui comptait parmi ses ancêtres le compositeur luthérien Hermann Finck arrivé à Wittenberg à la fin de la vie de Luther.
Mais il manquait ce qui fait aujourd’hui la renommée de vos fondations: les arts premiers…C’est vrai. Ceux-là je les ai découverts grâce à Monique, chez son père, Josef Mueller. Un taiseux, qui vivait au milieu de ses tableaux et de ses objets. Mais il avait un œil extraordinaire. Vivant à Paris au début du siècle, il avait connu Léger, Rouault, avait acheté des Cézanne dès avant la Première Guerre. Puis des Matisse, des Max Ernst, des Mirò ainsi que des Picasso. Il ne cherchait guère à entrer en contact avec ces peintres: «Que me diraient-ils de plus que ce que leurs œuvres me disent ?» Une phrase que je lui ai souvent entendu répéter.Parallèlement, il s’est intéressé à l’art «primitif», comme on disait alors, à une époque où seuls quelques artistes et écrivains d’avantgarde s’y intéressaient.Josef Mueller était un précurseur, un visionnaire. S’intéresser, à cette époque-là, à l’art africain ou océanien, ainsi qu’à l’art précolombien, demandait beaucoup d’intuition, car personne alors ne disposait des informations qui, aujourd’hui, peuvent nous guider dans nos choix.Et comment le jeune littéraire de vingt-trois ans fut-il accueilli ?«Finissez votre droit, trouvez un travail, puis nous verrons…» Voilà qui était clair. Si bien que nous ne nous sommes mariés que trois ans plus tard, en 1955. En attendant, j’avais fait un stage chez un avocat, puis bifurqué vers la banque et en 1960 je fondais ma propre société de gestion immobilière.Et vous faites vos adieux à la poésie…J’ai en effet repris alors mes poèmes datant déjà de quelques années et j’ai décidé de les envoyer à Pierre Seghers: «Je ne publie plus de jeunes poètes, me répondit-il, la conjoncture n’est pas à la poésie du tout… Mais je ferai une exception… si vous voulez bien attendre un peu.» Et c’est ainsi que le Journal d’une trahison est paru en 1963, sans autre recommandation que lui-même. C’est mon plus grand titre de fierté, ma plus belle décoration…Donc, adieu la littérature… En tout cas pour quelques années, puisque vous reprenez votre activité de collectionneur en 1968.J’avais une jeune famille à nourrir, trois garçons qui demandaient toute notre attention, une société à monter. Il faut savoir faire des choix, attendre. Je me suis donc tourné vers les objets archéologiques qui étaient à ma portée. De la Renaissance à l’Antiquité, le chemin est assez direct après tout. Le premier objet dont j’aie fait l’acquisition est une statuette provenant de Rhodes.Et Monique votre épouse a repris le flambeau de son père en s’attachant à la peinture moderne.C’est cela. Je n’ai jamais acheté de tableau de ma vie. En revanche, je me suis très vite laissé prendre de passion pour les «primitifs». D’ailleurs, vous ne trouverez pas facilement une Mona Lisa tous les jours; en revanche des chefs-d’œuvre absolus d’art primitif, comme ce Sceptre au cavalier du Royaume d’Ifé au Nigeria, restaient à découvrir. Ce n’est qu’au cours des cinquante dernières années que nous avons compris que ces civilisations étaient l’équivalent des civilisations mésopotamienne, égyptienne, grecque, romaine, etc.L’aboutissement de cette évolution est la création, à Paris, du Musée du quai Branly. Vous y avez largement contribué. Elle fut en quelque sorte préfigurée par la création du Musée Barbier-Mueller à Genève, en 1977 déjà.
En effet, c’est en 1977 que nous nous sommes installés dans le bel hôtel datant de l’extrême fin du XVIIe siècle, rue Calvin, et que, non loin, nous avons pu ouvrir notre musée.Quel a été l’accueil que vous a réservé la Genève officielle ?Quand vous voulez créer un musée à Barcelone, par exemple, parce qu’une exposition Christophe Colomb que vous y avez organisée a rencontré un tel succès que vous sentez un réel intérêt pour l’art précolombien, alors on vous propose aussitôt cinq palais à restaurer ; vous choisissez le plus délabré – le palais de Nadal, datant du XVe siècle, juste en face du Musée Picasso – et trois ans plus tard, la reine vient inaugurer le «Musée BarbierMueller d’art précolombien ». C’est ce qui s’est passé en 1997. En revanche, je n’ai pas vu, en plus de trente ans, un seul ministre du Canton et République de Genève honorer de sa présence un de nos vernissages.Comment alors ne pas se souvenir du mot du chevalier de Boufflers, disant que Genève était une grande ville triste, ne manquant ni d’argent ni d’esprit, mais qu’on ne s’y servait ni de l’un ni de l’autre.Vous avez néanmoins persévéré, publié plus de quatre-vingts catalogues qui resteront comme autant d’instruments de travail, vous avez réuni une documentation inégalée et trouvé un relais au quai Branly, après de nombreuses expositions parisiennes à la Fondation Mona Bismarck.Certes, la reconnaissance nous est venue de l’étranger, de France, d’Espagne, des ÉtatsUnis, du Mexique, d’Afrique. Quant à la mentalité de mon propre pays, elle finira bien par évoluer, même si c’est très lentement. Qui sait, peut-être que Genève se dotera enfin d’un musée digne des collections que nous possédons. N’arrêtons pas de rêver, ni de nous battre pour ce que nous aimons.
En quelques mots
Qu’est-ce qui vous émeut……dans un objet ?L’anonymat des mains, des yeux qui l’ont caressé avant les miens, et l’ont doucement patiné.…dans une peinture ?Ce qu’elle me chuchote, après que je l’ai longuement apprivoisée.…dans une sculpture ?La force avec laquelle elle peut parfois envahir l’espace (je pense à L’Homme qui marche de Giacometti).…dans une photographie ?Il est rare qu’une photo me touche, à moins qu’elle ne ressemble à un fusain de Seurat (cela existe). Au diable les Mapplethorpe et les Helmut Newton. Certes, un artiste doit être provocateur. Il y a des années-lumière entre la provocation et la vulgarité.…dans un livre ?Je n’éprouve de vraie émotion que devant un livre ancien, dont il faut que le texte soit essentiel, et que sa reliure soit d’époque. Ainsi les Hymnes de Ronsard de 1555 que je possède dans une reliure merveilleuse en vélin, ornée d’un décor orientalisant doré au petit fer, le papier étant aussi blanc que s’il sortait de la librairie Payot (publicité gratuite).…dans une musique ?La paix qui émane d’un morceau au tempo lent, comme l’aria de la Troisième suite de Bach, ou l’adagio de la Cinquième symphonie de Beethoven. J’apprécie autant Bartók que Philipp Glass, mais ils ne parlent qu’à mon intellect.…dans l’architecture ?Qu’elle ne soit pas un exploit de virtuose, comme le Musée Guggenheim de Bilbao, mais qu’elle assouvisse un besoin de perfection, sans qu’on perde de vue sa fonction. À cet égard, Palladio m’émeut par la sérénité de ses façades et me sidère par l’efficacité du plan des étages de ses villas de Vénétie.Si vous deviez choisir une œuvre……dans la peinture ?C’est comme si vous me demandiez de choisir entre mes trois fils… Impossible! Je vous dirai donc (le regret au ventre): La Jeune fille à la perle (à Delft) de Vermeer, le Portrait de Gertrud Stein (au Met) de Picasso, et L’Anglaise du Havre (au Musée d’Albi, Palais des évêques) de Toulouse-Lautrec.…dans la sculpture ?La plus grande des deux statues masculines grecques en bronze du Ve siècle av J.-C., attribuée à Phidias, retrouvée dans la mer entre Calabre et Sicile, que j’ai vue à Rome, et qui est maintenant à Catane, je crois?…dans la musique ?Apollon Musagète, de Stravinski, pour sa subtilité. Mais, du même Stravinski, le Sacre du Printemps, pour les jours de fête.…dans l’architecture ?Saint Marc de Venise, chef-d’œuvre de l’architecture byzantine dépassant tout ce qui fut fait par les Byzantins euxmêmes, probablement.…dans la littérature ?La Ballade des pendus de François Villon (vous avez bien parlé «d’émotion» ?). Sinon, évidemment, À la recherche du temps perdu, de Proust.
Parcours
Jean Paul Barbier-Mueller est né à Genève en 1930. Il a grandi sous l’influence d’un père que tout passionnait: la poésie, la philosophie, la musique – l’une des ses œuvres fut créée à Seattle (USA), en 1985 –, ou la science (il obtint son doctorat en biologie à l’âge de 47 ans).Après des études de droit à Genève et à Londres, il s’inscrit au barreau, mais se retrouve assez rapidement au service d’une grande banque, puis directeur, à 28 ans, d’une société financière. En 1960, il crée sa propre entreprise, la Société Privée de Gérance.Collectionneur à la suite de son beau-père Josef Mueller, il s’oriente vers les arts des civilisations «non occidentales». Avec sa femme Monique, il crée à Genève, en 1977, le Musée BarbierMueller, qui organisera plus de quatre-vingt-dix expositions. Elles ont pour la plupart été accompagnées par la publication de catalogues importants qui présentaient les différentes sections de la collection familiale, et ce, avec la collaboration des plus grands musées d’Europe, d’Amérique et d’Asie. Jean Paul Barbier-Mueller conduit lui-même ou finance des recherches en Indonésie et en Afrique.En mai 1997, le Musée Barbier-Mueller d’Art Précolombien ouvre ses portes à Barcelone, inauguré par la reine Sofia. Il complète une collection d’éditions anciennes de poètes de la Renaissance, commencée à l’âge de 13 ans, et en publie peu à peu lecatalogue. En 1997, sa femme et lui créent, en faveur de l’Université de Genève, la Fondation Barbier-Mueller pour l’étude de la poésie italienne de la Renaissance. Cette Fondation a reçu une dotation et s’est vu remettre environ deux cents volumes des XVe et XVIe siècles, d’une valeur culturelle considérable. Elle en compte aujourd’hui plus de cinq cents.En décembre 2009, Jean Paul Barbier-Mueller signe un accord avec le Musée de l’or au Cap. Ses collections sont exposées par roulement sur le continent africain, et de manière permanente au musée du Cap, rebaptisé Gold of Africa Barbier-Mueller Museum.En 2010, la Fondation Culturelle Musée Barbier-Mueller « pour témoigner des peuples oubliés », voit le jour, avec le soutien de Vacheron Constantin. La Fondation, dont les buts non lucratifs sont strictement scientifiques, a pour vocation de soutenir, au niveau international, des missions d’observation anthropologique, des publications et des conférences.Jean Paul Barbier-Mueller est en France Commandeur de l’Ordre de la Légion d’Honneur, Commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres. Par ailleurs, il est Commendatore dell’Ordine al Merito della Repubblica Italiana, Officier de l’Ordre royal d’Isabelle la Catholique et S.M. le Roi d’Espagne lui a remis les insignes de Grand Officier de l’ordre du Mérite Civil. Il est aussi Officier de l’Ordre du Mérite Ivoirien.