«Je ne peins pas avant de voir», disait ce peintre dont toute l’œuvre, abstraite ou non, esthabitée, hantée par la présence concrète et vivante du monde visible.
Naître dans la forteresse Pierreet-Paul, à Saint-Pétersbourg; recevoir le baptême dans l’église où reposent les tsars; être un enfant heureux et riche dans cette prison dont le nom fait trembler la Russie; à l’âge de trois ans, s’enfuir de ces lieux sacrés et maudits, nuitamment, dans une vieille calèche, tandis que par toute la cité grise et blanche, brûlent les feux de la Révolution russe, et que les prisonniers de son père ont gagné le droit de vous lyncher dans la rue (son oncle subira ce sort); s’exiler dans la peur et le dénuement; voir ses parents mourir alors qu’on n’a pas atteint ses dix ans: rien de tout cela ne suffit à faire un génie. Mais comment douter que tout cela n’ait pour toujours hanté la vie et l’œuvre de Nicolas de Staël, fils du dernier gouverneur de la forteresse bâtie par Pierre le Grand ? Comment douter que les noirs, les gris, les rouges, les blancs de sa peinture ne soient les témoignages déchirés de ce passé fantastique et pourtant bien réel ?
Cette enfance à nulle autre pareille, sans y chercher la clé d’une œuvre qui n’a nul besoin d’être rehaussée par les images de la vie, ne peut-on pas y voir le symbole d’une peinture faite à la fois d’angoisse profonde et d’éclatante liberté ? Qu’on y songe: être un prince dans un château de conte de fées – mais ce château, c’est une prison. De ses remparts, on domine la Néva, on embrasse la ville entière, le regard porte à l’infini, suivant cette géométrie de rêve fou, Saint-Pétersbourg, tandis qu’au-dessous de ses pieds d’enfant, des hommes croupissent dans les fers. Dostoïevski fut de ceux-là.Sentiment grisant que la vie vous appartient, et l’espace, et la puissance; sentiment affreux que toute vie est contrainte, étouffée, blessée. Ivresse de la liberté, certitude qu’il n’y a pas d’issue. Nicolas de Staël s’est suicidé à l’âge de 41 ans, après avoir peint des tableaux dont l’énergie vitale allait toujours croissant. Le tout dernier, ce fameux Concert inachevé, dedimensions gigantesques (3,5 mètres sur 6), qui sait s’il ne représente pas le ciel incendié de Pétersbourg, au-dessus de ses bâtiments blancs et noirs, tandis que la contrebasse dorée, à droite, avec son manche effilé, ressemble à la cathédrale Pierre-et-Paul, avec sa flèche surmontée d’un ange invisible ?Rêveries que tout cela – même si des critiques ont affirmé que certains des derniers tableaux du peintre évoquaient effectivement la forteresse de son enfance; notamment Le fort carré d’Antibes, qui date de son ultime année. Rêveries, mais faut-il se les interdire ? Car elles nous aident peut-être à répondre à cette question qui, du vivant de Nicolas de Staël, divisait les amateurs: pourquoi cet artiste, qui s’était résolument voué à la peinture abstraite, est-il retourné, avant de mourir, à la figuration ?
Dans les années cinquante, les positions étaient souvent si dogmatiques et si tranchées que ce «retour» à la peinture figurative apparut à certains comme une régression, voire une trahison. Si David Sylvester relevait chez le Nicolas de Staël des années cinquante une «communion spontanée avec le monde visible»1, c’était pour le regretter… D’un autre côté, les défenseurs de la figuration devaient bien constater que les tableaux de ce Russe exilé, quels qu’ils fussent, natures mortes, paysages ou nus, avaient une étrange tendance à se confondre avec des œuvres «non-figuratives». Les toiles siciliennes de 1954 (Syracuse, Agrigente), n’auraient-elles pu s’appeler Compositions, comme des œuvres abstraites des années quarante ?
Heureusement des spectateurs clairvoyants, comme le poète Jean Cassou, comprirent qu’il était absurde de vouloir tirer cette peinture du côté de l’abstraction, comme de prétendre l’annexer à la figuration. Le choix de l’«abstrait», dans les années quarante, n’avait signifié pour de Staël qu’«une plus vaste plongée dans les forces cosmiques pures, c’est-à-dire au fond de l’universel concret»2. En d’autres mots: les formes de la peinture sont toujours les formes du monde. Le peintre lui-même avait réglé la question, avec les mots les plus simples: «Je n’objecte rien à ce qui tombe sous les yeux. Je ne peins pas avant de voir»3.Peindre, c’est toujours peindre ce qu’on voit. Quel artiste serait assez fou pour avoir des préventions contre le visible ? Simplement, le peintre voit avec tout son être. Tout ce qui l’impressionne, il en fait du visible. Son corps, comme son cœur, ont des ocelles. Il voit le souvenir, il voit le rêve, et l’angoisse, et l’espérance. Dans les formes concrètes, il voit des formes pures, et réciproquement. Dans les couleurs du monde, il voit des couleurs pures, et réciproquement.
Dès lors, un match de football en nocturne au Parc des Princes (lieu que son nom prédestinait à la visite d’un tel peintre) va susciter chez de Staël toute une série de tableaux qui, pour certains, ne révèlent leur «sujet» que dans leur titre (Footballeurs) tandis que d’autres sont «figuratifs» au point qu’on y distingue les plis de la culotte du dribbleur en action. Cette sorte d’apparition-disparition du sujet, ou si l’on préfère, cette présence du sujet sous forme d’aura du tableau, comme s’il nous était donné par surcroît, n’est-ce pas le mystère même de l’art pictural ? Car toute peinture, même la plus clairement figurative, représente le monde, mais n’est pas le monde. Elle est à la fois moins que lui (on ne peut pas vivre dans son espace, on ne peut pas boire aux splendides Bouteilles de Nicolas de Staël) – et plus que lui, infiniment plus: l’âme peut se désaltérer à ce tableau. La peinture semble nous retirer le monde visible dans le geste même de nous l’offrir. Mais c’est l’inverse qui se produit: elle nous retire le monde pour mieux nous l’offrir, dans ce surcroît de présence, cette aura si puissante, si lumineuse, des derniers tableaux de Nicolas de Staël – aura qui figure, à l’état brut, dans l’icône qu’il peignit à l’âge de vingt ans.Dès lors, peu importe que dans le Concert, je voie des partitions blanches, un piano noir, une contrebasse d’or sur fond rouge, ou que j’y découvre par surcroît le passé resurgi d’un enfant fasciné, terrifié par les violences d’octobre 1917, au cœur de Pétersbourg, cauchemar de pierre. La beauté d’un tableau, c’est sa puissance évocatoire – et dans tout chef-d’œuvre palpitent les lumières d’une enfance perdue.