Héritage de l’Ermitage De Matisse à Malevitch

Surprise ! C’est sur les bords de l’Amstel, et non sur les rives de la Néva, que l’esthète voyageur découvre un héritage pictural exceptionnel. Par la grâce d’une belle rénovation, l’Amstelhof, un ancien hospice du XVIIe siècle, est en effet devenu, l’année dernière, l’Hermitage d’Amsterdam. Ce lieu, destiné à accueillir ponctuellement les œuvres issues des immenses collections du musée russe, présente aujourd’hui un magnifique échantillon de peinture moderne.Amsterdam et Saint-Pétersbourg, villes de canaux, ont plus en commun que la géographie particulière quiles fait parfois surnommer, l’une et l’autre, «Venise du Nord». L’histoire les lie également, qui modela l’une à l’image de l’autre, selon la volonté de Pierre le Grand, «Empereur de toutes les Russies». Le XVIIe fut le siècle d’or hollandais, et Amsterdam, admirée par le monarque, constitua une étape privilégiée de laGrande Ambassade de 1697-1698. Par ailleurs, la fondation de Saint-Pétersbourg, bien que décidée et mise en œuvre dans la plus pure tradition autocratique – on prétend parfois que la ville, qui repose sur des pilotis, est bâtie sur les squelettes de ses constructeurs –, ouvrit une fenêtre sur l’Europe dans une Russie quasiment féodale. Plus tard dans le siècle, Élisabeth Ière et surtout, Catherine II, la Grande Catherine, continuèrent dans cette voie. L’exposition hollandaise s’inscrit dans la droite ligne de la tradition europhile de la Russie. Vérification faite, Matisse n’y côtoie guère Malevitch représenté uniquement par l’emblématique Carré noir sur fond blanc; en revanche, il retrouve avec bonheur son meilleur ennemi Pablo Picasso. Ces deux géants sont par...

Surprise ! C’est sur les bords de l’Amstel, et non sur les rives de la Néva, que l’esthète voyageur découvre un héritage pictural exceptionnel. Par la grâce d’une belle rénovation, l’Amstelhof, un ancien hospice du XVIIe siècle, est en effet devenu, l’année dernière, l’Hermitage d’Amsterdam. Ce lieu, destiné à accueillir ponctuellement les œuvres issues des immenses collections du musée russe, présente aujourd’hui un magnifique échantillon de peinture moderne.
Amsterdam et Saint-Pétersbourg, villes de canaux, ont plus en commun que la géographie particulière quiles fait parfois surnommer, l’une et l’autre, «Venise du Nord». L’histoire les lie également, qui modela l’une à l’image de l’autre, selon la volonté de Pierre le Grand, «Empereur de toutes les Russies». Le XVIIe fut le siècle d’or hollandais, et Amsterdam, admirée par le monarque, constitua une étape privilégiée de laGrande Ambassade de 1697-1698. Par ailleurs, la fondation de Saint-Pétersbourg, bien que décidée et mise en œuvre dans la plus pure tradition autocratique – on prétend parfois que la ville, qui repose sur des pilotis, est bâtie sur les squelettes de ses constructeurs –, ouvrit une fenêtre sur l’Europe dans une Russie quasiment féodale. Plus tard dans le siècle, Élisabeth Ière et surtout, Catherine II, la Grande Catherine, continuèrent dans cette voie.

L’exposition hollandaise s’inscrit dans la droite ligne de la tradition europhile de la Russie. Vérification faite, Matisse n’y côtoie guère Malevitch représenté uniquement par l’emblématique Carré noir sur fond blanc; en revanche, il retrouve avec bonheur son meilleur ennemi Pablo Picasso. Ces deux géants sont par ailleurs bien entourés, puisque Van Dongen, Derain, Vlaminck, Marquet et bien d’autres viennent se joindre à la Danse. De fait, si Malevitch semble presque avoir été convoqué pour fournir une belle allitération au titre de l’exposition, le sous-titre, lui, ne ment pas: nous avons bien affaire aux pionniers de l’art moderne.Le musée de l’Ermitage fut en quelque sorte fondé par Catherine; comme il arrivait à la souveraine d’acheter mille œuvres d’art d’un coup, on est en droit de lui attribuer tant le noyau de la collection que les murs qui l’abritent. En 1852, Nicolas Ier, grand collectionneur lui aussi, décida d’ouvrir au public l’Ermitage, dont l’accès était réservé jusque là aux membres de la cour impériale.

Néanmoins, si ce musée d’État peut se targuer de posséder une aussi belle collection de peinture moderne, ce ne sont pas tant les souverains russes qu’il faut remercier, que deux anonymes, avec qui d’ailleurs l’histoire ne fut guère plus tendre qu’avec lesdits souverains, Serguey Shchukin et Ivan Morozov. Ces deux richissimes industriels russes du textile multiplièrent en effet, jusqu’en 1914, les voyages à Paris, à une époque où leurs pairs moscovites, mais aussi la plupart des collectionneurs occidentaux, s’intéressaient encore bien plus à la peinture académique qu’à ces curieux phénomènes qu’étaient les Impressionnistes, les Pointillistes, Nabis, Fauves ou autres Cubistes.Des deux collectionneurs, Serguey Ivanovich Shchukin (1854-1936) fut sans aucun doute le plus excentrique, dans son rapport à la fois passionné et confiant à l’art et aux audaces des avant-gardes. Volontiers sujet aux coups decœur, il collectionna à partir de 1895 les œuvres de Monet, puis de Cézanne, Van Gogh et Gauguin, non sans péril: on raconte qu’un jour, l’un de ses invités, d’un stylo rageur, cribla de taches d’encre l’un des Monet du maître de maison.

Shchukin noua, dès 1906, une relation durable avec Henri Matisse, obtenant de l’artiste, en retour, une confiance aussi grande que celle qu’il lui manifestait. Outre les toiles qu’il achetait directement, le collectionneur commanda à l’artiste de nombreux travaux, au risque parfois d’être surpris: ainsi la célèbre Harmonie en rouge était-elle destinée, de manière tout à fait explicite, à être une harmonie en bleu. Nonobstant le risque réel de déplaire à son commanditaire, Matisse choisit le rouge – et quel rouge ! – et le collectionneur se déclara enchanté. Plus tard, le Russe commanda pour l’escalier de sa maison deux panneaux, qui allaient devenir La Danse et La Musique. Dans une lettre adressée à Matisse, datée du 20 décembre 1910, il écrit: «[…] En somme, je trouve les panneaux intéressants et j’espère les aimer un jour. J’ai toute confiance en vous. Le public est contre vous mais l’avenir vous appartient.»Picasso fut probablement présenté à Shchukin par Matisse. On sait les relations assez particulières, entre admiration et incompréhension, qu’entretenaient les deux hommes, « aussi différents que le Pôle Nord et le Pôle Sud» selon le mot de Matisse lui-même. Pourtant, conscients d’être tous deux des artistes en avance sur leur temps, et finalement d’avoir en l’autre leur seul alter ego, ils développèrent au cours des années une véritable amitié personnelle tout en entretenant une incontestable émulation artistique. On raconte que Matisse mourut face à un tableau que Picasso lui avait apporté afin d’avoir son avis. Matisse contempla la toile un long moment, puis demanda quelques jours pour y réfléchir. La maladie, venant rompre cette «fraternité artistique», l’empêcha de tenir sa promesse.

Le collectionneur saisit immédiatement l’importance des recherches cubistes menées par l’Espagnol. Pourtant, l’attraction qu’exerçaient sur lui les œuvres de Picasso était différente de la séduction dégagée par celles de Matisse. Le Russe parlait même d’une espèce d’hypnotisme qui le retenait de plus en plus longtemps, chaque matin, devant cette première toile cubiste accrochée dans le couloir sombre qui menait à sa salle à manger. Cette fascination le conduisit finalement à acheter, en sept ans à peine, cinquante et un Picasso, complétant sa collection par des œuvres antérieures; on finit par dire de lui qu’il possédait «plus de Picasso que Picasso lui-même !» Ainsi, par la grâce d’un collectionneur exceptionnel, se poursuivit dans la lointaine Russie le dialogue si fécond entre les deux fondateurs de la modernité picturale.Alors qu’Ivan Morozov gardait sa collection pour un usage privé, Serguey Shchukin avait au contraire ouvert la sienne au public depuis 1907. Les deux hommes avaient en outre manifesté l’intention de léguer leur collection à leur pays. L’histoire ne leur laissa pas l’occasion d’exercer leur générosité: en 1917, les collections Shchukin et Morozov furent nationalisées, devenant respectivement le premier et le second Musées de Peinture Occidentale Moderne, avant d’être fusionnées en 1923. Craignant pour leur vie, les deux hommes finirent par fuir le pays, s’installant dansce Paris dont ils avaient tant aimé la peinture. Morozov mourut en 1921, et Shchukin en 1936. Aucun des deux ne revit jamais sa collection.En 1948, le musée fut fermé sur ordre de Staline, peu amateur d’audace en matière picturale. Échappant de peu à la destruction pure et simple, les tableaux, mis en caisse pendant la Seconde Guerre, furent partagés entre l’Ermitage et son rival de toujours, le musée Pouchkine. Ce n’est qu’après la mort du dictateur que les musées, petit à petit, osèrent accrocher à nouveau dans leurs salles ces chefs-d’œuvre, sans toujours mentionner leur provenance.Tout le mérite de l’exposition d’Amsterdam n’est-il pas de mettre en lumière, au-delà de toiles exceptionnelles, les figures de ceux qui surent reconnaître d’emblée les pionniers del’art moderne ?




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