Pierre-Alexis Dumas, petit-fils de Robert et fils de Jean-Louis qui ont développé la maison de façon si spectaculaire, est membre de la famille fondatrice Hermès. Directeur artistique de la célébrissime maison, Pierre-Alexis Dumas a su trouver la cohérence esthétique qui fait la personnalité d’une marque. Rencontre avec un manager d’art, héritier d’un passé riche qui ouvre vers l’avenir.
Christophe Mory: Vous êtes entré dans la maison par la porte de la soie. Comment avezvous entrepris le tournant, ou suivi l’évolution de cette matière ?Pierre-Alexis Dumas: Après soixante-dix ans de pratique, la maison Hermès dispose d’un savoir-faire qui a évolué pour devenir une écriture graphique à part entière. Dans ce cadre, la soie est un merveilleux support pour la couleur, le trait. Quand on parle de textile, il faut d’abord penser à l’armature; c’est elle qui crée une texture accrochant la lumière de différentes façons. La dernière décennie du XXe siècle a été celle de la grande vague du monochrome. Sur un vêtement conçu comme fonctionnel et utilitaire, l’imprimé passait pour superflu. Cela reflète une époque où l’imprimeur, même chez nous, se sentait désavoué. C’est dans ce climat que je suis arrivé comme directeur artistique pour la soie. Notre public s’était un peu lassé de la formule. J’ai voulu relancer l’esprit vers plus de fantaisie, d’imaginaire, oser aller vers le dessin et bousculer un peu les règles établies. Il faut être clair: en tant que directeur artistique, jepense servir nos clients en soutenant le développement de créations fortes. J’ai fait appel alors à la styliste Bali Barret pour repenser le support, le format, le dessin, les couleurs, tout en s’appuyant sur un savoir-faire maison indéniable, un outil de production performant et des mains fabuleuses.Une révolution ?Une évolution. L’œil a évolué très rapidement. Aujourd’hui, on est capable de trouver parfaite une image asymétrique, dissonante, patchwork, floue… Dans les années quatrevingt, le carré Hermès ressemblait à la musique de Bach, symétrique, posée, architecturée. Aujourd’hui, nous imaginons des formes qui étaient impensables il y a à peine dix ans.
Les techniques ont-elles beaucoup changé ?Les dessinateurs de la maison ont entre 25 ans et plus de 80 ans. Il y a quelque dix ans, on a vu arriver des jeunes avec leur clef USB alors que les autres venaient avec de magnifiques gouaches sur papier. Il y a une génération-crayon-papier-gomme-encre-gouache et une autre numérique-logiciels-USB-docsattachés. L’outil informatique au début a un peu appauvri les expressions: tout le monde utilisait les mêmes palettes, les mêmes instruments. Dix ans après, un mélange s’est opéré: nous avons désormais des maquettes dessinées, retouchées ensuite à l’outil informatique puis redessinées pardessus.Vous parliez de formats. Le carré n’est-il plus de 90 cm de côté ?Si, bien sûr. Mais nous avons travaillé sur d’autres formats comme le triangle ou le losange qui permettent un porter différent. Le losange, par exemple, dans sa diagonale devient une écharpe très longue, idéale pour un homme. Un dessin ne se pose pas sur n’importe quel format. Le format induit une composition qui est le fondement même du dessin.Depuis quelques années, Hermès thématise ses créations: Afrique, main, arbre, entrez dans la danse… Comment choisissez-vous vos thèmes ?Au départ, il s’agissait d’une idée de mon père qui voulait mettre en lumière la maison sous un angle différent chaque année. Mon père se racontait une petite histoire qui était son fil d’Ariane. Il imagina un personnage, le lad d’Hermès, qui arrive en Afrique, qui voit un arbre dans lequel il monte pour y regarder les étoiles. Quand le jour se lève (c’était l’année 2000, «premiers pas dans le siècle»), il descend de l’arbre pour découvrir la beauté du monde. En une phrase vous avez les thèmes des cinq dernières années. Je crois très fort aux symboles, qui expriment les valeurs de notre maison.
Comment la photographie s’intègre-t-elle dé- sormais dans le carré ? Dans les années soixante, Robert Dumas, le père du carré, entreprit une collaboration avec Robert Delpire à partir de photos de coquillages. Il s’agissait de photos montées et reproduites sur la soie. L’objet devint graphique, différent de l’illustratif et du narratif d’Hermès. Plus tard, Jean-Paul Gaultier sut réunir ces deux voies. Nous avons réalisé des images comme dessinées mais à partir de photos. Il fallut alors travailler motif par motif et ajuster l’image à l’impression textile. Jean-Paul Gaultier offrait une nouvelle forme de représentation: par la captation de la lumière reconstituée, par l’impression au cadre, on parvenait à un hyperréalisme assez troublant entre le dessin et la photo. Ce «Projet Carré» (son titre) donne envie de collaborer avec d’autres photographes.Et aujourd’hui, comment choisissez-vous les thèmes annuels ?Ils viennent à moi. Cela paraît ésotérique mais l’évidence est la force de la clarté. Cela exige de laisser l’intuition se construire. Elle est le raccourci de l’inconscient. On perçoit beaucoup de choses, on se nourrit intellectuellement de mille façons : on écoute, on voit ce qui se fait dans les arts vivants, on lit, on nourrit son cerveau et peut-être aussi son cœur, d’informations et de sensations qui ne cessent de nous construire. Le sommeil tient aussi un rôle fondamental dans le processus. Il est si important de rêver, même éveillé. Pendant ce temps, des pensées s’additionnent, émergent. Elles peuvent être dangereuses car les impulsions parfois conduisent à des impasses. Il est curieux aussi de constater que lorsqu’une chose est pensée, elle l’est simultanément par plusieurs personnes à différents endroits du globe. Dans la mode, les gens sont hypersensibles. La diffusion des idées a de quoi troubler.
Ce qu’on appelle l’air du temps ?Je crois que l’intuition est la synthèse de la culture à un temps donné. Je vous l’ai dit, le thème est le fil d’Ariane. Le sujet principal reste la maison Hermès qui existe depuis 173 ans. Nous avons oublié la voix des anciens qui ont tant de choses à dire. Nous disposons d’une importante quantité d’archives des années trente. À cette époque-là, la maison avait déjà fêté son centenaire… Nous avons un faisceau de valeurs positives, humanistes, qui reflètent la civilisation à laquelle nous participons à notre petite échelle. Cette année, l’année du conte, nous mettons en lumière la tradition orale, la légèreté, le rire, l’émerveillement, la poésie, l’imaginaire, la transformation, l’alchimie et la métamorphose.Et à l’avenir ?Tout est lié. Le prochain thème découle du conte. Un thème en engendre un autre. Le cheminement n’est pas cartésien mais intuitif. Lorsqu’il est défini, je le partage avec les créatifs qui se l’approprient. Notre fil d’Ariane se déroule comme si nous étions en bateau et que nous voyions des îles apparaître. Pour des questions évidentes de calendrier, nous avons bouclé le thème 2012 et planchons sur celui de 2013.Le cheval y a-t-il toujours sa place ?Plus que jamais. Hermès a commencé comme sellier-harnacheur. Ce métier plurimillénaire est à jamais au centre du dispositif esthétique de la maison. Ce métier consiste à sangler 600 kilos de muscles. Quand on fabrique une selle, il faut penser au cheval avant le cavalier. Le cavalier peut se plaindre, pas le cheval, et si la selle le blesse ou lui fait mal, on va à la catastrophe. Le cheval, comme client hyper exigeant et muet, reste une source d’inspiration, un emblème. Il reste une force irrationnelle que l’homme cherche à dompter: sa plus belle conquête, jamais démentie malgré les spectaculaires progrès de la science. Pour 2010, le cheval est à l’honneur: il n’y a pas de conte sans cheval qui exerce sur l’homme un pouvoir mythique, une énergie vitale marquée par la force, la puissance et la grâce. Hermès est bien placé pour repenser notre relation au cheval, animal qui incarne l’union ambiguë d’une masse énorme sur des chevilles de ballerine.
Hermès n’a-t-il qu’une place esthétique dans le monde équestre ?Depuis la construction du Grand Palais en 1900 et jusqu’en 1957, il s’y déroulait un concours hippique annuel où Hermès était présent. C’était un événement équestre incontournable. Nous avons eu l’idée de le relancer cette année, en partenariat avec la Fédération Française d’Équitation, le Grand Palais et GL events. Les 3 et 4 avril prochains, on pourra enfin assister au Saut Hermès au Grand Palais qui sera un concours de très haut niveau (CSI 5*), une semaine avant la finale des championnats du monde qui se déroulera à Genève. Je suis fier de pouvoir dire qu’Hermès ramène le cheval au Grand Palais.Le temps et la durée sont parmi vos préoccupations. Comment s’inscrivent-ils dans le processus de création ?Le temps est une dimension physique implacable. Nous ne saurions échapper à l’obligation de prendre le temps de faire les choses et que les choses se fassent. Si tel projet exige deux ans de développement, ce temps sera incompressible, sans quoi on brûlerait les étapes. On ne pourra jamais « miniaturiser » le temps qui participe aussi à la transformation de la matière: les matériaux se patinent, en absorbent la marque… et durent. La durée, quant à elle, est une notion très actuelle. L’objet consommable et jetable vient du XXe siècle et va devenir très ringard. Nous entrons dans une ère de la durabilité. L’objet doit être réparable, doit pouvoir se transmettre; alors, il est précieux et essentiel. Mon grand-père disait: «Le luxe, c’est ce qui se répare». Ce qui est rare aujourd’hui. Or, le jetable a fait son temps. On sera obligé de changer parce que se poseront les problèmes d’énergie, de transports. L’hyperconsommation aura été une parenthèse dans notre histoire comme les Années Folles ou les Trente Glorieuses. Désormais, nous avons un rôle de pionniers ou de précurseurs à jouer.
La mémoire serait-elle une des valeurs de la maison Hermès ? Bien entendu ! Il n’y a pas de création artistique amnésique. Il me paraît essentiel d’apporter une idée en assumant les références historiques, en les connaissant. Une œuvre véhicule souvent tout un pan de l’histoire de l’art. La création ex-nihilo ? Je demande à voir ! Tous les artistes reconnaissent leurs filiations, qu’elles soient explicites ou implicites. Chez Hermès il en va de même: il faut en connaître l’histoire pour comprendre et avancer.Après avoir insufflé une nouvelle dimension à la soie, vous avez proclamé Hermès éditeur d’art. Qu’est-ce qui vous a motivé ?La maison dispose de toute la chaîne de fabrication des carrés. Devant cette fabuleuse machine à rêver, je me suis demandé si nous ne pouvions pas confronter ces savoir-faire àun plasticien qui viendrait voir le processus de fabrication afin que naisse une œuvre particulière, un objet à la frontière des arts plastiques et des arts appliqués. En d’autres termes, ne pourrions-nous pas proposer une nouvelle forme d’expression artistique sur soie ?Quels artistes vous intéressent-ils ?Pour commencer, je me suis penché sur l’œuvre de Joseph Albers (1888-1976). Il avait réalisé tout un travail, ses «hommages au carré», fruits de ses études sur la couleur. Il a réduit son sujet à des compositions relativement simples: des carrés dans des carrés qui lui permettaient de travailler l’interaction des couleurs; de constater comment elles réagissent les unes envers les autres dans une approche systématique d’à-plats. Je trouvais formidable d’en reproduire une sélection, enthousiasme partagé par Nicholas Fox Weber, le directeur de la Fondation Josef & Anni Albers à Bethany aux États-Unis, qui dispose des droits sur ces œuvres. Ainsi avons-nous pu reproduire différentes colorations d’Albers : six esprits de couleurs tirés chacun à deux cents pièces, des objets rares qui expriment la contemporanéité de nos métiers très anciens. J’aime ces noces de la rigueur artisanale et de l’audace artistique. Dialoguer avec des plasticiens, des créateurs, des stylistes dans le domaine des arts appliqués, dans le respect d’une sensibilité, d’une époque, voilà une réinvention permanente. Pour la suite, nous allons approcher des artistes vivants.
En 2008, vous avez créé la Fondation Hermès. Quels sont ses champs de travail ?Mon père rêvait d’une fondation qui canalise et dynamise le mécénat traditionnel. La Fondation a défini quatre axes liés aux valeurs d’Hermès: la valorisation et la préservation des savoir-faire artisanaux; le soutien à la création contemporaine dans le champ de l’actualité artistique; le soutien à des organismes qui œuvrent pour l’accès à l’éducation et à la formation d’enfants et de jeunes adultes; le soutien à des programmes de recherche dans le domaine de l’environnement avec une activité orientée tout particulièrement vers l’étude et la préservation de la biodiversité.En ce qui concerne la démarche artistique, vous avancez sur vos deux jambes: le savoirfaire artisanal et la création.Mettre en avant, voire pérenniser les savoirfaire artisanaux est une nécessité. Parmi les projets actuels, nous travaillons avec le Muséede la Musique de Paris, à la réalisation d’un fac-similé d’un piano Érard de 1802, parfaite réplique de l’instrument de Beethoven. Pour la promotion de l’art contemporain, nous disposons d’un réseau unique de galeries dont la dernière, en Suisse, se trouve à Berne, l’espace TH13 (13, place du Théâtre), lieu dédié à la photographie où nous avons exposé une jeune photographe, Sarah Girard, qui a réalisé un travail exceptionnel sur la psychanalyse à partir de détails de cabinets: divan, coin de plafond, fauteuil du praticien, etc. La H Box enfin, promeut de façon assez spectaculaire des vidéastes.
La H Box comme emblème de votre part dans la création contemporaine ?L’idée en est venue avant la Fondation, et fut structurante pour celle-ci. Nous avions envie d’être présents dans l’art contemporain. Mais nous n’avions ni le besoin ni le désir de développer une identité par un effet miroir, comme le feraient une banque, une compagnie d’assurance par exemple, en soutenant une grande exposition. Dans la nature même d’Hermès, il y a une tension dynamique entre l’impulsion créative et le savoir-faire. Nous avons une expression visible et reconnue. La réflexion sur le mécénat, avant même la Fondation, n’était pas évidente. Benjamin Weil, un des pionniers en tant que commissaire dans l’art multimédia nous a beaucoup aidés. Conçue par Didier Faustino, la H Box est une architecture nomade, une salle de projection itinérante, un écrin qui me fait penser au LEM des missions Apollo. Les œuvres qui y sont programmées sont proposées par la Fondation mais appartiennent aux artistes. Au rythme de quatre commandes annuelles, nous parvenons à seize œuvres projetées avec des artistes aussi divers qu’Alice Anderson, Valérie Mréjen, ou Shahryar Nashat qui a créé Slab, un parallèle entre la fabrication de dalles de béton et l’interprétation de Bach par Glenn Gould.La H Box voyage…Elle a fait le tour du monde. Il faut en rendre grâce à Alfred Pacquement qui l’a installée d’abord au Centre Georges Pompidou à Paris. Ce fut le vrai coup d’envoi. Elle sera du 15 avril au 16 mai à la Fondation Beyeler à BâleRiehen, ce qui est une consécration. Je suis ému devant ces productions qui existent grâce à Hermès, qui appartiennent aux artistes, qui vivent leur propre vie. Là, nous sommes à notre juste place.
En quelques mots
Qu’est-ce qui vous émeut……dans un objet ?L’âme.…dans une peinture ?La couleur et aussi sa capacité de se confronter à d’autres œuvres. Je pense à des peintures de Josef Albers accrochées en regard de tableaux de Giorgio Morandi, son contemporain.…dans une sculpture ?Le volume.…dans une photographie ?La composition. Pour être plus précis, la force qui sert une composition dans l’instant.…dans un livre ?L’empathie.…dans une musique ?L’absolu.…dans l’architecture ?La lumière.Si vous deviez choisir une œuvre……dans la peinture ?Un petit tableau qu’on voit au Louvre, un peu en retrait : L’Orpheline de Delacroix.…dans la sculpture ?Giacometti, L’Homme qui marche.…dans la musique ?Rachmaninov, le deuxième concerto pour piano, dans la version interprétée par Rachmaninov lui-même.…dans l’architecture ?Le pavillon de Barcelone.…dans la littérature ?Fuite et fin de Joseph Roth, de Soma Morgenstern dans l’édition de Liana Levi.
Parcours
1966 | Naissance.1991 | Diplômé en arts visuels (Brown University, États-Unis).1992 | Comité de création de la cristallerie Saint-Louis et de Puiforcat (orfèvrerie).1993-1998 | Hermès, direction des filiales de Hong-Kong, Taïwan et Chine.1999-2002 | Direction de la filiale anglaise.2002 | Directeur artistique délégué auprès de Jean-Louis Dumas.2005 | Directeur artistique d’Hermès, avec Pascale Mussard.2008 | Président de la Fondation d’entreprise Hermès.Depuis février 2009 | Directeur artistique général d’Hermès.