Un art prémonitoire: De Chirico, Max Ernst, Magritte, Balthus

De Chirico, Max Ernst, Magritte, Balthus: Un sguardo nell’invisibile » nous fait franchir une nouvelle étape dans une exploration commencée il y a une dizaine d’années sous l’égide de Guido Magnaguagno, lors de l’exposition qui avait été montrée à Zurich, à Munich et à Berlin: «Arnold Böcklin, Giorgio de Chirico, Max Ernst: Eine Reise ins Ungewisse». Il nous en reste un précieux catalogue. C’est avec Paolo Balducci et Gerd Roos, responsables de la grande rétrospective consacrée à De Chirico à Padoue en 2007 et de l’exposition De Chrico à Winterthour l’année dernière (voir Artpassions n°15) qu’il a réussi à réunir une centaine de tableaux provenant de collections publiques et surtout privées du monde entier et dont beaucoup sont montrés ici pour la première fois.À Florence, De Chirico est un peu chez lui. C’est en effet ici, au milieu de la Piazza Santa Croce, par une lumineuse journée d’octobre 1909, qu’il eut cette révélation: le peintre ne doit pas représenter le monde extérieur, mais une vision intérieure. Cette place, De Chirico la connaissait de longue date. Mais ce jour-là, se relevant d’une longue et pénible maladie intestinale, elle lui apparaissait dans une lumière toute nouvelle. Une lumière en quelque sorte surnaturelle, perceptible - comme l’avait fait remarquer Baudelaire en essayant de définir le génie poétique - au seul regard de l’enfant (qui voit tout en nouveauté) et au convalescent (qui, renaissant à la vie, a la sensibilité à fleur de peau). Cette illumination a fait rompre De Chirico avec la tradition...

De Chirico, Max Ernst, Magritte, Balthus: Un sguardo nell’invisibile » nous fait franchir une nouvelle étape dans une exploration commencée il y a une dizaine d’années sous l’égide de Guido Magnaguagno, lors de l’exposition qui avait été montrée à Zurich, à Munich et à Berlin: «Arnold Böcklin, Giorgio de Chirico, Max Ernst: Eine Reise ins Ungewisse». Il nous en reste un précieux catalogue. C’est avec Paolo Balducci et Gerd Roos, responsables de la grande rétrospective consacrée à De Chirico à Padoue en 2007 et de l’exposition De Chrico à Winterthour l’année dernière (voir Artpassions n°15) qu’il a réussi à réunir une centaine de tableaux provenant de collections publiques et surtout privées du monde entier et dont beaucoup sont montrés ici pour la première fois.À Florence, De Chirico est un peu chez lui. C’est en effet ici, au milieu de la Piazza Santa Croce, par une lumineuse journée d’octobre 1909, qu’il eut cette révélation: le peintre ne doit pas représenter le monde extérieur, mais une vision intérieure. Cette place, De Chirico la connaissait de longue date. Mais ce jour-là, se relevant d’une longue et pénible maladie intestinale, elle lui apparaissait dans une lumière toute nouvelle. Une lumière en quelque sorte surnaturelle, perceptible – comme l’avait fait remarquer Baudelaire en essayant de définir le génie poétique – au seul regard de l’enfant (qui voit tout en nouveauté) et au convalescent (qui, renaissant à la vie, a la sensibilité à fleur de peau). Cette illumination a fait rompre De Chirico avec la tradition séculaire de l’art comme imitation, tel que l’avait défini Aristote et que l’avaient pratiqué tous les peintres, de la Renaissance à l’impressionnisme, voire au-delà. «Picasso termine le cycle de la peinture du visible – aimait à dire De Chirico – je commence celui de l’invisible.»

Il avait l’impression d’introduire dans la peinture la même rupture que Rimbaud avait introduite dans la poésie.Désormais, pour De Chirico, le monde extérieur ne sera plus qu’un décor cachant une autre réalité, inquiétante, étrange, hostile, selon les cas, mais toujours énigmatique. « Énigme », tel est aussi le mot qui revient le plus souvent dans le titre des tableaux de cette époque. Et l’homme, au milieu de ce monde recomposé par la vision du peintre avec des éléments faussement familiers, se meut comme un somnambule, menant une existence solitaire, marquée par la nostalgie de l’infini.On a souvent comparé l’expérience de De Chirico à celle de Nietzsche, à laquelle le peintre s’est d’ailleurs explicitement référé. Elle doit autant à Freud et à sa découverte de l’inconscient, qui a à jamais bouleversé nos certitudes. La «Traumdeutung» (l’Interprétation des rêves) date du tournant du siècle. De Chirico, d’origine grecque, d’éducation allemande, Italien d’adoption et d’esprit européen n’avait pas besoin d’attendre la traduction de cet ouvrage qui allait tant marquer les surréalistes. Fautil s’étonner que ce soient eux – précédés ici comme ailleurs par Apollinaire – qui se soient reconnus les premiers dans les tableaux de De Chirico ? André Breton, à vingt-cinq ans, a fait l’acquisition du Cerveau de l’enfant, dont il ne s’est séparé qu’à l’extrême fin de sa vie. Max Ernst se souviendra à son tour de ce tableau dans La Pietà ou la révolution de la nuit. Selon une anecdote fort significative, Breton aurait même voulu acheter le tableauclé de la peinture métaphysique, L’Énigme d’une après-midi d’automne.

Fidèle à son principe de ne jamais mettre un pied en Italie en guise de protestation contre l’écrasant héritage gréco-latin, Breton aurait envoyé Éluard pour faire l’acquisition de cette toile désormais célèbre. N’y parvenant pas, ce dernier aurait demandé à Max Ernst d’en faire une copie d’après une reproduction parue dans la revue Der Cicerone. C’est une des révélations de cette exposition. Mais Max Ernst n’en est pas resté là, comme le montrent les dessins «Fiat modes pereat ars»,(que la mode soit, que l’art périsse) illustrant à merveille le dialogue que le peintre d’Oedipe Roi entretiendra avec De Chirico durant de longues années.Dialogue aussi, et très direct, que celui de Carrà avec De Chirico. Après sa période futuriste et avant de sombrer dans l’académisme, Carrà reprend par exemple dans son Gentilhomme ivre la tête de mannequinqu’on voit dans l’entretien des philosophes. Elle revient dans le Mannequin pour perruques de Niklaus Stöcklin, peintre bâlois, à tort considéré comme mineur, et que cette exposition met à sa juste place. L’héritage de De Chrico se révèle ici dans toute sa complexité.Alors que – sous l’emprise de Picasso, à laquelle il était difficile de se soustraire – la peinture dite abstraite avait déclassé la peinture figurative, celle-ci, dans tous les pays européens, a continué à chercher et à trouver de nouvelles réponses aux défis de l’époque: la ruine des valeurs traditionnelles dans la Première Guerre mondiale, la mort de Dieu proclamée par Nietzsche et Schopenhauer, l’irrémédiable solitude de l’homme.

Comme tous les hommes de sa génération, Max Ernst avait fait la Première Guerre et vivait dans la hantise d’un nouveau conflit, comme le montrent ses paysages minéralisés (ou calcinés) ou son Jardin gobe-avion (1935). La Statue solitaire d’Arturo Nathan se détache, elle aussi, sur un décor de ruines. Et les personnages de Magritte traversent des paysages étranges et irréels. Aucun d’eux n’est vraiment rassurant.Au terme du parcours, Balthus semble en quelque sorte résumer dans le Passage du CommerceSaint-André les différentes formes rencontrées en cours de route: les têtes coupées (rappelant les corps martyrisés), les êtres à la limite du monstrueux qui traversent une rue irréelle et fantomatique, un promeneur vu de dos qui s’éloigne en direction de maisons aux voletsfermés, une baguette à la main. Toute la scène baignant dans une lumière brumeuse qui laisse transparaître des couleurs rappelant les fresques de Masaccio.En effet, tous les peintres réunis ici appartiennent à cette tradition par trop méconnue de la peinture figurative dont ils reprennent des éléments sous forme de citations et de rappels, en réutilisant les couleurs et les formes de la peinture de la Renaissance jusqu’aux impressionnistes. Mais la tradition, si elle est poursuivie, ne l’est pas sans peine ni sans doutes. Car elle aussi a été détruite dans les cataclysmes du XXe siècle. Un siècle dont le souvenir est fait d’horreurs innombrables auxquelles les peintres montrés ici n’ont pas voulu se soustraire, tout en essayant en dépit de tout, de ne pas désespérer de la beauté.


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