L’artiste autrichien Arnulf Rainer, qui fête cette année son quatre-vingtième anniversaire, est entré dans l’histoire pour ses Übermalungen, ses peintures de recouvrement – peaux et manteaux jetés sur d’autres peintures, les siennes comme celles d’artistes tiers. À ces occultations s’ajoute une autre singularité fondamentale, le format cruciforme de nombre de ses œuvres.
a croix revêt chez Arnulf Rainer une prégnance très remarquable, tant sur le plan formel et sensiblequ’émotionnel, sans que l’on ne puisse jamais soutenir qu’elle se rattache à la foi plutôt qu’à l’art, tout simplement. On admettra toutefois qu’au regard de l’incontournable tradition chrétienne, la croix affiche dans l’œuvre d’Arnulf Rainer des qualités «incompatibles et inséparables» (ainsi que le concile de Chalcédoine définit en 451 la nature du Christ homme et Dieu). La croix semble appartenir à Arnulf Rainer comme le support même de sa peinture. Et ce n’est pas tant affaire de modèle et de taille que de rapport spécifique entre le matériau, l’action qui s’y déroule et son résultat. La croix s’offre comme la scène primitive de l’art d’Arnulf Rainer. Elle est la forme qui permet l’œuvre.Dès les débuts, en 1956, les croix ne sont pas des toiles usuelles. Les supports de peinture prennent la forme de leur sujet. Ils sont composés: entendons que des panneaux d’isorel souvent carrés sont assemblés et constituent (par extension) ce que l’on a appelé à la même époque, aux États-Unis, shaped canvas – pour ne rien dire des crucifix de Cimabue (1268- 1271: Arezzo; 1287-1288: Florence) ou de Giotto (1290-1300: Florence; 1310-1317: Rimini; 1317: Padoue).Cette construction du support répond bien sûr à des commodités matérielles et pratiques, mais elle renvoie également chez Arnulf Rainer à ses Proportionsstudien de 1953-1954. L’artiste voyait alors «dans l’ordre relationnel l’idée même de l’œuvre d’art». Et la croix lui offrait dans le processus de création la rationalité et l’équilibre de sa forme – forme aussi singulière que statique.Quel que fût l’intérêt de l’artiste pour les doctrines de la dévotion, il a toujours pris garde, si l’on suit bien son discours, à ne pas expliciter définitivement la symbolique de la croix dans son œuvre, mais à suggérer des interprétations diverses, voire antinomiques. Arnulf Rainer indiquera que la croix est, chez lui, «issue de la mystique, de l’histoire de l’art et de la théologie de la croix», mais non sans préciser que «toutes ces œuvres n’élèvent pas la prétention d’être une imagerie spécifique destinée aux espaces sacraux. Leurs racines sont très personnelles», telles que la «stupeur [Betroffenheit] tant face à la personne, à l’événement qu’à l’idée de la croix». Et dans ce terme de Betroffenheit résonne chez Arnulf Rainer non seulement la fascination, mais aussi l’incompréhension, la distanciation et le rejet.
La manière, sans doute dominante, de mettre en œuvre la croix (ill. 1) est l’Übermalung (peinture de recouvrement) ou la Zumalung (peinture d’obturation). Cette pratique éminemment distinctive d’Arnulf Rainer occulte le «peloton noir» du dessin qui est (toujours) dessous: car «il faut que cela reste un mystère. On pourrait autrement négliger la surface» – cette aire matérielle qui est précisément l’essentiel de toute peinture et s’obtient en mettant, sur la toile ou le papier, de la couleur «dessus» et/ou «à côté». Ce recouvrement, qui n’est jamais amorphe, mais riche de ses harmoniques profondes, de ses inflexions superficielles et de son traitement, se donne comme un monochrome, le plus souvent noir: «[…] associé à la structure verticale-horizontale, la croix, le monochrome se révéla comme le procédé le plus apte à pousser un tableau [une image] au silence et à l’immobilité», précise l’artiste.Arnulf Rainer est inévitablement conscient de la symbolique du voilement, qu’il s’agisse de l’ancien rite du recouvrement de la croix, le dimanche des Rameaux, ou du déchirement du voile du Temple à la mort du Christ. Le voilé-dévoilé renvoie non seulement à l’obsédant érotisme du dévoilement, mais aussi à cette constatation de la modernité que Samuel Beckett formulera en 1948 à propos de Bram van Velde (1895-1981): «Un dévoilement sans fin, voile derrière voile, plan sur plan de transparences imparfaites, un dévoilement vers l’indévoilable, le rien, la chose à nouveau. Et l’ensevelissement dans l’unique, dans un lieu d’impénétrables proximités, cellule peinte sur la pierre de la cellule, art d’incarcération.»
Arnulf Rainer tient également à se rattacher à l’histoire, aux convulsions (fondatrices de modernité) de l’iconoclasme, puisqu’à ses yeux «les chemins vers l’art du XXe siècle commencèrent (…) il y a des siècles lors des querelles tournant autour de la présence et de la représentation». Il met donc en cause le rapport de l’art à la représentation et veille à ne pas combler l’écart entre Urbild et Abbild, entre l’image primordiale, originelle, et sa transposition «métaphorique». Le défi, la bravade, l’iconoclasme, associés à l’attirance pour la croix, attirance aussitôt repoussée ou scotomisée – pourquoi ne pas parler ici de représentation en tant que refoulement ? –, pourraient en effet bien appartenir aux mécanismes créateurs d’Arnulf Rainer. Qui déclarera en 1964: «L’artiste doit être en permanence l’annihilateur héroïque, parce qu’il est le croyant.»Ce «croyant» irréligieux, vandale et «dévot», car subrepticement nostalgique de la foi, semble être celui qui se fait, non sans arbitraire, son propre cinéma, à ajouter foi aux propres explications de l’artiste ou ses œuvres ellesmêmes. Regardons.
Selbstbegräbnis oder Christusleid, Christusfreund, de 1969-1974 (Autosépulture ou souffrance du Christ, ami du Christ; ill. 2), ressort comme une œuvre-phare au sein de la thématique de la croix chez Arnulf Rainer et y prend une place qui renvoie d’une certaine manière à l’une des images célèbres, à valence métaphysique, de la Quinta del Sordo (1821–1823) de Goya, où un chien, dont on ne voit que le museau, émerge et s’engloutit inlassablement (ill. 3).Rappelons que cette dépose de peinture murale aujourd’hui marouflée sur toile passait aux yeux d’Antonio Saura (1930-1998) pour un portrait ontologique de Goya lui-même. «Les notions de surgissement, de naissance et d’apparition [y] sont indissociablement liées à l’importance marquée du vide», notait le peintre espagnol – toutes modalités de l’être qui sont également celles-là mêmes de la création plastique: faire apparaître – ou disparaître – sur la toile un espace et quelque chose qui n’y fut jamais auparavant ou qui y étaient encore voici peu. Aussi Saura n’a-t-il cessé dès 1960 (ill. 4) de peindre en d’innombrables modulations cette figure goyesque de l’émergence, de la lévitation et du naufrage (tout comme il a multiplié dès 1957 les Crucifixions).
Non seulement le grand tableau de 1969- 1974, manifestement figuratif, s’inscrit dans la dimension du Body Art, d’un art corporel mêlant l’actionnisme viennois et la peinture, une phase qui s’engage chez Arnulf Rainer à la fin des années soixante (ill. 5), mais il proclame également un triple titre apparemment explicite – mais qui ne laisse pas d’interroger.La tête aux yeux clos d’Arnulf Rainer est couchée dans le flot de la peinture aux couleurs de terre et de feu qui ouvrent leur sillage pour la dégager comme d’un linceul bordé de deux arcs furieusement grattés dans la matière. À le bien regarder, le simulacre, somme toute pacifique, n’évoque pas l’Homme de douleur, dont les représentations dévotionnelles se sont multipliées dès le XIVe siècle, ni le Golgotha. Le premier titre évoque une mise au tombeau, la sienne propre, évoquant les souffrances du Christ dont, par attraction modale, l’homme représenté devient l’ami. Ces affinités semblent en dire long, mais sur un mode suffisamment ambigu pour exclure tout tableau de dévotion, même si l’on pourrait être tenté, selon une tradition remontant à Albrecht Dürer (1471-1528), de superposer dans l’autoportrait d’artiste une image christique. Peut-on deviner ici un tombeau de l’artiste, «tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change» (Mallarmé) ? Quelle est la part du jeu, du sérieux mimé, du cynisme effronté et délicieux ? L’œuvre, à tout le moins, fait la part belle à la polysémie.La croix – forme indifférente, sinon vide – est ce qui, répétons-le, donne voie à l’œuvre d’art: elle accorde à Arnulf Rainer une conscience plus aiguë de ses gestes, elle lui fournit accès à l’essence intérieure de son art. L’artiste, présent dans sa création, mais absent de la thématique représentée, n’est pas différent du poète chinois Tao Yuanming (365 [?: 372] – 427) qui, curieusement, emportait avec lui une cithare sans cordes: «Je cherche seulement l’inspiration qui dort au cœur de la cithare», expliquait-il. Vu autrement, on peut comprendre que la croix se dresse dans l’œuvre d’Arnulf Rainer comme le signe de la dualité de l’être, comme l’expression du conflit entre le désir et l’impuissance.