Georges Sand écrivait joliment que l’automne était un andante mélancolique préparant le solennel adagio de l’hiver. C’est sur ce tempo ambivalent que le Mamco joue sa partition automnale, de laquelle se détachent plus particulièrement deux artistes, Alain Huck et Patrick Neu.
ur les murs immaculés du second étage, les grands fusains noirs d’Alain Huck attendent le visiteur. Les Salons Noirs, comme les appelle l’artiste,imposent leur présence légèrement menaçante, semblant autant de portes vers un monde obscurci d’angoisses.De tous les accrochages, celui-ci est sans doute celui qui correspond le mieux à ce qu’est la melancholia au sens premier du terme, selon la théorie grecque des humeurs, un afflux de bile noire qui vient troubler l’esprit et la vision, un voile de ténèbres engendrant l’aversion et la crainte de ce qui nous entoure. Le voile est bien là, présent sur tous les tableaux, parfois physiquement lorsque l’artiste le trace en avant de son œuvre, parfois de manière plus intrinsèque, dans la sombre mutation que subissent les images de départ.Ces surfaces tourmentées, fantomatiques, à la fois terriblement silencieuses et murmurantes, sont une expression incroyablement forte de l’inquiétude fondamentale, métaphysique, que semblent catalyser chez l’artiste, certains lieux où la présence humaine se décèle souvent en creux. Nombre de ces fusains sont réalisés à partir de photographies, prises dans des lieux qui «l’aspirent et non l’inspirent» – comme Huck le précise lui-même.
Des portions de paysages, en pleine nature ou en périphérie de ville, des intérieurs parfois, comme cet extraordinaire salon d’apparat empli de trophées de chasse, suffisamment chargé de sens et d’énergie pour que l’artiste puisse y consacrer trois dessins successifs, à deux ans d’intervalle.Ces très grands formats supposent en effet un travail long et épuisant, pendant lequel le corps, mais aussi l’esprit sont mis à contribution, le corps pour dessiner et l’esprit, en association libre, pour ajouter une strate de sens supplémentaire, souvent sous une forme scripturale, dans le titre ou directement dans le dessin.L’accrochage montre également quelques vidéos. L’une d’elles, L’aventure c’est l’aventure, une vie, présentée dans une salle entièrement noire, semble presque apparentée à la série des Salons Noirs. Sur un fond sombre, des titres de films se succèdent en haut de l’écran, descendant lentement comme dans une masse liquide pour finalement disparaître au bas de l’écran. Les lettres blanches semblent légèrement voilées d’ombres grisâtres, comme en produiraient les reflets d’une surface d’eau. Cette sorte de générique à l’envers est le recensement de tous les films vus par Armand, le fils de l’artiste, fauché prématurément par la maladie. Cette œuvre de douleur et de mémoire, sous la forme d’une «vanité» contemporaine, est longue de quarante-cinq minutes. Nulle peine à la voir de bout en bout, tant elle est prenante et bouleversante.Une autre des vidéos présentées, Le langage, se rattache à l’un des axes artistiques de l’artiste, qui a souvent exploité dans ses travaux antérieurs une sorte de dialectique des contraires. Celle-ci consiste en une énumération chuchotée de toutes les formes de langage, filmée entrès gros plan sur la bouche du locuteur. Ainsi, par cette focalisation exacerbée, amplifiée par un éclairage clinique qui ne cache rien des disgrâces charnelles, se dégage une impression paradoxale, démontrant l’immanence du langage dans l’un de ses instruments privilégiés.
En comparaison, Patrick Neu semble un artiste plus serein. L’infinie délicatesse de ses œuvres suppose une patience tout aussi infinie. Neu travaille des matières bien particulières: la mie de pain, la coquille d’œuf, le noir de fumée, les ailes de papillon ou les papiers carbonisés, qu’il peint, sculpte ou grave. La gageure de l’extrême fragilité, si elle n’améliore sans doute pas la tension artérielle des directeurs de musée, apparaît dans sa récurrence comme un choix artistique en lui-même.Didier Semin relate dans la monographie consacrée à Patrick Neu comment, lors de leur première rencontre, l’artiste exhiba devant lui une minuscule sculpture: deux pattes de moineau en acier brillant, montées sur un petit socle. Neu expliqua avoir obtenu cette nature morte, étonnante de précision, par la technique de la sublimation, c’est-à-dire que l’acier en fusion avait tout simplement pris la place des véritables pattes de l’oiseau à l’intérieur du moule réfractaire. Cette fixation de ce qui par nature est éphémère dans une œuvre que sa finesse et sa fragilité rendent d’une conservation aléatoire, procède d’une sorte de mise en abyme artistique, qui est peut-être l’une des clés grâce auxquelles on peut tenter de comprendre son travail.La série des iris, que Neu poursuit chaque année depuis près de vingt ans, n’est pas non plus sans rapport avec la fugacité des choses. Les fleurs, après tout, sont un élément privilégié des vanités classiques, pour qui la symbolique évidente de ces miracles de finesse et de beauté irrémédiablement voués à une flétrissure et à un pourrissement rapide, était si naturelle. Patrick Neu y ajoute quelque chose de particulier: là où la vanité classique sent toujours un peu son tartuffe – sans parler de l’outrance parfois ridicule des vanités contemporaines –, cette chronique aquarellée de la vie et de la mort des iris, sans cesse renouvelée, avec une humilité méticuleuse, a quelque chose de définitivement réconfortant.