L’œil du collectionneur

Jean-Paul Jungo, quand avez-vous commencé à collectionner ?J’ai commencé en janvier 1970 en acquérant une eau-forte de Leonor Fini, puis je me suis intéressé à Dominique Appia, à Gérard Imhof, mais aussi à Otto Morach, Otto Nebel et Alan Davie. À cette époque j’habite Morges, où je rencontre Camille Bryen qui me met en contact avec le collectionneur Jean Planque. Je découvre Pietro Sarto et l’atelier de tailledouce de Saint-Prex, où travaille Pierre Tal Coat, et achète une première gravure de Sarto, un Rimbaud, puis des gravures d’Henri Michaux. 1972 est une année capitale dans le développement de ma collection: je visite la Documenta de Cassel, y rencontre Harald Szeemann et Jean-Christophe Amman, ainsi que Marcel Broodthaers et Joseph Beuys. Sont présents parmi les artistes exposés Luciano Castelli, Sigmar Polke et Paul Thek, dont j’acquiers des œuvres. Maurice Pianzola et Charles Goerg me mettent en contact avec la galeriste Iris Clerc et j’achète dans son camion vitré une grande huile sur papier de Gaston Chaissac, puis, à Genève, au Cabinet des estampes, un premier dessin de Markus Raetz. À Berne, je me rends dans la galerie de Toni Gerber et me lie avec Johannes Gachnang, futur directeur de la Kunsthalle: j’achète des dessins de Claude Sandoz, d’Alois Mosbacher et les premières œuvres de l’Américain Joel Fischer. À Zurich, je me passionne pour Günter Brus, alors montré par Jörg Stummer. Toutefois, le fait le plus marquant de cette année se passe à Genève: la galerie Jacques Benador présente en décembre des...

Jean-Paul Jungo, quand avez-vous commencé à collectionner ?J’ai commencé en janvier 1970 en acquérant une eau-forte de Leonor Fini, puis je me suis intéressé à Dominique Appia, à Gérard Imhof, mais aussi à Otto Morach, Otto Nebel et Alan Davie. À cette époque j’habite Morges, où je rencontre Camille Bryen qui me met en contact avec le collectionneur Jean Planque. Je découvre Pietro Sarto et l’atelier de tailledouce de Saint-Prex, où travaille Pierre Tal Coat, et achète une première gravure de Sarto, un Rimbaud, puis des gravures d’Henri Michaux. 1972 est une année capitale dans le développement de ma collection: je visite la Documenta de Cassel, y rencontre Harald Szeemann et Jean-Christophe Amman, ainsi que Marcel Broodthaers et Joseph Beuys. Sont présents parmi les artistes exposés Luciano Castelli, Sigmar Polke et Paul Thek, dont j’acquiers des œuvres. Maurice Pianzola et Charles Goerg me mettent en contact avec la galeriste Iris Clerc et j’achète dans son camion vitré une grande huile sur papier de Gaston Chaissac, puis, à Genève, au Cabinet des estampes, un premier dessin de Markus Raetz. À Berne, je me rends dans la galerie de Toni Gerber et me lie avec Johannes Gachnang, futur directeur de la Kunsthalle: j’achète des dessins de Claude Sandoz, d’Alois Mosbacher et les premières œuvres de l’Américain Joel Fischer. À Zurich, je me passionne pour Günter Brus, alors montré par Jörg Stummer. Toutefois, le fait le plus marquant de cette année se passe à Genève: la galerie Jacques Benador présente en décembre des dessins de Pierre Klossowski. L’artiste est présent, ainsi que sa femme, Denise, et André Pieyre de Mandiargues. J’achète l’un de ses premiers dessins aux crayons de couleur, Milady et le bourreau de Lille; il s’ensuivra une amitié indéfectible avec Pierre et Denise Klossowski, à laquelle je suis encore fidèle, malgré la mort de Pierre, en août 2001.

Mes premières années de collectionneur sont facilitées par le fait que je travaille comme indépendant dans une banque d’État vaudoise et que je suis libre de mes mouvements. Je vais, au moins une fois par mois, visiter les galeries et les musées à Berne, Zurich, Lucerne, Genève ; quant à mes intérêts, ils vont aux artistes suisses romands et alémaniques. À partir de 1973, je vais fréquemment à Paris, à Amsterdam et découvre New York.D’où vous vient votre intérêt pour l’art ?Tout commence par une passion pour le cinéma. Lorsque j’étais adolescent, je passais mes dimanches après-midi dans l’unique cinéma de Morges, puis j’ai fréquenté la Cinémathèque de Lausanne créée, en 1948, par Freddy Buache. À l’âge de dix-neuf ans, alors que je faisais un apprentissage de commerce, j’ai fondé avec trois amis le Ciné-club de Morges, dont je me suis occupé jusqu’au cap de l’an 2000. Mon intérêt pour le cinéma m’a fait rencontrer le peintre et metteur en scène lyonnais Max Schoendorff, ainsi que Georges Goldfayn. Ce dernier, entré au groupe surréaliste en 1953, a côtoyé André Breton jusqu’à sa mort. À leur contact, je me suis ouvert au surréalisme – j’ai acquis une œuvre de Toyen, celles de Miró ouTanguy étant largement au-dessus de mes moyens –, mais aussi à l’art naïf et aux arts premiers. C’est ainsi que, à partir de 1973, je collectionne les kachina Hopi. À Lausanne, j’ai découvert la peinture au Musée cantonal des beaux-arts où le directeur, René Berger, avait organisé à trois reprises le Salon international des galeries pilotes, qui s’est avéré être le précurseur de la Foire d’art de Bâle. Ce fut la découverte des grands noms de l’art américain, Jasper Johns, Robert Rauschenberg, Roy Lichtenstein.

Outre le cinéma et les arts plastiques, quels sont les autres intérêts qui vous ont motivé ?Tout d’abord, la lecture. Lorsque j’étais adolescent, j’achetais des livres de poche, souvent d’occasion, que je dévorais avec passion. Puis, l’âge et les moyens venant, j’ai acquis des livres neufs dans des domaines aussi variés que la littérature française et étrangère, la poésie, l’histoire de l’art, les écrits d’artistes, la philosophie, la sociologie de l’art. Enfin, j’ai cherché dans cette vaste bibliothèque sélective les éditions originales des livres que je considérais comme des œuvres capitales et en ai réuni environ 1500 à ce jour.Comment votre collection a-t-elle évolué ?Une collection est vivante, elle évolue à l’instar de son possesseur. Au fur et à mesure qu’elle s’élabore, de nouvelles découvertes modifient le regard et les intérêts de l’acquéreur. Macollection est restée relativement classique jusqu’en 1985. J’avoue avoir tardé à manifester un intérêt pour la photographie; elle me paraissait secondaire par rapport à la peinture, la sculpture ou la gravure. En revanche, ma collection ne compte pas de travaux vidéo, non par désintérêt, mais pour des raisons de conservation. Une collection gagne à être éclectique et à intégrer des coups de cœur: à Phoenix, en Arizona, j’ai acheté une œuvre de Robert Haozous, sculpteur de père Apache et de mère Navajo, Madonna of the West, un tableau en bois gravé et peint, sorte d’icône du Far-West. À Death Valley Junction, Nevada, j’ai acquis une peinture de Marta Becket, une ancienne danseuse de New York qui s’était retirée dans le désert. Tous deux sont absolument inconnus en Europe mais cela est sans importance. Je continue à collectionner: je viens d’acquérir deux œuvres, de deux artistes français dont je me flatte d’être très proche. Une photo d’Éric Poitevin, réalisée en 1990 à Rome, une nonne de l’ordre des Brigittines: je ne peux m’empêcher d’évoquer Malevitch devant la coiffe de cette jeune beauté. Une petite huile de Denis Laget qui dit tous les drames de notre époque devant ces hauts fourneaux qui vomissent nos malheurs et ces terrains qui absorbent nos sinistres déchets. Un photographe et un peintre dont on devrait encore entendre parler.Quelle est actuellement l’envergure de votre collection ?À l’origine, je n’avais pas l’impression de constituer une collection. Puis, je me suis aperçu que j’avais accumulé une cinquantaine d’œuvres; j’ai alors compris que je m’étais vraiment engagé dans l’activité de collectionneur. Aujourd’hui, ma collection compte environ 1200 pièces, dont trois cents gravures et quatrevingts photographies.

Que vous a apporté le goût de collectionner ?Non seulement la possibilité de s’offrir ce que l’on désire, mais avant tout la rencontre avec les artistes. Choisir d’acheter telle ou telle œuvre d’un artiste vivant, c’est aller à la rencontre de l’autre et établir avec lui des liens d’amitié, qu’il faut naturellement entretenir par des contacts et des retrouvailles. Ces amitiés comptent énormément dans la vie d’un collectionneur, elles témoignent d’une vraie rencontre, intellectuelle, sensible et affective. En 2000, lorsque le Musée cantonal des beaux-arts m’a proposé une exposition, Rémy Zaugg a accepté de me guider dans le choix des œuvres et de diriger la publication qui l’accompagnait, un catalogue qui recense mon parcours et mes diverses collections et qu’il a titré Portrait d’un ami, Jean-Paul Jungo. Je crois pouvoir dire que je suis fidèle dans les amitiés que j’ai nouées avec les artistes à coups d’audace, comme je l’ai fait lorsque j’ai contacté Malcolm Morley à New York et bien d’autres artistes, en me présentant et en manifestant mon intérêt pour leur démarche. J’ai cité ma relation privilégiée avec Pierre Klossowski et Rémy Zaugg, tous deux disparus. Je compte parmi mes amis de longtemps Max Schoendorff et Pietro Sarto, D’autres de ma génération, tels Markus Raetz et Balthasar Burkhard, John M Armleder, Charles de Montaigu ou Konrad Klapheck, et de plus jeunes: Denis Laget, Luc Tuymans, Albrecht Schnider, Carmen Perrin, Ian Anüll, Éric Poitevin ou Christian Floquet.De quoi sont faites vos journées ?Je parcours environ 3000 km à bicyclette par année; je lis entre cent trente et cent quatrevingts livres et vois le même nombre de films en salle. Je n’ai heureusement pas la télévision. Et ne parlons pas des nombreuses expositions visitées aussi bien dans les galeries que dans les musées. Une retraite bien remplie donc, et incroyablement passionnante.

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