HIER, AUJOURD’HUI UN MARCASSIN

Même quand ils regardent apparemment les mêmes choses, les artistes d’hier et d’aujourd’hui ne s’assignent pas les mêmes missions. L’un plonge dans le détail pour comprendre le monde, alors que pour l’autre, tout n’est que détail du monde. Leurs œuvres, heureusement, ne visent pas à une prétendue intemporalité – caractère qui, selon Theodor Adorno (1903-1969), est loin d’être un compliment à l’adresse de l’art. Elles parlent de leur temps.Le petit animal de 1578, groin glabre gentiment retroussé, chanfrein en brosse et oreille ogivale, se présente de côté, aussi immobile que les animaux photographiés latéralement, «à l’arrêt» sur un fond de bâche grise, par Balthasar Burkhard en 1995-1996. «Il a l’air sur le point de préparer une bêtise», remarque Sophie Ristelhueber, à qui n’a pas échappé l’éclair dans l’œil, alerte et caractéristique de l’insistance toujours si attentive, presque humaine, du regard chez «l’animalier» Hans Hoffmann (Nuremberg, 1530/1545- 1550 – Prague, 1591/1592). On admire aussitôt le pelage délicatement volumineux, aux triples rayures de beige clair, d’or roux et de brun, rythmiquement structurées par le biais des poils s’enlevant un à un. On admire et on examine.Ce marcassin n’appartient pas aux usuels répertoires de modèles d’atelier qui servent à l’animation des peintures, il est davantage qu’un simple croquis et ne comporte sans doute pas – ici – de signification symbolique. Document fruit de l’observation, le dessin capte un aspect inaltérable de la nature, à lacroisée des Beaux-Arts et des sciences naturelles. C’est le portrait d’un tout jeune sus scrofa, selon la taxinomie systématique...

Même quand ils regardent apparemment les mêmes choses, les artistes d’hier et d’aujourd’hui ne s’assignent pas les mêmes missions. L’un plonge dans le détail pour comprendre le monde, alors que pour l’autre, tout n’est que détail du monde. Leurs œuvres, heureusement, ne visent pas à une prétendue intemporalité – caractère qui, selon Theodor Adorno (1903-1969), est loin d’être un compliment à l’adresse de l’art. Elles parlent de leur temps.
Le petit animal de 1578, groin glabre gentiment retroussé, chanfrein en brosse et oreille ogivale, se présente de côté, aussi immobile que les animaux photographiés latéralement, «à l’arrêt» sur un fond de bâche grise, par Balthasar Burkhard en 1995-1996. «Il a l’air sur le point de préparer une bêtise», remarque Sophie Ristelhueber, à qui n’a pas échappé l’éclair dans l’œil, alerte et caractéristique de l’insistance toujours si attentive, presque humaine, du regard chez «l’animalier» Hans Hoffmann (Nuremberg, 1530/1545- 1550 – Prague, 1591/1592). On admire aussitôt le pelage délicatement volumineux, aux triples rayures de beige clair, d’or roux et de brun, rythmiquement structurées par le biais des poils s’enlevant un à un. On admire et on examine.Ce marcassin n’appartient pas aux usuels répertoires de modèles d’atelier qui servent à l’animation des peintures, il est davantage qu’un simple croquis et ne comporte sans doute pas – ici – de signification symbolique. Document fruit de l’observation, le dessin capte un aspect inaltérable de la nature, à lacroisée des Beaux-Arts et des sciences naturelles. C’est le portrait d’un tout jeune sus scrofa, selon la taxinomie systématique de Carl von Linné (1707-1778). Exécuté avec amour, il se situe entre exactitude anatomique et contemplation éblouie de la nature. On pense à Leonardo da Vinci (1452-1519), paradigme de la Renaissance: «L’amour d’un objet quel qu’il soit est fils de sa connaissance. L’amour est d’autant plus fervent que la connaissance est plus sûre.»La fortune de cet amour se lit dans la virtuosité déployée. Le marcassin s’affirme comme une œuvre d’art plénière: l’artiste l’a monogrammée et datée. La seule signature de Hans Hoffmann vient rappeler que le «naturalisme scientifique», soit la restitution précise d’objets visibles, est produit par l’étude empirique et l’imagination plastique. L’intense présence du marcassin saisi sur vélin dans cet instantané (forcément anachronique), est issue d’un double paramètre, qui apparie les merveilles de l’art et celles de la nature – car ces dernières ne peuvent se révéler sans représentation médiatrice. Le potentiel mimétique de l’observation sert aussi bien au scientifique, qui établit une planche zoologique, qu’à l’artiste. Lequel «crée» de la nature dans la mesure où celleci dépend de sa pensée et de ses ressources techniques d’auteur – bref, de son style. Nous voyons ici une étape de la lente naissance de la «nature morte» en tant que genre artistique.

Or le travail sur le vif (ad vivum) de Hans Hoffmann suit un modèle artistique plus ancien de cinquante ans au moins : Albrecht Dürer (1471-1528) et ses études réalistes. Il y eut en effet, au dernier quart du XVIe siècle, entre Nuremberg, Munich et Prague, où résidait l’empereur Rodolphe II, un mouvement de revival, la «Renaissance de Dürer», dont les principaux représentants furent précisément Hans Hoffmann et Georg Hofnagel (1542-1600).Hoffmann «reprit» de Dürer les aquarelles et gouaches de description minutieusement raffinée de la nature fondue dans sa sublimationmême et dans laquelle il avait recherché par exemple des proportions idéales et des modèles généraux qu’il avait intégrés (très) librement dans ses œuvres. «Car, en vérité, l’art est renfermé dans la nature; celui qui peut l’en extraire, le possède», notera Dürer dans sa célèbre définition de 1528. Nombre de ses planches de zoologie et de botanique étaient conservées à Nuremberg dans la famille de son ami l’humaniste Willibald Pirckheimer (1470-1530), puis de son petitfils, Willibald Imhoff. Elles passèrent sous les yeux de Hoffmann, et par la suite dans les collections impériales, vers 1573. Aussi l’Albertina de Vienne compteelle aujourd’hui parmi d’innombrables trésors düreriens, le fameux Lièvre (1502), La Grande touffe d’herbes (1503) ou l’Aile de rollier (1512).Or Hans Hoffmann n’avait rien d’un simple plagiaire: il était aussi un créateur de plein droit. Du (jeune) Lièvre de 1502 dont on connaît quelque treize dérivations, il a certes tiré une variante (Berlin, Staatliche Museen), en faisant pivoter de 40° vers la droite la vue plongeante (et pareillement détaillée) sur «l’oreillard» commun (Lepus europaeus) qu’il connaissait de son aîné. Justement, il l’a datée de 1528 – année de la mort de Dürer ! – et monogrammée AD. Cette petite supercherie sur l’authorship, ajoutées à bien d’autres, a longuement gonflé le corpus des dessins autographes du maître de Nuremberg – jusqu’aux travaux de Fritz Koreny en 1985 (Albrecht Dürer und die Tier- und Pflanzenstudien der Renaissance). Mais Hoffmann a également créé de nombreux «modèles» autonomes d’animaux et de fleurs (chat, hérisson, hannetons, iris, amaryllis … et marcassin) et il a intégré avec talent les hôtes de l’arche de Noé dans des peintures forestières (vers 1585; Los Angeles, Getty Museum) ou, aux côtés d’Adam et Ève, dans le Paradis terrestre (vers 1580/1590; Vienne, Kunsthistorisches Museum).

L’artiste du XXe siècle n’est plus lié aux mêmes tâches «documentaires». L’illustration scientifique ne le retient pas plus que ne s’impose à lui la symbolique animale. Quels que soient les moyens techniques qu’il met en œuvre, c’est son regard qui choisit les images qui parleront à sa place. Aussi Sophie Ristelhueber (Paris, 1949) n’a-t-elle pas observé de près un animal pour s’abîmer dans les mystères splendides de la nature, mais elle a capté une course (Dürer et Hoffmann avaient souvent dû immobiliser leur sujet par l’imagination ou dans les faits), qui en dit long, tout en se situant très à l’écart de son propos primordial.Immeubles éventrés (Beyrouth, 1984), vestiges de guerre dans le désert du Koweit (Fait, 1992), corps fraîchement couturés par les chirurgiens (Every One, 1994), la vieillissante maison de l’enfance (Les barricades mystérieuses II [Vulaines], 1989-1995), collines reverdissant non loin d’un charnier bosniaque(La campagne, 1997), chemins éventrés ou barrés en Palestine (WB [West Bank], 2005)– l’œuvre de Sophie Ristelhueber délivre ordinairement des constats: l’état des choses,capté au détour de photographies très forteset pourtant en retrait. Car rien chez l’artistefrançaise, reporter non du théâtre des événements mais d’une distance prise sur eux, nevise au spectaculaire. Son regard s’active volontairement «après la bataille», quand lestraces et les cicatrices offrent des repères à lamémoire et fixent la pensée, à la fois au centre et en marge d’un monde tour à tour enproie à la dévastation et au surgissement de lavie. Loin de la consommation médiatique, laperspective s’ouvre pour elle dans la nuance,la métaphore, l’interrogation dialectique.Diversion souriante donc que le petit animal traversant à toute vitesse un pierrier ?Il n’est sans doute pas interdit de voir danscette boule d’énergie ramassée, sur un terrain dévasté ou désolé, presque lunaire, uneforme d’autoportrait, « détail » (du monde)qui lance dans le flot immense des imagescontemporaines un sauve-qui-peut ironique– et pathétique ?



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