Un frère de Chagall

Issachar Ber Ryback est un peintre que l’on commence de redécouvrir aujourd’hui, et dont la grandeur peut se mesurer à celle Chagall.À Bucarest, l’écrivain Claudio Magris, l’auteur du célèbre Danube, est reçu chez un poète yiddish qui lui montre un album de gravures et dedessins réalisés par un certain Ryback, peintre juif d’origine ukrainienne. Stupeur de Magris: «C’est le monde de Chagall, tout aussi magnifique et indélébile, mais en plus fort, en plus poétique. Ryback est un plus grand artiste que le grand Chagall».« Plus grand artiste que le grand Chagall ! » Mais alors, comment se fait-il que tout le monde connaisse Chagall, et que personne ne connaisse Ryback ? Claudio Magris se pose la question, et il y répond: «Il n’est pas entré dans le courant international comme il le mériterait, et sans doute n’y entrera-t-il plus. Autrefois, le temps et la postérité lui auraient peut-être rendu justice. (…) Mais le temps ne peut plus avoir de ces délicatesses (…) La grandeur inouïe de Ryback resplendit dans l’ombre»1.Mais l’essentiel est qu’elle resplendisse. D’ailleurs rien n’est jamais perdu. La preuve ? Aujourd’hui, Ryback a son site Internet2: le voici donc qui gagne la lumière du « courant international»… Mais qui était cet artiste ? Né en 1897 en Ukraine, dans une famille juive cultivée (contrairement à Chagall, dont les parents étaient illettrés), il suit les cours de l’Académie des Beaux-Arts de Kiev. En 1916, son diplôme en poche, il entreprend, en compagnie d’El Lissitsky, une tournée dans les villages...

Issachar Ber Ryback est un peintre que l’on commence de redécouvrir aujourd’hui, et dont la grandeur peut se mesurer à celle Chagall.
À Bucarest, l’écrivain Claudio Magris, l’auteur du célèbre Danube, est reçu chez un poète yiddish qui lui montre un album de gravures et dedessins réalisés par un certain Ryback, peintre juif d’origine ukrainienne. Stupeur de Magris: «C’est le monde de Chagall, tout aussi magnifique et indélébile, mais en plus fort, en plus poétique. Ryback est un plus grand artiste que le grand Chagall».« Plus grand artiste que le grand Chagall ! » Mais alors, comment se fait-il que tout le monde connaisse Chagall, et que personne ne connaisse Ryback ? Claudio Magris se pose la question, et il y répond: «Il n’est pas entré dans le courant international comme il le mériterait, et sans doute n’y entrera-t-il plus. Autrefois, le temps et la postérité lui auraient peut-être rendu justice. (…) Mais le temps ne peut plus avoir de ces délicatesses (…) La grandeur inouïe de Ryback resplendit dans l’ombre»1.Mais l’essentiel est qu’elle resplendisse. D’ailleurs rien n’est jamais perdu. La preuve ? Aujourd’hui, Ryback a son site Internet2: le voici donc qui gagne la lumière du « courant international»… Mais qui était cet artiste ? Né en 1897 en Ukraine, dans une famille juive cultivée (contrairement à Chagall, dont les parents étaient illettrés), il suit les cours de l’Académie des Beaux-Arts de Kiev. En 1916, son diplôme en poche, il entreprend, en compagnie d’El Lissitsky, une tournée dans les villages juifs d’Ukraine, afin d’y recopier les peintures des synagogues et les motifs des pierres tombales. Cette expérience trouvera sa traduction dans un album de lithographies intitulé Shtetl 3. C’est cet album qui fit l’admiration de Claudio Magris lorsqu’il le dé- couvrit à Bucarest. Toute sa vie, Ryback sera fidèle à la culture yiddish, et s’efforcera de la garder vivante.En 1921, après un bref séjour en Lithuanie, il gagne Berlin. Dans cette ville, il parvient à exposer et se fait une réputation de cubiste franc-tireur. Il retourne en Russie en 1925, où il devient, comme El Lissitzky, un compagnon de route enthousiaste de la Révolution. Tant et si bien qu’il peint une série de tableaux consacrés à la vie exaltante des kolkhozes. Il devient également décorateur de théâtre (comme le fut son aîné Chagall).Cependant, sa passion révolutionnaire n’empêcha pas Ryback de partir pour Paris en 1926. De nombreux peintres juifs de l’est de l’Europe avaient pris la même route, à commencer par Chagall lui-même, mais également Soutine ou Pascin, pour ne nommer que les plus célèbres. Ryback sera bientôt l’une des figures de proue de « l’École de Paris», qui n’avait d’ailleurs rien d’une école, mais désignait commodément l’ensemble des peintres étrangers qui firent les beaux jours de la capitale française durant le premiers tiers du XXe siècle. À Paris, le style de Ryback ne subira pas de changements fondamentaux. Si l’on veut absolument le ranger dans des caté- gories, on discernera dans ses œuvres un mé- lange de cubisme et d’expressionnisme, avec peut-être une touche de surréalisme. Mais il faudrait plutôt parler d’irréalisme, ou de réalisme merveilleux. Ryback mourut en 1935, àParis, à la veille d’une grande exposition qui lui était entièrement consacrée. Après la Deuxième Guerre mondiale, il glissera peu à peu dans l’oubli, tandis que l’étoile de Chagall, qui eut le bonheur de vivre cinquante ans de plus, brillera toujours davantage.

Ce qui, dans l’œuvre de Ryback, appelle immédiatement la comparaison avec son grand aîné, c’est qu’elle a le pied léger, le pied ailé. La pesanteur n’y établit jamais son règne. Et l’on ne s’étonne pas d’apprendre que ce peintre a souvent trouvé son bonheur dans l’illustration de contes pour enfants. Mais ce goût du merveilleux aérien se constate jusque dans les tableaux ou les gravures qui décrivent les travaux et les jours du kolkhoze, sujets qui ne se signalent guère par leur lyrisme ou leur poésie. Même si la période russe du peintre fraie dangereusement avec le réalisme socialiste, la mystérieuse et joyeuse légèreté de ses personnages les sauve toujours de l’esprit de sérieux soviétique.

Autre point commun entre Chagall et Ryback, la capacité de mettre du merveilleux jusque dans la souffrance. À la fin des années trente, Chagall peignit la « Crucifixion blanche », dont les figures, pourtant tragiques, échappent si bien aux lois de la pesanteur qu’elles en sont transfigurées. Les œuvres les plus noires de Ryback sont habitées par la même grâce. Mais chez lui, le miracle de la transfiguration est plus impressionnant encore, parce qu’il se produit même lorsqu’il affronte les thèmes les plus sordides. C’est ainsi que, tout au début des années vingt, il a consacré une série d’œuvres aux pogroms dont furent victimes les Juifs de Russie, à commencer par son propre père. Or, première surprise, ces tableaux sont vus du ciel (comme c’est souvent le cas de ceux de Chagall). Et puis, les personnages principaux, physiquement encerclés par la violence du fer et du feu, se détachent en blanc sur cet univers sombre. Enfin et surtout, ils sont plus grands, physiquement, donc moralement, que ces incendies ou ces cavaliers destructeurs qui jettent à terre les rouleaux de la Torah ou s’acharnent sur leurs victimes à coups de sabre. Dans l’un de ces tableaux, une femme élève vers le ciel des mains ensanglantées. Pourtant, on croirait voir une mariée qui danse. Les ailes d’une colombe la protègent, comme elles protègent son voisin de supplice. Le couple plane au-dessus de sa propre souffrance, et sa blancheur triomphe. S’il faut alors absolument définir cette peinture, on parlera de cubisme tragique. Ses entorses à la géométrie expriment à la fois la dislocation des corps malmenés et l’arrachement aux repères de l’espace. C’est pourquoi les corps y apparaissent plus torturés que dans la réalité, mais plus libres aussi… La «déformation» cubiste prend un sens profondément existentiel. Elle dit la douleur subie et la douleur transfigurée.

Une phrase de Chagall, dans Ma vie, qui décrit à merveille sa propre peinture, s’applique peut-être mieux encore à celle de Ryback. Le peintre, enfant, assiste à l’abattage d’une jeune vache, et s’écrie: «Et toi, vachette nue et crucifiée, dans les cieux, tu rêves. Le couteau resplendissant t’a élevée dans les airs»4. C’est exactement cela: par la grâce paradoxale du meurtre, la victime innocente trouve la force de s’élever, d’échapper à son destin cruel. Ryback est-il plus grand que Chagall ? Au fond, peu nous importe. Mais à coup sûr, il est son frère.



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