On ne le répétera jamais assez: l’histoire de l’art ne progresse pas de façon continue, conduisant des impressionnistes à Cézanne, de Cézanne au cubisme, de l’abstraction au néo-réalisme et ainsi de suite. Les mouvements d’avant-garde coexistent et se chevauchent. Les frontières sont mouvantes, les échanges multiples. Kandinsky n’est pas seulement un des créateurs de l’art «abstrait», ses Improvisations et ses Impressions ne sont pas moins «concrètes» que les paysages de Schmidt-Rottluff ou de Kirchner. Entre les artistes de la Brücke et ceux du Blaue Reiter, entre le Sturm et le Bauhaus, les points de contact et de convergence ont été nombreux. Si beaucoup d’expositions restent monographiques, le passage de l’une à l’autre permet au spectateur d’affiner son regard et d’échapper aux simplifications de nos manuels.
L’exposition de la Neue Galerie à New York, Brücke, the birth of expressionism in Dresde and Berlin(1905-1913), est une première. Jamais encore Heckel, Kirchner, SchmidtRottluff n’ont été présentés aussi somptueusement aux États-Unis. À elle seule, cette exposition vaut le voyage. À défaut, on se consolera en feuilletant le magnifique catalogue, riche en études neuves et admirablement illustré, qu’a publié le commissaire de cet événement, Reinhold Heller, chez Hatje Cantz.C’est en juin 1905 qu’à Dresde quelques étudiants des Beaux-Arts fondèrent l’association Die Brücke, dans le but de promouvoir, ensemble, un art nouveau. Le nom de «pont» ou de « passage » avait été choisi pour ses nombreuses connotations mais aussi en référence à Nietzsche, écrivant dans Zarathoustra: «Ce qu’il y a de grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but: ce que l’on peut aimer dans l’homme, c’est qu’il est un passage et un déclin.» Dresde, capitale de la Saxe, surnommée parfois Florence-sur-Elbe pour son patrimoine architectural et artistique prestigieux, était alors un centre industriel en pleine expansion. C’est au cours d’une conférence à Dresde que le sociologue Georg Simmel a présenté pour la première fois ses idées concernant l’impact des grandes villes sur le psychisme de l’individu. L’accélération de la vie, due au développement technique, l’instabilité des rapports sociaux, la perte des repères traditionnels altéraient, aux yeux de Simmel, jusqu’à la conscience que l’homme pouvait avoir de lui-même, jusqu’à sa perception de la réalité. Les artistes de la Brückeréagissaient, eux aussi, à cette déshumanisation d’une société vouée à la production de biens de consommation. Comme Gauguin, ils cherchaient un nouveau rapport au corps et à la nature. D’où la multiplication des nus qui renvoient à la fois à ceux de Cranach et aux statues africaines et océaniennes auxquelles s’intéressaient, à la même époque mais pour d’autres raisons, Matisse et Picasso. Mais les nus de Kirchner, de Heckel ou de Pechstein sont aussi les corps offerts de la prostitution urbaine.
Jamais il ne s’agit pour ces artistes de représenter une quelconque réalité, mais de construire un monde d’après l’image qu’ils s’en font. C’est ce que Schmidt-Rottluff fait lorsqu’il peint ses maisons la nuit ou dans la nuit (Häuser bei Nacht et Häuser in der Nacht, 1912). C’est ce que fait Kandinsky dans son paysage à la tour (Landschaft mit Turm, 1908), dans sa montagne bleue (Der blaue Berg, 1908-1909) ou dans le paysage sous la pluie (Landschaft mit Regen).On a trop vite fait de tirer Kandinsky vers l’abstraction. La grande rétrospective organisée conjointement par les trois institutions qui abritent à elles seules plus de la moitié de l’œuvre du peintre, met parfaitement en valeur la richesse de la période munichoise, celle du Blaue Reiter (1896-1914). Elle s’est tenue au Lenbachhaus à Munich au début de cette année; le Centre Pompidou l’abrite jusqu’au mois d’août 2009 et, à partir de septembre, elle sera visible au Solomon R. Guggenheim Museum de New York. Ce n’est que pendant les années moscovites et durant la période duBauhaus que Kandinsky se défait de la figuration pour donner libre cours au jeu des formes et des couleurs.Kandinsky – Philippe Sers ne cesse de le rappeler – est un peintre religieux (dans le sens le plus large du terme). Il s’en est expliqué dans de nombreux écrits, dont Über das Geistige in der Kunst, insbesondere in der Malerei (Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier), achevé en 1909, imprimé en 1911 et aussitôt traduit dans plusieurs langues. «Lorsque la religion, la science et la morale (cette dernière par la rude main de Nietzsche) sont ébranlées et lorsque les appuis extérieurs menacent de s’écrouler, l’homme détourne ses regards des contingences extérieures et les ramène sur lui-même. La littérature, la musique, l’art sont les premiers et les plus sensibles des domaines dans lesquels apparaîtra réellement ce tournant spirituel. En effet, ils reflètent l’image sombre du présent, devinent la grandeur, cette petite tache que ne remarque qu’un petit nombre et qui n’existe pas pour la grande foule.» (trad. de l’auteur). Ainsi, c’est en descendant en lui-même que l’artiste exprime le monde. Or le peintre enviera toujours le musicien qui est, lui, «totalement émancipé de la nature» et n’a pas besoin d’emprunter aux formes extérieures pour façonner son langage. Plutôt que de peinture abstraite, c’est de peinture pure qu’il faudrait donc parler. Définition à laquelle répondent ce que Kandinsky a peut-être fait de plus sublime: les Impressions et les Improvisations.De 1922 à 1933, Kandinsky fait partie de l’équipe du Bauhaus, à Weimar d’abord, puis à Dessau. Il y travaille aux côtés de Klee, de Feininger, de Schlemmer, poursuivant à la fois son œuvre plastique et sa réflexion théorique. Dès l’arrivée de Hitler au pouvoir, le Bauhaus est fermé. Les œuvres de Kandinsky font désormais partie de l’art «dégénéré». Beaucoup d’entre elles seront sauvées alors par Solomon R. Guggenheim. Celles qui étaient restées à Moscou avaient déjà disparu dans les réserves, dix ans plus tôt. Les dictatures n’aiment pas les artistes libres, seul leur agrée l’art de propagande.En 1934, Kandinsky s’installe à Neuilly, près de Paris. Il continue à travailler inlassablement jusqu’à sa mort, en 1944, quelques semaines après la Libération, mais il ne trouve pas en France la reconnaissance à laquelle il pouvait aspirer. Ni lui, ni les surréalistes d’ailleurs, ne figurent en 1937 dans la sélection officielle du Petit Palais intitulée «Les Maîtres de l’art indépendant, 1895-1937». Malgré les efforts de la galerie Jeanne Bucher, c’est aux ÉtatsUnis et en Suisse que Kandinsky connaîtra ses derniers succès.Cette rétrospective – la première de cette ampleur – permet de mesurer quel a été le combat de Kandinsky. Face à l’effondrement de la religion, face à la faillite de la science, face à la déroute de l’Histoire, il a voulu inventer des «instruments supérieurs de perception» pour « parler du mystère par le mystère », créer un langage grâce auquel «l’homme parle à l’homme de ce qui dépasse l’homme». On ne saurait mieux affirmer la spiritualité même de l’art.