Cartier- Bresson «Donnez un peu de votre sang»

À chaque être, à chaque objet, les photographies d’Henri Cartier-Bresson confèrent un sens rigoureux, réservent une place précise. Pour cet artiste formé à l’école des peintres, le monde est toujours une composition que la photo doit révéler.Henri Cartier-Bresson et Alberto Giacometti, quand ils firent connaissance, s’aperçurent que leurs peintres préférés étaientles mêmes, ou presque: Cézanne, Van Eyck et Uccello pour le photographe; Cézanne, Van Eyck et Piero della Francesca pour le sculpteur1: autant d’artistes architectes et compositeurs d’espaces, pour ne pas dire géomètres. D’ailleurs, Cartier-Bresson commença par étudier la peinture, et son professeur, André Lhôte, lui transmit l’exigence et le goût de la construction picturale rigoureuse, qui se souvient du nombre d’or.De sa passion pour une peinture puissamment construite, toutes ses photos témoignent. S’il a toujours refusé farouchement de recadrer ses prises de vue, c’est pour la bonne raison qu’un recadrage en détruirait irrémédiablement la géométrie, l’équilibre, bref, la construction. Ce que le photographe a retenu des grands peintres qu’il aimait, c’est aussi l’idéal d’objectivité: l’artiste n’est pas là pour se projeter sur le monde, mais pour recueillir la vérité des êtres et des choses, sans y mêler son moi. Un bon photographe ne doit pas seulement se faire oublier, il doit s’oublier lui-même. Il doit être comme cet archer zen dont lui avait parlé Georges Braque. À l’exemple de ce tireur philosophe, l’artiste, pour toucher juste, doit abandonner toute ambition mondaine, et même toute idée de but. Il doit devenir le monde, plutôt que le viser. On pourrait résumer...

À chaque être, à chaque objet, les photographies d’Henri Cartier-Bresson confèrent un sens rigoureux, réservent une place précise. Pour cet artiste formé à l’école des peintres, le monde est toujours une composition que la photo doit révéler.
Henri Cartier-Bresson et Alberto Giacometti, quand ils firent connaissance, s’aperçurent que leurs peintres préférés étaientles mêmes, ou presque: Cézanne, Van Eyck et Uccello pour le photographe; Cézanne, Van Eyck et Piero della Francesca pour le sculpteur1: autant d’artistes architectes et compositeurs d’espaces, pour ne pas dire géomètres. D’ailleurs, Cartier-Bresson commença par étudier la peinture, et son professeur, André Lhôte, lui transmit l’exigence et le goût de la construction picturale rigoureuse, qui se souvient du nombre d’or.De sa passion pour une peinture puissamment construite, toutes ses photos témoignent. S’il a toujours refusé farouchement de recadrer ses prises de vue, c’est pour la bonne raison qu’un recadrage en détruirait irrémédiablement la géométrie, l’équilibre, bref, la construction. Ce que le photographe a retenu des grands peintres qu’il aimait, c’est aussi l’idéal d’objectivité: l’artiste n’est pas là pour se projeter sur le monde, mais pour recueillir la vérité des êtres et des choses, sans y mêler son moi. Un bon photographe ne doit pas seulement se faire oublier, il doit s’oublier lui-même. Il doit être comme cet archer zen dont lui avait parlé Georges Braque. À l’exemple de ce tireur philosophe, l’artiste, pour toucher juste, doit abandonner toute ambition mondaine, et même toute idée de but. Il doit devenir le monde, plutôt que le viser. On pourrait résumer l’idéal du photographe par ce précepte, qui n’est pas seulement un jeu de mots: se faire objectif. Les œuvres de CartierBresson ressemblent alors si bien à la grande peinture de l’aube de la Renaissance qu’on a pu comparer son portrait d’Irène et Frédéric Joliot-Curie à celui des époux Arnolfini par Van Eyck2. Les deux «tableaux» s’imposent par la même objectivité, et le même pouvoir constructeur.Ces qualités, chez Cartier-Bresson, sont d’autant plus saisissantes qu’il a très souvent fait du photoreportage, et croqué sur le vif des scènes violentes, trépidantes, agitées, embrouillées, changeantes et confuses, comme l’épouvantable bousculade de la foule au guichet d’une improbable banque, dans sa série des Derniers jours du Kuomintang, en 1949. Ou encore cette photo de gamins couraillant dans une rue misérable de Séville, en 1933, prise à travers le trou hasardeux d’une paroi défoncée. Pourtant, de ce désordre informe, va naître un sentiment d’équilibre serein, inébranlable: il faut un long examen pour comprendre que tel bloc de pierre, telle palissade, qu’on n’avait pas aperçus d’abord, voire les cannes d’infirme d’un enfant estropié, dessinent avec autorité les lignes de la composition, l’ordonnent impérieusement et, qui sait, obéissent à la section d’or si chère à CartierBresson.

Cet artiste ne fait jamais d’instantanés à la sauvette. Toujours, il sauve l’instant. Son œuvre obéit à l’intuition, à la subite inspiration ? Oui, mais cette intuition et cette inspirationcherchent, trouvent et nous révèlent toujours les assises secrètes du réel, si fugitif soit-il.Les deux photographies reproduites ici n’ont rien à voir avec des événements historiques, ni avec du reportage. Mais elles sont toutes deux exemplaires d’un équilibre supérieur: entre la nature morte et la nature vive, entre la pierre et l’homme, entre ce qui passe et ce qui dure. La photo de Sifnos présente au premier regard un clair contraste entre la chair et la pierre: une jeune fille court sur un escalier cerné de murailles, de ciel et de portes à la géométrie puissante, austère et figée. Mais ce serait oublier l’ombre portée sur l’escalier: l’ombre, cette géométrie éphémère, imperceptiblement mouvante, opère dans notre subconscient la transition entre la fille qui court et les murs immobiles. Et la photo tout entière compose alors trois états du mouvement, restitue un instant qui subtilement s’élargit en durée, et se fond dans l’immobilité.Quant à Simiane, la Rotonde, n’est-elle pas faite, elle aussi, d’équilibres secrets, de transitions parfaites ? Si l’on n’en considère que lespersonnages, c’est une étude d’atmosphère: au premier plan, deux garçons ; au second plan, deux filles, puis deux chiens, puis deux adultes, tous plus ou moins désœuvrés, plus ou moins alanguis, regardant, jouant, rêvant. Mais comment ne pas voir que ces personnages (comme c’est le cas chez un Piero della Francesca) sont intégrés dans une architecture extrêmement structurée, aussi ferme et dure qu’ils sont souples et détendus, voire relâchés ? Contraste très marqué, donc, entre un monde vivant, fluide, mouvant, tout en courbes imprécises, et un monde inanimé, tout en angles et en droites sévères.Mais il ne faut pas s’arrêter là: si nous contemplons cette image tout le temps qu’elle réclame, nous découvrons que ces deux opposés ne le sont pas vraiment: le corps des garçons prolonge l’horizontale et la verticale du mur, celui des filles prolonge la verticale des colonnes et l’horizontale de la balustrade: ensemble, colonnes et fillettes figurent des caryatides. Tant et si bien que les personnages et le décor sont moins opposés qu’ils ne sont composés, une fois encore. Ici, l’artiste a trouvé l’équilibre entre l’animé et l’inanimé, l’univers des choses et celui des hommes, comme ailleurs il trouvait l’équilibre entre l’instant et la durée.«Donnez un peu de votre sang, il peut sauver », dit l’affiche placardée sur le mur, à droite de Simiane. Cartier-Bresson fait cette demande instante au monde tout entier. Et le sang du monde se donne volontiers à lui. Il vient irriguer son art, un art qui «sauve» du chaos tout être et toute chose, si insignifiants paraissent-ils d’abord, parce que l’artiste sait nous faire éprouver la nécessité, la vérité, la justesse harmonieuse de leur présence. Pour ce photographe, rien n’est poubelle dans l’histoire, ni dans la nature. Tout est précieux. Rien n’est indigne d’exister.



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