Au Musée d’Art Contemporain de Catanzaro en Calabre et au Musée de Grenoble, se tiennent deux expositions de cet artiste rare, chef de file du style Cool Painting.
Le charme placide et le glamour subtil de la peinture d’Alex Katz (New York, 1927) séduit l’Europe peu à peu. Actif à partir des années cinquante et considéré outre-Atlantique comme un pivot de l’art contemporain depuis une première rétrospective à l’Utah Museum of Fine Arts en 1971, c’est seulement en 1995 que son œuvre rencontre dans le vieux continent une reconnaissance d’envergure, avec une première exposition muséale à BadenBaden. Or, sa réputation semble encore parfois limitée au cercle des happy few de la critique d’art: serions-nous moins sensibles que les Américains à ces grands portraits lisses, à ces images simples de forêts, de plages, de lumières sur un lac, de personnages indolents qui semblent toujours en vacances ou prenant le soleil ? Ou bien, malgré l’audace indéniable des grands formats ou le traitement surprenant des sujets en aplats de couleur lisse, cette iconographie nous semble-t-elle curieusement familière parce qu’éminemment figurative et, pour cette raison, moins fascinante ici qu’aux États-Unis ?Une chose est sûre : c’est bien le « figuralisme» d’Alex Katz, cherchant à se situer à contre-courant des grands noms de l’expressionnisme abstrait, qui a constitué pour ses concitoyens un aspect inattendu dans les années cinquante et soixante. Autre marque d’originalité, Katz s’est toujours gardé d’être assimilé au Pop Art; si certains lui trouvent des affinités avec le mouvement – les compositions très photographiques ou l’esthétique parfois proche de la publicité y font penser- rappelons que l’émergence de sa notoriétéprécède de plusieurs années l’éclosion de cecourant artistique. Mais surtout, l’objectifde Katz n’est pas de souligner la valeur iconographique de la société de consommation.Plutôt que l’usage tonitruant de l’ironie, il aopté pour une démarche raffinée, fondamentalement esthétique, à une époque où il étaitpresque plus important de faire du non artque de faire du «beau». Loin de vouloir frapper les esprits par des couleurs primaires etdes réflexions critiques écrasantes, il cherche,par une palette nuancée, à saisir au vol l’indolence ou la grâce indéfinissable d’un courtmoment, d’une après-midi d’été, d’un simplereflet de soleil sur l’eau. Cette vision fugace,c’est la couleur d’une visière, le ton pastel duciel au lever du jour, les bourrelets d’écumedes vaguelettes sur le sable, la beauté évidented’un feuillage observé de près, ou l’inexpressivité d’un visage lisse à moitié mangé par de grandes lunettes de soleil. Pour capturer l’instant, les formes sont simplifiées à l’extrême, les pourtours sont précis et les couleurs traitées en aplats. On y retrouve l’influence des grandes compositions de Matisse, des estampes de Kitagawa Utamaro ou des intérieurs de Bonnard («J’adore ses peintures où il ne se passe rien»), et cette jouissance élémentaire que l’on ressent à contempler l’intimité d’une anodine scène familiale ou à lire un haiku. Katz est aussi célèbre pour ses découpages de silhouettes, surtout au début de sa carrière, des statues plates utilisées parfois dans des pièces de théâtre au milieu d’acteurs réels. L’origine de ces cut-out est presque accidentelle: mécontent du fond sur lequel était peint un personnage, il le découpe et le colle sur une forme en bois.
Une attitude pragmatique et très sixties, qui nous rappelle les premiers tableaux découpés de Frank Stella. Katz est aussi un adepte de la répétition : celle d’une même figure reprise plusieurs fois dans le même tableau (le premier: Ada, de 1959), des reduplicative portraits qui évoquent les négatifs de photos prises presque au même instant, et encore côte à côte sur la pellicule.Mais détrompons-nous toutefois: les sujets de Katz ne sont pas platement esthétisants. Même s’il se défend lui-même de vouloir faire de la psychologie en cherchant un style «vide de sens, vide de contenus», derrière ces doux paysages ou ces hiératiques portraits se cachent de subtiles évocations sociales et urbaines. Difficile d’échapper à son temps – et à sa famille – et ces personnes sont des amis, des acteurs, des artistes, des «jolies filles» (Katz dixit), des célébrités. Ou sa femme elle-même, Ada, portraiturée jusqu’à satiété, et son fils Vincent. Le goût pour les accessoires quotidiens (chapeau, chaussures, lunettes), un cycle sur la mode et certains profils assez camp trahissent une attirance pour l’éphémère parfois futile des milieux new yorkais où il déambule, une démarche loin d’être vide de sens et que des illustrateurs comme Jordi Labanda (admirateur déclaré de Katz) ont cultivée à l’extrême. Il y a un côté résolument adolescent et impérissable dans la délicate ingénuité des formes et la légère raideur naïve des personnages, une innocence picturale appuyant le désir très années quatre-vingts d’un monde insouciant, libre de complications matérielles où rien ne peut se dégrader. C’est bien ce New York, qui le passionne et qui habite son œuvre, et enparticulier le quartier de Soho où il a campé son studio depuis longtemps. Rare artiste à ne pas y avoir été victime de la gentryfication, il y concède des interviews vêtu de noir et en chaussures de golf blanches, un look qui ne déparerait pas aux côtés de Diane Keaton dans Manhattan. Certaines de ses figures féminines, délicatement bronzées et aux lèvres rose pastel ne semblent-elles pas sorties d’un roman de Truman Capote, prêtes à décocher un it’s just divine darling face à ses propres paysages minimalistes ? Les Cocktail Parties sont d’ailleurs un de ses thèmes de choix des années soixante, et de reconnaître lui-même:«il fallait que j’utilise quelque chose qui faisait partie de ma vie. Je veux dire, je ne pouvais pas peindre des angelots ou des gens au Vietnam, ou des trucs comme ça».À Catanzaro on peut admirer une trentaine des dernières réalisations de Katz sous le titre Reflections: outre des portraits, on y trouve de magnifiques images sombres d’arbres se réfléchissant dans l’eau d’un lac, où la perception indirecte de l’objet ne fait qu’en augmenter la saveur. À Grenoble, une rétrospective de plus de cinquante œuvres maîtresses où ne manquent ni les portraits redoublés, ni les images d’Ada, les cut-out ou les «peintures de nuit». Troisième exposition pour Katz en Italie, c’est en revanche la première dans un musée français. Baptisée An American Way of Seeing, autant le titre que la langue utilisée semblent augmenter la distance entre le peintre et nos perceptions européennes. Mais gageons que ces deux événements nous feront mieux comprendre la vision en réalité très universelle de celui qui «essaye de peindre le choc initial du regard».