Au commencement, il y a le cinéma, la fascination pour les images mouvantes, pour la profondeur de champ qui confère à l’oeuvreun relief auquel la peinture ne parvient pas toujours. Plus tard, Gilles Ghez reçoit une reproduction du manuscrit enluminé des Très Riches Heures du Duc de Berry. Le monde magique de la miniature, attaché à l’anecdote, au détail, attire le jeune artiste. Le peintre et dessinateur de talent, marqué par le courant surréaliste, se met à rêver d’une forme inusitée, à la fois peinture, sculpture, cinéma, roman, théâtre, bande dessinée et peut-être opéra, qui échappe à toute classification, mais non moins ambitieuse. Bois, carton, résine, fils de fer ou autres matières improbables, tout concourt à l’élaboration de ces dioramas, de ces «boîtes», exécutées avec une patience de Locuste, ceux d’un enlumineur, précisément; l’artiste réalise ainsi une synthèse audacieuse.De l’image cristal des films hollywoodiens, il garde la troisième dimension devenue tangible mais surtout cette instantanéité du geste, apanage également de la photographie. La grande peinture du passé parvenait déjà à capter le mouvement et à en saisir la dimension étrangement vivante. Ainsi Vermeer possédait l’œil du photographe: les postures de La Liseuse, de L’Astronome ou de La Peseuse de perles, comme un instant de vie fixé pour l’éternité, le temps suspendu, appartiennent déjà au monde de la photographie et du cinéma.La fibre romanesque – l’essence du génie occidental comme le rappelait Kundera – parcourt ces aventures en leur conférant une dimension littéraire. Stevenson, l’aventurier, dialogue avec Josef Conrad, Rudyard Kipling ou Conan Doyle, mais également avec l’exubérance fantasmatique de Raymond Roussel, le désespoir de Malcom Lowry ou encorel’humour décapant d’Alphonse Allais ; bref une sorte d’indocilité anglaise, d’essence baroque, s’associe à une inimitable french touch, plus classique. S’empile alors une succession de récits gigognes qui mettent en scène les exploits de Lord Dartwood, sorte de double de notre homme, dandy-esthète circulant dans les régions obscures de l’inconscient, toujours muni de son trivial cabas, cette boîte à secrets omniprésente qui accompagne le héros dans ses extravagances. S’agirait-il de la traduction plastique du fameux MacGuffin hitchcockien, métaphore inventée par le maître luimême pour décrire le suspens – essence même du spectacle cinématographique, fondé avant tout sur le simulacre, et dont il fut l’inventeur ? Nul ne le sait. De même, dans les boîtes de Gilles Ghez, la vitre protectrice augure d’un insondable et impénétrable mystère : fatale mise à distance, incitant à la sublimation du corps désiré, dès lors intouchable… Cette étonnante synthèse des arts concède, enfin, un regard amusé à la bande dessinée: Lord Dartwood cousine avec Sherlock Holmes mais aussi avec Tintin…Les plus belles créations de Ghez prétendent bel et bien au statut d’œuvre d’art totale, toujours en quête d’une dimension qui fait éternellement défaut, d’une insuffisance fondamentale. Le Gesamtkunstwerk wagnérien qui, à Bayreuth, préfigure assez bien le cinéma, affleure sensiblement dans ces créations, comme les films-opéras d’essence littéraire de Luchino Visconti. Fidèle à l’objet, au dispositif de la représentation, Gilles Ghez reste attaché à la fameuse mimesis d’Aristote, mimesis magico-esthétique où rien n’entrave l’analogie ou la ressemblance avec le réel. Le fameux miroir témoin de la scène, dans le double portrait de Van Eyck, Les Époux Arnolfini, laisse place chez Ghez à la vitre-miroir qui protège un cosmos fourmillant de corrélations matérielles et spirituelles. Miroir-lumière héritier de l’enluminure, toujours, mais opérant tout à coup un grand écart parfois vertigineux. Dans Jack l’Éventreur, on croit entendre, dans un décor d’opéra, le cri effrayant d’une femme affolée, écho lointain de la Lulu d’Alban Berg au moment où elle est poignardée. Les rouges, les bleus, les jaunes, les couleurs de la chair et du sang sont celles de Mondrian… Dans l’impressionnante Conversation II, le maharadja procède à un acte magique: il efface par hypnose la somme d’argent dont il est redevable à Lord Dartwood, officier anglais pour la circonstance: la feuille manuscrite est redevenue immaculée.
Voyageur de l’imaginaire, Gilles Ghez avoue sa passion pour la première moitié du XXe siè- cle: l’Angleterre coloniale avant tout, Londres, bien entendu, la ville aristocratique, hantée, entre autres, par le souvenir de Docteur Jekyll et Mister Hyde, l’Allemagne d’entre les deux guerres, celle de la République de Weimar, et la Chine.Il y a enfin la mer, cette mer intérieure, envahissante, métaphysique, bachelardienne, l’eau maternelle et rêveuse, âme du monde. Dans Il a un drôle de nom ton bateau, la nuit pénètre l’élément liquide, comme une matière capable, par nature, de s’offrir aux mélanges; la lune, à travers les nuages, laiteuse, éclaire la scène: unrêve érotique de Lord Dartwood… Les transatlantiques, avec leurs gigantesques cheminées, matérialisation plastique du voyage, de la mobilité et des aventures, mais aussi d’une certaine fluidité, évoquent l’eau, toujours…L’art comme exutoire d’un trop-plein d’imagination ou plutôt d’inspiration qui semble triompher du réel, de la force terrible du réel; voilà la rébellion éternelle et salubre de l’artiste. Nul doute qu’un jour Gilles Ghez, alias Lord Dartwood, embarquera pour les Îles Fortunées et n’en reviendra pas.