La littérature latine fourmille d’allusions aux mœurs sexuelles débridées des empereurs. Mais dans le cas d’Hadrien, il ne s’agit pas d’un ragot colporté par des personnes plus ou moins informées. C’est l’intéressé lui-même qui a révélé et proclamé sa liaison extraconjugale et homosexuelle à la face du monde, forçant la postérité à s’en souvenir.
En l’année 130, l’empereur Hadrien, qui vient de mater la rébellion de Judée, séjourne en Égypte, un pays qui le fascine. Et, à l’instar du couple «inimitable» d’Antoine et Cléopâtre, près de deux siècles plus tôt, il décide de remonter le Nil en grand apparat. Il est accompagné de son favori, Antinoüs.Antinoüs est un Grec, originaire de Bithynie, en Asie mineure (aujourd’hui, Turquie). Il a été remarqué par Hadrien lors d’une tournée d’inspection que celui-ci effectuait dans la province, en 123. La rencontre semble avoir eu pour cadre une partie de chasse. Frappé par la beauté du jeune garçon, l’empereur en tomba aussitôt amoureux. Et il le prit à son service, probablement en qualité de page.Mais revenons à la croisière sur le fleuve. L’escadre impériale a atteint la cité d’Hermopolis où, ce 22 octobre, s’ouvre le traditionnel festival du Nil, qui commémore la mort d’Osiris. Or, le 24, Antinoüs se noie dans le fleuve. Accident ? C’est la thèse officielle, soutenue par Hadrien lui-même dans des mémoires peut- être rédigés par l’empereur et aujourd’hui perdus. Mais des rumeurs ont circulé, qui parlaient d’un suicide. Antinoüs aurait servi de victime sacrificielle pour se conformer à une prédiction astrologique, selon laquelle la mort du garçon assurerait à son maître et amant la prolongation de sa vie (Hadrien avait alors 54 ans et il mourra de maladie huit ans plus tard). Seule certitude: Antinoüs avait passé l’âge de la séduction qui, selon les canons de lapédérastie grecque, correspond à la première barbe. Hadrien aurait-il voulu se débarrasser d’un compagnon devenu encombrant ?Avec une personnalité comme celle de l’empereur, tout est possible. Ses contemporains ne le jugeaient-ils pas changeant, complexe, multiforme ? Extrêmement doué, Hadrien était animé par une curiosité insatiable, notamment pour les sciences occultes. Témoin cet oracle sibyllin, qui annonce son avènement:Très intelligent et cultivé, Hadrien était aussi égoïste, jaloux, cruel parfois. Et ce n’est pas un hasard s’il aimait passionnément la chasse aux fauves, servant d’exutoire à sa violence. Cependant, coupable ou innocent, Hadrien a accordé à Antinoüs les plus grands honneurs. Quelques jours seulement après sa mort, il a jeté les fondations d’une ville qui portera son nom: Antinoopolis. Son emplacement, sur la rive opposée à Hermopolis, rappellera aux générations futures l’endroit où le garçon s’est noyé. En outre, le défunt est élevé au rang de dieu: un temple lui sera consacré dans la nouvelle cité. Il comportera un obélisque, avec des inscriptions en hiéroglyphes énumérant les hommages dus au nouveau dieu (cet obélisque se trouve aujourd’hui à Rome, sur le Pincio).
Le culte d’Antinoüs va se répandre en dehors de l’Égypte, dans sa ville natale d’abord, Mantinée, puis à Rome et dans tout le reste de l’Empire. Hadrien n’a nul besoin d’imposer son autorité en la matière: ce sont les municipalités, telle celle de Thessalonique, qui vont solliciter la permission d’abriter ce culte. Il faut dire que c’était le meilleur moyen d’attirer ses bonnes grâces. Et les particuliers s’y mirent aussi, à commencer par le rhéteur Hérode Atticus, futur tuteur de Marc Aurèle. Dans sa villa du Péloponnèse, on a découvert tout récemment les restes d’un petit sanctuaire dédié au beau Bithynien.Antinoüs a été statufié, sous l’aspect d’un pharaon ou d’un dieu grec, Apollon, Dionysos, Aristaios. Des dizaines de ces statues sont parvenues jusqu’à nous, qui permettent de connaître sa physionomie. Car si le corps du personnage est conventionnel, sa tête est un portrait véritable.Le visage présente donc des traits parfaitement réguliers, mais un peu empâtés, comme il sied à une personne qui sort de l’enfance. L’expression est douce, ou plutôt rêveuse, voire mélancolique. Quant à la chevelure, c’est son épaisseur qui frappe et l’absence de tout apprêt.L’image d’Antinoüs n’était pas réservée à la statuaire. On la trouve sur toutes sortes d’objets d’usage quotidien, ce qui prouve à quel point son culte était populaire.Un bon exemple en est donné par un balsamaire, présenté dans ces pages pour la première fois. Par ce terme, les archéologues entendent un récipient servant à contenir l’encens ou un quelconque cosmétique. Le balsamaire est originaire d’Égypte et il était en large usage à l’époque hellénistique puis romaine. L’exemplaire en question affecte la forme d’un buste,monté sur un pied circulaire. Ce buste est celui d’un jeune garçon, portant une chlamyde, retenue sur l’épaule droite par une fibule. La tête se présente de face, comme enfoncée dans le cou épais. Le nez droit, les joues pleines, les lèvres épaisses, le menton lourd renvoient directement aux portraits de la grande sculpture, mais en plus figé. La chevelure, elle aussi, est caractéristique, formant une sorte de bonnet, d’où s’échappent de grosses boucles, qui descendent sur les oreilles et dans le dos.Étant donné qu’il s’agit d’un récipient, le buste est creux, avec un trou de remplissage sur le sommet de la tête, fermé par un couvercle. Les extrémités de la grande anse mobile, servant à soulever et transporter le balsamaire, ont la forme d’un col de cygne, ainsi que les anneaux, soudés au crâne, dans lesquels passe l’anse.Le bronze, dont le balsamaire est fait, a été soigneusement poli et incisé à froid. Il conserve encore, au moins partiellement, sa fine dorure, qui le rendait si précieux.La provenance de ce chef-d’œuvre de la toreutique (ou art de travailler le métal), est inconnue. On pense évidemment à Alexandrie, où furent créés les premiers objets de ce genre. Mais on ne peut exclure un autre lieu de fabrication, en Asie mineure notamment. Quoi qu’il soit, une telle œuvre n’aurait pas été indigne d’Hadrien, qui aurait pu la posséder. Et l’avoir avec lui dans sa fabuleuse villa de Tibur (Tivoli), près de Rome, où il s’était fait construire un Antinoeion. Composé de deux temples disposés face à face, de part et d’autre d’un obélisque, il s’élevait sur le bord d’un immense bassin, censé représenter le Nil, tombeau de son ami. Inconsolable, l’empereur vieillissant pouvait ainsi ressasser ses souvenirs…