Dîner dans un restaurant sur la plaine de Plainpalais, à Genève. Avec Mai-Thu Perret. Si vous demandez alors à John M Armleder, comme dans une interview conventionnelle, ce qui l’émeut dans un objet, une peinture, une sculpture, une photographie, un livre, une musique, une architecture, il feindra l’incompréhension et lâchera en souriant face à cette liste: «J’allais lire le menu». Peut-être dira-t-il tout de même que, s’il doit choisir, ce serait un lied de Schubert et une architecture qui l’étonne. Mieux vaut lui demander quel est son gâteau favori: Oh, je ne sais plus, cela. Il prend alors le temps de réfléchir. C’est une question très importante. Ça a changé. Je suis trop vieux. Je ne sais plus maintenant. Ça se carambole… Je dirais la panacotta. Et sa boisson favorite ? Sans hésitation: Le thé… Probablement ce thé japonais avec de longues feuilles, le gyokuro. Il n’y a pas lieu de corseter la conversation avec John M Armleder. On part à la découverte, on va de précisions en approximations. Tout est ouvert. L’information évolue très vite vers la réflexion. Le propos est à la fois primesautier et doué d’esprit de suite, tempéré et relativisant, drôle et grave. Et pour ce qui est de l’authenticité de ses déclarations, sans doute John M Armleder ajoutera-t-il simplement un dit-il, comme il le fit en 1976 pour une œuvre sans titre qu’on lui proposait d’appeler Pièce nocturne: de sa plume, il ajouta seulement «dit-il». L’artiste genevois aura le dernier mot: Pour quelqu’un qui n’a rien à dire, j’en ai dit beaucoup trop, trop longtemps.
John M Armleder est l’un des curators de l’exposition thématique Les vides · Une rétrospective,qui présente, du 25 février au 23 mars 2009 au Centre Pompidou, neuf salles absolument vacantes, «consacrées» à des expositions-gestes, entre1958 (Yves Klein) et 2009 (Stanley Brouwn).Est-ce la première fois qu’il fait ce travail de commissaire ?De cette manière, oui ! Effectivement, j’ai depuis longtemps fait des expositions dans le rôle très considéré de commissaire, bien que ce titre me terrorise, à cause justement de son ascendance policière. Ce qui me fait peur, c’est le titre, ce n’est pas le travail. Enfin le travail en général me fait peur, parce que je suis paresseux. Ça c’est un autre problème. Il rit. Mais dans le fond, si j’y pense bien, depuis que je fais mon travail je ne fais que ça. Je le fais avec mon travail personnel, parce que je pense que je suis le commissaire de mes propres œuvres, au moment où je les fabrique et au moment où je les montre. Je le fais aussi avec les travaux d’autres personnes. Mais il y a toutes sortes de stratégies différentes. Dans l’exposition des vides, ma part est au fond extrêmement minime, parce que c’est un travail collectif, un travail d’échanges. C’est une espèce de réflexion où les commissaires ne font qu’amener de l’information, une stratégie de «monstration», autre terme qui me fait très peur. À partir de là, l’effort produit fait que l’on se retire, en quelque sorte.Ce travail de commissaire, John M Armleder l’a déjà accompli à l’époque d’Ecart, le groupe qu’il anima de 1969 à 1982. Il précise : Je pense qu’Ecart fonctionnait exactement de cette manière-là. Dès qu’il y avait, à un moment donné, une décision de mise en place, la recherche du dispositif m’intéressait autant pour mon propre travail que pour le travail des autres. Survient alors comme un désir de contester ce que je crois savoir ou ce que je pourrais savoir tout seul, en y impliquant d’autres partenaires.Le souvenir de montages d’expositions est ancien chez John M Armleder. Il y eut des étapes très différentes. L’un des meilleurs souvenirs, c’est l’exposition Linéaments, en 1967 – faite avant que nous décidions d’appeler le groupe Ecart, c’était encore le Groupe Bois –, simplement parce que c’était la première fois que nous étions confrontés à un certain nombre de choses très simples, les données pragmatiques du montage d’une exposition. Cela m’avait passionné à ce moment-là. Tout comme le fait que la plupart des partenaires dans cette exposition ne se destinaient pas du tout à ce genre d’activité. La deuxième étape est celle du Festival Ecart à proprement parler, en novembre 1969, qui était à la fois une exposition, selon un programme de quinze jours comportant des expositions d’une journée, ainsi que des journées de performances. Le fait que nous annulions les genres, en les remplaçant les uns par les autres, est quelque chose qui m’a intéressé. Si l’on poursuit dans l’histoire d’Ecart, l’autre exposition qui m’a naturellement beaucoup intéressé, c’est Peinture abstraite, en1984, lorsque que nous avons réinvesti les locaux d’Ecart, rue Plantamour, qui ne nous étaient plus attribués depuis quelques années. Cette exposition «abstraite» fut un turning point dans une décennie, les années 1980-1990, vouée à la peinture sauvagement figurative.Tout à l’heure, nous avons parlé de Genève et Mai-Thu a demandé ce qui s’y passe. Je hasarde la question: est-ce qu’au cours des quarante dernières années, … – … il ne s’y est pas passé quelque chose ? intervient John M Armleder – on constate des changements fondamentaux dans le rapport entre Genève et le monde ? Cela dépend dans quel domaine. La première chose est qu’en quarante ans, il n’y a pas que Genève qui ait changé. Il faudrait voir comment synchroniquement ces choseslà se sont transformées. Dans mes activités, le contexte a complètement changé. Quand on pense à la période d’Ecart, cela concernait une poignée de personnes. C’était une activité complètement intime. Pour une raison que je ne m’explique pas au fond, Ecart servait de relais à des contacts avec des centres ailleurs dans le monde, du même genre, ou dotés de plateformes plus grandes. Ce type de contacts était rare à Genève. Aujourd’hui je pense qu’il existe une fluidité dans les activités entre ici et làbas, complètement normale et même plutôt supérieure à la norme pour une ville de la dimension de Genève.Cette mise en réseau, au départ, John M Armleder y a beaucoup contribué. … C’est comme l’histoire de la responsabilité de l’auteur. Si ce n’était pas moi, c’était quelqu’un d’autre. C’est un concours de circonstances: je me suis juste trouvé être l’instrument de certaines nécessités, peut-être. Mais je n’y suis pour rien. Je n’ai rien inventé, je ne me sens absolument pas précurseur de quoi que ce soit. J’ai eu le privilège de faire ce que je voulais faire et d’y faire participer d’autres personnes. It was bound to happen, diraient les Anglo-Saxons.Comme la parthénogenèse est quasiment inexistante dans le champ de l’art, orientons-nous vers un peu de biographie et évoquons le voyage à New York. Il y a toujours l’anecdote. En 1956, quand nous allons au MoMA, je disparais et ma mère me retrouve devant le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch. «Pourquoi regardestu ce tableau ?», me dit-elle. J’étais magnétisé. «Regarde Mammy, c’est de l’art moderne. C’est ce que je veux faire plus tard.»La question s’impose alors. Quand John M Armleder a-t-il vraiment commencé à faire de l’art ? Si l’on suit le curriculum de Joseph Beuys, c’est en 1948, quand je suis né. Je suis moins chaman que lui; je ne le suis même pas du tout. Donc je ne le vois pas comme ça. Si je ne m’étais pas chargé de faire ce que j’ai fait, quelqu’un d’autre l’aurait fait pour moi. Peut- être que je n’ai jamais rien décidé et je n’y suis pour pas grand-chose. Mais j’étais tellement mauvais dans les autres domaines auxquels j’étais supposé être destiné, j’étais tellement mauvais étudiant, que dans l’espace resté libre, sur cette plateforme indéfinie d’activités, je me suis passionné, pour des raisons que je ne m’explique pas, pour des activités artistiques. Je me suis aussi passionné pour les antiquités, mais j’ai pensé que c’étaient des choses qu’on ne peut pas faire, à vrai dire. Or je me dis, dans les années soixante: dans le fond, tout a été fait. Tous les artistes que je connaissais semblaient être installés sur des positions sommitales dans le panthéon. Donc vint cette idée qu’il fallait faire autre chose.Il y eut la musique. Pour une raison ou une autre, je me suis mis à écouter beaucoup de musique. Mais je suis incapable de lire une partition. J’ai eu très peur de la maîtresse de piano de mon frère, donc j’ai refusé de prendre des cours. J’ai pris des cours de dessin. Dans les années soixante, au Collège de Genève, où j’étais un parfait incapable, je me suis réfugié dans la classe de dessin, chez cet artiste, Luc Bois, qui y enseignait et qui avait enseigné auparavant à l’École des Beaux-Arts, à Genève. Il avait remarqué qu’il y avait des sujets qui me passionnaient et que j’arrivais à entraîner mes camarades. On se réunissait dans son atelier et nous parlions de toutes sortes de choses. Et là, nous nous sommes dit: si on veut faire quelque chose, qu’est-ce qu’on fait ? Et nous avons commencé par exemple, à nous promener dans la ville en regardant les toits ou en faisant l’inventaire des ponts ou je ne sais quoi. C’est très semblable au situationnisme, mais sans le programme situationniste.Et il y eut John Cage… Oui, c’est un autre axe. Tout à coup, j’ai eu ce fantasme de musique. Je me mets à écouter la grande musique (même si Ansermet m’a toujours un peu inquiété; il avait ce côté sec et protestant; ses choix n’étaient pasles miens). Je devais avoir douze ou treize ans, et je dis à ma mère que je voulais aller à un festival de musique. Puisque le côté Armleder de la famille vient de Rottweil, on me dit: à Donaueschingen, pas de problème ! Donc pas de Bayreuth, car j’ai aussi envie d’entrer dans la secte des adorateurs. Résultat: j’arrive à Donaueschingen et c’est là que je rencontre John Cage. En le voyant, en écoutant ce qu’il racontait, j’ai été très impressionné et j’ai cherché à connaître tout ce existait qui autour de lui. En fait, indirectement, je suis tombé sur Allan Kaprow (1927-2006), George Maciunas (1931-1978), George Brecht (1926-2008). En clair, c’était exactement au moment où Fluxus opérait en Allemagne.Ce que fit John M Armleder (et son groupe) fut d’actualiser à Genève le mouvement Fluxus, lui-même rebond du mouvement dadaïste. J’interroge: où te situes-tu toi-même dans cette géographie de l’histoire de l’art du XXe siècle ? Peux-tu dire que tu appartiens à tel courant,à telle école, que tu descends tel fleuve ou que tu remontes dans tel estuaire ? Je me rappelle un jour de tempête, quand nous ramions et descendions le Danube. Nous nous sommes trouvés à remonter un bras que nous croyions être le bras principal du Danube, allant vers la mer Noire. Or c’était un bras mort et une fois que nous sommes arrivés au sommet du bras mort, nous n’avons jamais trouvé la sortie. Il a fallu attendre le jour. Cela parce que tu parles d’affluents et de confluents. Je ne me situe nulle part. Je pense que ce n’est pas à l’artiste de le dire. Je ne vois pas ce que cela peut lui apporter de se considérer dans une section ou une autre de la corporation ou de l’histoire. Mon travail présente une curiosité, c’est qu’il appartient à beaucoup de domaines. L’intéressant, c’est que peut-être cette façon de faire est devenue beaucoup plus usuelle aujourd’hui qu’elle ne l’était quand j’étais plus jeune. Il y a toujours eu des artistes de ce type-là. Ne citons par exemple que Picabia. Mais quand j’étais plus jeune, effectivement, on me demandait comment un artiste pouvait être à la fois ceci et cela, agir d’une façon ou d’une autre, et en plus de ça ne rien revendiquer. Aujourd’hui, c’est un type de pratique beaucoup plus courant.Pourtant, le 10 janvier 1995, John M Armleder me faisait: «C’est tellement bête de faire plus d’une chose dans sa vie». Ce n’est pas par rapport aux types de choses, c’est, littéralement, par rapport à toutes les choses. Ce n’est pas par rapport à un style ou un type d’activité donné: je veux dire d’être peintre plutôt que sculpteur, peintre abstrait plutôt que paysagiste. C’était un peu pour moi l’idée qu’à partir du moment où l’on a fait une œuvre, cela devrait suffire. Et je ne parle pas, selon tes distinctions favorites, d’un œuvre, quand une œuvre aurait dû constituer un œuvre, quand il eût fallu que du premier coup, on réussisse l’œuvre valant pour toutes les autres. Il se trouve que c’est très vite raté, car on en fait très vite une deuxième, et toute cette construction-là tombe à plat. Effectivement,je trouve que quoi que l’on essaie de faire,quel que soitl’effort d’intelligence accompli, dans le fond, c’est beaucoup d’agitation par rapport à la première impulsion.Toute œuvre qui se fait est-elle toujours la seule et la première ? C’est l’échappatoire. On peut toujours dire que ce sont des facettes de la même chose qui a été entreprise au départ. Et je pense que c’est vrai, d’ailleurs. Bien sûr, ce que je viens de dire sont des «considérations de sympathie» à l’égard de l’activité artistique. Je me rends bien compte que, dans le fond, pour comprendre ce point de vue et s’en approcher, on doit multiplier les expériences, dans le sens large, voire les erreurs et qu’elles sont la seule chose qui permette de faire l’inverse, d’éviter les erreurs.Dans cette conception alors, l’art, avec ou sans guillemets, c’est quelque chose que l’on réalise pour soi ou pour les autres ? Je ne suis même pas certain que ce soit quelque chose que l’on fait soi-même. Mais si on le fait, on le fait d’abord pour soi. Pour que l’on puisse le faire pour soi, on est obligé de le mettre en jeu. Donc les autres deviennent des partenaires et ces partenaires deviennent plus que des activateurs, de véritables instigateurs. Donc c’est le «pour» qui est le problème. Je ne crois pas que l’on fasse les choses pour soi ou pour les autres… et «avec» les autres ? «Avec», ce sont les consé- quences. Dans le fond, on produit quelque chose qui nous est imposé par la culture de notre époque, par le «Zeitgeist» ou ce qu’on voudra, et qui fait que nous sommes tous des producteurs – peut-être des producteurs d’art. On pourrait très bien être des producteurs de tas d’autres choses. La prise en charge de ce que l’on fait, c’est cela qui définit l’art. Ce n’est pas du tout l’artiste lui-même. Lui, il peut, dans un élan romantique, s’y intéresser de cette manière-là, mais alors cela n’engage que lui-même.
Toujours. Absolument ! La réponse a fusé. John M Armleder a bien le sentiment que celle qui partage sa vie joue un rôle dans ce qu’il fait. Pourrait-on alors avancer qu’il y a dans son travail, comme chez Picasso, des périodes liées à telle ou telle femme ? Ça, c’est la chronique anecdotique, le récit fait sur une personne. Ce n’est pas mon travail. Oui, bien sûr, l’histoire de l’art s’y lance parfois, et c’est divertissant. En plus, ce qui est divertissant n’est jamais faux. On ne peut pas être diverti par quelque chose qui n’existe pas.Une intervention de John M Armleder, réalisée pour Promenades, une exposition au parc Lullin, à Genthod, près de Genève, en 1985, me vient à l’esprit (elle désigne pour moi le séjour d’une âme). Matériellement, c’est une chaise commune, normale, accrochée au tronc d’un arbre, pas loin de son sommet. Dans le parc Lullin, la pièce était répétée trois fois. C’est un projet plus ancien, que j’avais même peut-être réalisé auparavant, et au parc Lullin, c’était dans le cadre d’une exposition où beaucoup d’autres artistes intervenaient, dans le cadre du site, un parc cultivé, travaillé. Les circonstances ont fait que c’était juste après le décès de ma fiancée de l’époque, dans un accident de voiture. J’étais encore dans un état d’extrême bouleversement et d’émotion. Cela m’a fait lire autrement l’œuvre que je réalisais et les gens proches de moi aussi. Pendant l’exposition des Furniture Sculptures au Musée Rath, à Genève (en 1990), je l’avais refaite dans le parc des Bastions: c’était une évocation de la pièce précédente. Et peut-être, ce qui naturellement ne correspond pas du tout à ma manière de travailler, également un acte de sympathie pour les témoins de l’exposition précédente, qui me connaissaient à travers elle.Quel est le rapport de John M Armleder à la dérivation, à l’imitation, au plagiat (étant entendu, comme Ludwig Hohl le souligne, que seuls les esprits faibles craignent d’être plagiaires) ? Il y a deux propos. Celui qu’on m’attribue et la manière dont on considère mon travail, qui bien sûr a varié, puisque je suis suffisamment vieux pour qu’il y ait eu plusieurs générations de commentaires. On se souvient bien de la période de célébration du postmodernisme. On me considérait, en Allemagne par exemple, comme un Zitatkünstler (un artiste de la citation). On a pensé que le fait de réinvestir des formes données du modernisme était un propos central de mon travail, alors qu’en fait, ça n’a jamais été qu’une annexe – le problème, c’est que mon travail n’a jamais été formé que d’annexes. Soyons sincères. Au départ, dans les années 1960 et 1970, je travaillais beaucoup dans les formes qui existaient et je ne montrais pas ce travail sans doute parce que ces formes existaient. J’avais donc plutôt tendance, quand je faisais des travaux qui étaient montrés publiquement, à essayer de convoquer mes amis d’Ecart pour ne pas montrer seulement mon propre travail. Et ce n’est que très tardivement que j’ai commencé à montrer ces travaux qui paraissent para-suprématistes, para-constructivistes, etc.De deux peintures de Malevitch, justement, mises sous les yeux de John M Armlder, laquelle choisit-il et comment la décrit-il ? Je n’aime pas choisir, déjà, de toute manière. C’est assez mignon, c’est comme choisir des vignettes de collection, auxquelles on avait droit, quand on était enfant, contre des points Silva ou je ne sais pas quoi. Je pense que j’irai à gauche plutôt qu’à droite – en général d’ailleurs ! –, à part que le fond me gêne terriblement parce que cette marbrure me fait penser à la peinture à l’éponge (c’est la reproduction qui veut ça) et j’ai une sainte horreur de la peinture à l’éponge. Un de mes dessins para-suprématistes, exécuté à plusieurs reprises, ressemble à une coupe, qui a une construction tout à fait similaire à celle-là. Ce dessin, d’une certaine manière, évoque cette peinture-là, que je connaissais, mais pas bien: je ne l’ai pas reprise directement. Il n’y a pas de bonnes raisons pour une reprise. Ce qui est intéressant, quand on choisit quelque chose dans l’ordre de ses références, c’est une sorte d’impact. Mais je me souviens parfaitement bien de peintures ignobles que j’ai adorées à un moment donné, et qui ont été ignobles pendant un moment et qui ne l’ont plus été par la suite. Autrement dit, les peintures changent de qualité. Le peintre change de qualité, les peintures changent de qualité, l’époque change et les choses changent de sens, et ainsi en produisent (du sens).En faisant du «suprématisme», avais-je tout de même l’idée de me rattacher à une pensée,et pas seulement à une forme ? C’est un peu plus compliqué. Je suppose que cette pensée a conduit la mienne, m’a fait comprendre le monde autrement. Mais, dans mon travail, quand je réutilisais ou réinvestissais les méthodes d’autres artistes, je le faisais en cherchant à m’éloigner le plus possible de ce qui les avait étayées, de ce qui était la raison d’être de ces formes. C’était, de ma part, toujours pensé de façon complètement désincarnée. De temps en temps, je me sers de l’histoire de l’art comme d’un supermarché, dans lequel je prends ce qui est immédiatement disponible pour pouvoir faire dans l’urgence le tableau que je voudrais faire.Cette disponibilité, John M Armlder la réclame également pour l’interprétation de ses œuvres. J’ai toujours trouvé que les artistes qui cherchaient à accompagner leurs œuvres en les confinant dans l’entendement qu’ils en avaient, eux, au départ, en faisaient quelque chose de «complet», dans le sens de John Cage qui te disait (en 1990) qu’«être complet, c’est être mort», c’est-à-dire tuer leur œuvre – ou en tout cas en limitaient tellement la «plateforme» que l’œuvre en quelque sorte n’était plus nécessaire. Le fait que l’œuvre soit prise en charge par ses regardeurs, qui sont ses critiques, permet à celle-ci d’être activée et donc de fonctionner, d’être quelque chose qui participe à la culture, de ne pas être la réserve privée d’un émetteur présumé. L’artiste serait un émetteur présumé, et encore, car je prétendrais même qu’il ne fait que relayer une émission qu’il capte. Et il ne fait que ça. Lui, dans ses limites, ne va comprendre que d’une manière, ou de deux ou trois manières. C’est tout. Les millions d’autres personnes vont apporter ces millions d’autres facettes au diamant, si tu veux. Et ce ne sera pas un diamant autrement. Le déni de la différence, c’est le fait de toutes les catégories qu’on donne… Dans Arte povera, on voit bien par exemple que chaque production prise individuellement est complètement différente– bien sûr individuellement différente. Mais il est sans doute nécessaire qu’à un moment donné, elles soient comprises toutes sous la même égide. C’est la même chose pour tous les mouvements de cette époque.N’y aurait-il pas dans histoire de l’art une tendance à tout rabattre sur le plus petit dénominateur commun, alors que l’art, en principe, s’oppose à cela ? Oui et non. Le problème, c’est quand on imagine que c’est définitif. Cette réduction, comme en cuisine, est toujours utile et donne une perception impossible autrement. En tant qu’artiste, je le vis. Quand j’étais un artiste neo geo, c’était extrêmement amusant et satisfaisant de pouvoir lire mon œuvre avec des moyens dont autrement je n’aurais jamais disposé. Mais il est bien entendu que c’était quelque chose de transitoire. C’était une étape amusante, divertissante dans la compréhension, dans le panorama. Mais quand l’«exiguïté de compréhension» se cristallise, elle donne aussi accès à quelque chose d’extrêmement inaccessible. Avec le recul, on comprend autrement. On dit «l’impressionnisme», et on le comprendra, parce que cela permet d’organiser la narration propre à l’histoire de l’art. Quand on regarde les œuvres«impressionnistes», on a déjà un certain doute quant au bien-fondé de la catégorie. Et plus on avance, plus ce genre de catégories manque de précision. Sur le moment, elles fonctionnent, elles dynamisent une lecture, donc elles sont aussi très utiles. Si tu veux, il n’y a pas de bêtise absolue, il n’y a pas d’intelligence absolue. Si c’était le cas, on serait dans des situations totalitaires, tout letemps. Et si une chose est possible avec l’art, c’est sans doute d’échapper à ce totalitarisme – relativement, parce que de nouveau la cooptation est aussi possible.L’art serait dès lors à la fois un absolu et ce qui permet d’échapper à l’absolu ? Voilà, je pense que c’est quelque chose comme ça.John M Armleder a publié en 2005 un catalogue lourd, épais, encombrant, et substantiel évidemment, qui réunit plus de mille deux cents de ses dessins. Ce monument s’appelle About nothing. Qu’a-t-il voulu dire, qu’a-t-il pensé en choisissant ce titre ? Pas grand-chose, forcément. Rire. Il n’est pas si encombrant, parce ce qu’une fois calé, il sert de mise en place pour tous les autres livres. Ce que j’ai pensé avec About nothing, et cela fonctionne mieux en anglais, précisément, c’est que About nothing veut dire à la fois «à propos de rien», veut dire «presque rien» et «à deux doigts de n’être rien». Et j’aimais l’idée que ce titre puisse couvrir, balayer ces possibilités-là. À la même époque, j’avais fait une exposition qui s’appelait Nothing et une autre qui s’était appelée Everything. Mais dans le fond, quand je mets un titre autant à mes dessins qu’à mes expositions, je ne vois jamais un programme, je ne vois aucun intitulé qui permettrait de comprendre quelque chose. On ne peut pas faire faux avec un titre. On met «Mont-Blanc» sur un dessin qui n’est pas le Mont-Blanc et les gens finissent par y voir le Mont-Blanc. Ou une pièce de pâtisserie ou une chose comme ça. Cela marchera toujours. À mon avis, dire ne veut pas dire grand-chose, ce qui nous ramène à About nothing.Nous parlerons encore de l’assertion de Lessing, «Pourquoi quelque chose plutôt que rien». Mais cela est une autre affaire (la même ?).
Parcours
De mère américaine et de père suisse, John M Armleder est né le 24 juin 1948 à Genève, où il a fréquenté le Collège Calvin, avant d’être inscrit pendant deux semestres à l’École des Beaux-Arts. Un premier voyage à New York lui fait découvrir Malevitch et sa vocation d’artiste. La rencontre avec John Cage, en 1961, l’a orienté vers Fluxus. En 1969, John M Armleder fonde avec d’autres artistes proches de cette mouvance néodadaïste (Patrick Lucchini, Claude Rychner), le groupe Ecart et met en scène l’Ecart Happening Festival. Le groupe se lance dès 1972 dans des activités d’impression et de publication, puis d’exposition, en occupant jusqu’en 1979 une arcade à la rue Plantamour: c’est la Galerie Ecart, où interviendra toute l’avant-garde internationale et locale, souvent marginale, de ces années-là. John M Armleder et son groupe, toujours ludiques et distanciés, organisent des performances animées de l’esprit Fluxus, jouent de l’intégration et de la perturbation des lieux, s’impliquent dans toutes les phases de la production artistique, de la création à la présentation et à la diffusion. L’œuvre du plasticien John M Armleder commence parla collecte d’éléments hétéroclites et le collage, évolue vers l’abstraction géométrique, réactualise les furniture sculptures imaginées pendant un séjour en prison (l’artiste est objecteur de conscience) qui apparient l’abstraction suprématiste avec les meubles de réemploi. John M Armleder réinventera le dripping, donnera une visibilité aux wallpaintings, pratiquera la citation oblique et cultivera le recours au ready made sous toutes ses formes. John M Armleder s’est fréquemment associé à d’autres artistes, tels Olivier Mosset ou Sylvie Fleury. On pourrait avancer que le travail de John M Armleder, internationalement reconnu, toujours surprenant et allègre dans sa grande diversité, s’emploie à transformer le statut de l’œuvre d’art, dans sa perception et sa réception; la complexité des relations qu’une œuvre peut entretenir avec différents milieux etles interactions qu’elle provoque sont au centre de la démarche de l’artiste. John M Armleder additionne les expositions personnelles dans toutes les parties du monde; il a représenté la Suisse lors des grandes manifestations internationales que sont la Biennale de Paris (1975), la Biennale de Venise (1986), Prospect (Frankfurt, 1986), Documenta de Kassel (1987), la Biennale de Sydney (1986), Toyama Now (Triennale du Japon, 1993), Open Ends (MoMA, New York, 2000), l’Exposition universelle de Séville. Le Mamco, à Genève, lui a dédié en 2006- 2007 une très large rétrospective sous le titre Amor vacui · Horror vacui – amour et horreur du vide. La dernière exposition personnelle de John M Armleder est tout simplement la prolongation, du 7 au 28 mars, de l’exposition Olivier Mosset · New paintings, chez Andrea Caratsch, à Zurich.