Disciple à la fois de Vincent Van Gogh et de Mathias Grünewald, archaïque et novateur, solitaire, inclassable, ce peintre est d’abord un amoureux fou des paysages.
Pour peindre la mer, Nolde voulut installer son atelier sur le rivage même. Découpés par le rectanglede la fenêtre, les vagues et le ciel lui offraient ses tableaux. C’est du moins ce qu’il raconte dans son autobiographie1. Cette manière de présenter les choses montre à quel point il rêvait d’une peinture qui serait la substance même du monde naturel, avec des bleus salés et des rouges brûlants.Fils de paysans, Emil Nolde (1867-1956) se sentait profondément enraciné dans son pays natal, à la limite de la terre et de la mer. Et symboliquement, il choisit de porter le nom de son village. Car il s’appelait en réalité Emil Hansen, et naquit à Nolde, dans le SchleswigHolstein, tout près de la frontière danoise. Or, après la Première Guerre mondiale, les frontières furent redessinées, et le village appelé Nolde revint au Danemark. L’épouse du peintre, Ada, était d’ailleurs de nationalité danoise.
Emil Nolde se voulait Allemand: il déménagea bientôt, pour se retrouver du «bon» côté de la frontière. Son patriotisme aura des accents parfois nationalistes, y compris à l’époque hitlérienne, alors même que le pouvoir nazi le traitait d’artiste dégénéré et lui interdit de peindre. Pourtant, chez cet homme né sur une frontière, l’attachement à la terre ne pouvait pas vraiment coïncider avec l’attachement à une nation. Le pays natal, pour lui, ce fut d’abord un paysage. Ce qu’il aimait à la folie, ce n’étaient pas les couleurs d’un drapeau, mais bien celles de la mer et du ciel. À cheval sur deux pays, Nolde traversa plusieurs époques. À vrai dire, il connut tous les grands bouleversements de la peinture moderne: il avait déjà vingt-trois ans quand mourut Van Gogh (une de ses grandes passions), mais il survécut de longues années aux pionniers de l’abstraction, comme à son ami Paul Klee. Entre-temps, il avait été membre de la Sécession de Berlin (dont fit aussi partie Edvard Munch, qu’il admirait profondément); il avait adhéré au mouvement Die Brücke (Kirchner, Schmidt-Rottluff, Heckel); il avait exposé avec le Blaue Reiter (Franz Marc, August Macke, Kandinsky). En 1913, il entreprit un long voyage dans les mers du Sud, et reçut le choc des «arts premiers», dont sa peinture se souviendra. Que de mondes artistiques différents ! Tous, ils ont enrichi sa palette. Mais ce qu’il garde décidément en propre, c’est le désir passionné de restituer, dans ses formes et ses couleurs, l’intensité du monde. Le monde de la nature, et celui des humains: son épouse, qu’il prit souvent pour modèle; parfois les habitants de la Nouvelle-Guinée, parfois les noctambules de Berlin. Mais Nolde voulut aussi peindre, aux couleurs de sa vision puissante et chaleureuse, le monde de la religion, dont son enfance avait étéprofondément imprégnée. Durant les années 1911 et 1912, dans un état de transe et d’exaltation, il réalisa La vie du Christ, une monumentale série de neuf tableaux. Au centre, une toile deux fois plus grande que les autres: la Crucifixion. À gauche, quatre épisodes de la vie de Jésus, et à droite, quatre événements postérieurs à sa mort. Nolde faisait ainsi revivre une tradition vénérable entre toutes: celle de la peinture d’église, et de ses grands retables. Son modèle fut le fameux «Retable d’Issenheim», chef-d’œuvre de Mathias Grünewald (peint aux environs de 1515). Il ne le connaissait alors que par des reproductions, mais il lui vouait une admiration fervente, et cela sevoit: sa propre Crucifixion possède la mêmeviolence tragique, le même pouvoir d’exprimer la souffrance physique (la crispation des mains du Christ). Certes, le tableau de Nolde peut aussi rappeler le Christ jaune de Gauguin (peintre qu’il admirait à l’égal de Van Gogh). Mais ici le corps jaune du Christ se détache sur fond de nuit, et n’a pas du tout la sérénité hiératique de l’œuvre de Gauguin. Pourtant, de cette composition sombre et tragique, Nolde ne peut s’empêcher de faire une fête chromatique. Ainsi, le Christ ressuscité surgit dans un nimbe étrange, où le peintre voit «la lumière mauve du matin»2. La mort est vaincue par la vivacité d’une couleur.Les nazis vilipendèrent cette œuvre. Mais ils ne furent pas les seuls. Ce n’est que dans les années soixante, après la disparition du peintre, que les autorités religieuses allemandes reconnurent sa valeur. Mais elles ne songèrent pas à l’installer dans une église – ce que Nolde, avec la foi et la naïveté d’un enfant, n’avait cessé d’espérer. À la fois trop moderne et trop archaïque, trop religieux et trop païen, trop violent, trop éclatant, son grand retable était intempestif, et le demeure.Les innombrables paysages qu’il peignit durant toute sa vie, en particulier ceux de son pays natal, ne provoquèrent pas la même incompréhension. Mais ils n’allèrent pas non plus sans créer des malentendus. Nombre d’entre eux frôlent l’abstraction (surtout ses marines, comme la suite intitulée Mer d’automne). Ce sont de pures fêtes de couleurs, somptueuses et profondes. Les formes qu’ils dessinent sont filles de leurs couleurs changeantes, et l’on devine à peine la ligne qui sépare le ciel de la mer. Dès lors, on peut être tenté d’y voir l’expression d’un lyrisme abstrait, dont la mer et le ciel ne seraient plus que le prétexte.
Mais Nolde ne sera jamais un peintre abstrait, et le monde naturel, pour lui, est tout sauf un prétexte. Sa passion première et dernière, c’est l’espace où il marche, respire, admire. De tous les peintres du XXe siècle, c’est sans doute lui qui a peint le plus de fleurs et de jardins. Ce n’est pas un hasard. Dans tous ses paysages, et toute sa peinture, il reste fidèle à lui-même: il entretient une relation passionnelle, naïve et tragique, amoureuse et douloureuse, avec les formes et surtout les lumières des ciels et des mers, des fleurs et des visages.C’est encore plus vrai des aquarelles qu’il peignit en secret, alors qu’il était interdit de peinture par les nazis. Il les appela ses «images non peintes». Formule ironique, pour désigner des œuvres picturales qui n’auraient pas dû voir le jour. Mais face à leur exceptionnelle présence, à leur extraordinaire intensité, à leurs couleurs folles et pourtant si justes, peut-être faut-il aussi prendre la formule au sérieux, et la comprendre au premier degré: ces images si puissantes, si palpitantes, Emil Nolde ne les a pas peintes, non. Car elles sont la substance même du monde.