Entretien informel L’âme du collectionneur

Comme souvent les collectionneurs, notre hôte est relativement discret. Au cœur d’un building bruissant d’english as business language, il nous accueille dans une petite salle de réunion dont la porte est ornée d’une plaque rédigée en hiéroglyphes. Tandis que s’apaise le babil polyglotte au fur et à mesure que le jour tombe, il feuillette un épais classeur de photographies: celles d’une des plus belles collections de peinture abstraite européenne des années cinquante de Suisse.Votre collection est très centrée sur l’abstraction européenne des années cinquante. Pourquoi cette période en particulier ?En réalité, je possède également des œuvres qui n’appartiennent ni à cette période, ni à ce courant, tout comme je collectionne également les antiquités grecques, romaines ou égyptiennes. Mais il est vrai que le cœur de ma collection de tableaux se trouve dans cette peinture. C’est ce que je connais le mieux, car c’est celle de ma génération. Mes yeux savent la «lire», je sais, après une vie de collectionneur, distinguer avec certitude une œuvre solide, qui traversera le temps, d’une autre plus anodine. Je n’en dirai pas autant pour des œuvres de la première École de Paris, par exemple. Quant à l’art postérieur, il m’échappe totalement. Je ne m’y suis jamais intéressé.L’abstraction européenne est assez mal connue du public, mais également des marchés…Effectivement, je ne comprends pas pourquoi la peinture américaine de la même époque, qui est inspirée des maîtres européens, comme Schneider, Soulages ou Degottex vaut des sommes monumentales, alors que la peinture européenne est complètement abandonnée. D’une certaine...

Comme souvent les collectionneurs, notre hôte est relativement discret. Au cœur d’un building bruissant d’english as business language, il nous accueille dans une petite salle de réunion dont la porte est ornée d’une plaque rédigée en hiéroglyphes. Tandis que s’apaise le babil polyglotte au fur et à mesure que le jour tombe, il feuillette un épais classeur de photographies: celles d’une des plus belles collections de peinture abstraite européenne des années cinquante de Suisse.
Votre collection est très centrée sur l’abstraction européenne des années cinquante. Pourquoi cette période en particulier ?En réalité, je possède également des œuvres qui n’appartiennent ni à cette période, ni à ce courant, tout comme je collectionne également les antiquités grecques, romaines ou égyptiennes. Mais il est vrai que le cœur de ma collection de tableaux se trouve dans cette peinture. C’est ce que je connais le mieux, car c’est celle de ma génération. Mes yeux savent la «lire», je sais, après une vie de collectionneur, distinguer avec certitude une œuvre solide, qui traversera le temps, d’une autre plus anodine. Je n’en dirai pas autant pour des œuvres de la première École de Paris, par exemple. Quant à l’art postérieur, il m’échappe totalement. Je ne m’y suis jamais intéressé.L’abstraction européenne est assez mal connue du public, mais également des marchés…Effectivement, je ne comprends pas pourquoi la peinture américaine de la même époque, qui est inspirée des maîtres européens, comme Schneider, Soulages ou Degottex vaut des sommes monumentales, alors que la peinture européenne est complètement abandonnée. D’une certaine manière, tant mieux pour moi, collectionneur, car cela m’a permis d’accéder à des œuvres d’envergure internationale pour un coût relativement faible, mais je reste perpétuellement surpris par cette disproportion. Je ne trouve pas, par exemple, que De Kooning soit meilleur que Gérard Schneider. Schneider était son professeur, cela se voit, cela se sent, au niveau de la qualité picturale, de l’intensité du mouvement, et pourtant l’un va coûter quinze millions de dollars quand l’autre ne coûtera que deux cent cinquante mille euros. De même, j’ai acheté à une époque beaucoup de tableaux d’André Marfaing; c’est un peintre qui travaille très bien les noirs, et je trouve qu’ilD ne démérite pas face à un Kline.

Il existe pourtant des collectionneurs…Ces faibles prix font le bonheur de quelques collectionneurs européens. Je sais qu’en Suisse, il y a beaucoup de collectionneurs de cette période, plus qu’on ne le croit en fait. À Genève même, je connais quelques grands collectionneurs très amateurs de Soulages, de Mathieu, de Hartung. Toutefois, ils ne sont pas «descendus» jusqu’à des peintres comme Pignon, Le Moal, ou Bazaine. J’essaye quant à moi d’être exhaustif sur la période, je ne cherche pas que les grandes signatures. Je vais prendre des peintres comme Natalia Dumitresco, Pierre Dmitrienko… Regardez cette œuvre de Dmitrienko, c’est l’époque où il faisait les grandes cascades… C’est très élaboré, et probablement ce qu’il a fait de mieux, même si cela va souffrir de la comparaison avec Helena Vieira da Silva.

Y a-t-il un caractère systématique dans votre démarche ?Oui, dans la mesure où j’essaie petit à petit de constituer une collection représentative. Une autre de mes démarches est de choisir un peintre que je prends au tout début de sa carrière et que je suis, afin d’observer son évolution. Je l’ai fait avec Olivier Debré, avec Gérard Schneider mais aussi avec des peintres bien moins connus : qui connaît Huguette Arthur Bertrand ? Je m’intéresse aussi à des artistes comme André Masson, qui est généralement associé au mouvement surréaliste, mais qui pour moi, et dans la période qui m’intéresse, représente une autre abstraction, que je peux opposer à Mathieu, par exemple.Qu’est-ce qui vous fait choisir une œuvre plutôt qu’une autre ?J’aime la peinture abstraite parce que j’ai grandi avec elle. Je la sens. Mais c’est difficile à dire… La couleur n’est pas un critère de choix, j’ai beaucoup d’œuvres noir et blanc. Bien que je ne sois pas protestant, j’ai tout de même un petit côté janséniste, et j’aime leur aspect sobre, reposant, même si ce sont des peintures parfois très gestuelles.Au fil du temps, mon œil s’affine également. J’ai plusieurs Soulages, et je sais que le dernier que j’ai acheté est beaucoup plus important que les autres. Peut-être en revendrai-je certains. Il faut avoir le courage de nettoyer une collection.Vous dites ne pas aimer l’art tel qu’il se présente à partir de 1965, essentiellement conceptuel donc. J’en déduis que c’est une émotion plastique, esthétique qui vous fait aimer la peinture abstraite…Oui, j’y trouve un plaisir esthétique. C’est une peinture qui correspond dans son dynamisme à notre façon de vivre. Mon père, il y a plus de vingt ans, m’avait fait à ce propos une réflexion intéressante. Il m’avait dit que chez moi, le salon ne contenait que des œuvres figuratives, et l’escalier, que des œuvres abstraites. Je ne l’avais même pas remarqué, mais il avait raison, et inconsciemment j’avais effectué mon accrochage de cette manière… Mais vous savez, la peinture abstraite contient bien plus que ce que les gens qui ne la connaissent pas ne le supposent généralement. Vous vous asseyez une heure devant un tableau, et vous commencez à voir des choses… C’est une peinture parlante, avec une vie en soi extrêmement riche. Il faut avoir la patience d’aller la chercher, c’est tout.Pourquoi à votre avis un tel engouement pour l’art contemporain chez les collectionneurs ?Peut-être le sentiment un peu narcissique de connaître l’artiste, d’une certaine manière de faire un travail en conjonction avec lui. Il y a aussi un phénomène de mode. Cela m’est totalement indifférent; je ne suis pas mondain de nature, et le seul des artistes présents dans ma collection que j’ai connu est Georges Mathieu.Un effet de mode ?Oui, c’est désolant, mais les gens sont impressionnés par l’argent. Acheter cher n’est pourtant pas difficile, il suffit d’avoir l’argent. Acheter bien est une autre affaire. Comment pouvez-vous donner seize millions d’euros pour une œuvre qui n’a pas deux ans ? Alors que vous pouvez acheter un Vermeer pour le même prix ? J’ai acheté il y a trente ans quatre tableaux d’Andreenko, un constructiviste russe des années vingt, pour trois cent francs le tableau. Je les ai gardés longtemps accrochés chez moi, et je les possède toujours, j’adore ces tableaux. Aujourd’hui, je commence à le voir dans les galeries, parce les Russes ont commencé à acheter leur peinture, et que les prix sont montés. Comme les prix sont montés, cela devient de l’art…Réhabiliter l’abstraction européenne des années cinquante, c’est aussi l’un des buts de votre démarche ?Absolument. C’est aussi peut-être le travail du collectionneur, de chercher à montrer, éduquer le regard des gens. Les gens qui viennent chez moi veulent voir mes pièces antiques, mais ils ne peuvent pas échapper au gigantesque tableau de Vedova qui les surplombe…

Les années cinquante voient s’installer une domination sans équivoque de la peinture américaine, centrée autour de la figure héroïsée de Jackson Pollock. Appelée à se prolonger dans les décennies suivantes, cette domination a conduit la critique à parler d’un transfert du centre de gravité artistique, de Paris vers New York. Sans remettre en question la valeur de la peinture américaine de l’époque, on a aujourd’hui tendance à nuancer ce constat et faire la part de la volonté avérée de la nouvelle superpuissance étasunienne de se forger un rayonnement culturel à la mesure de son rayonnement économique et politique.L’Europe reste présente encore dans cette décennie tant dans le large tribut qui lui est objectivement dû par la peinture américaine de ces années que par sa propre production, souvent ignorée par les marchés autant que par les amateurs bien que sa qualité ne soit nullement en cause. Dernière décennie encore dominée par l’art moderne, les années cinquante voient l’ultime aboutissement de recherches picturales, de tendances et de préoccupations nées avec les impressionnistes et Cézanne. La diffusion progressive de l’American way of life dans les années soixante suscite l’émergence de nouvelles conceptions tant dans les moyens que dans les buts et les limites de l’art. En ce sens, la première décennie de l’art contemporain peut être vue comme la première décennie de réelle domination artistique américaine.

Artpassions Articles

E-Shop

Nos Blogs

Instagram Feed