Que des peintres se soient inspirés des «arts premiers» pour leurs propres créations relève de l’évidence et saute aux yeux du public le moins averti. L’apport de ces cultures dites primitives à l’art moderne n’est plus à démontrer et l’on peut s’étonner de la constance avec laquelle on continue de présenter ces deux mondes en parallèle, l’un justifiant l’autre, comme s’il fallait sans cesse le rappeler. Cependant, aujourd’hui, le seul but de l’exposition de la Fondation Beyeler est de mettre au diapason des arts d’ordinaire présentés séparément.
Dans ce genre d’exposition, force est de constater que l’objet ethnographique au départ de la démonstration se trouve rarement mis en évidence, son rôle se limitant à celui de faire-valoir. Pire, il est souvent de piètre qualité, sans commune mesure avec l’œuvre picturale à laquelle on veut pourtant le comparer.Rien de tel dans le cas de l’exposition proposée par la Fondation Beyeler: les pièces de comparaison se révèlent toutes des chefs-d’œuvre dans leur genre, la scénographie les met sur pied d’égalité avec les tableaux. Le visiteur ne peut qu’être séduit par l’étrange complicité de deux mondes séparés géographiquement et temporellement mais proches par leur rayonnement esthétique.
Comme le souligne Olivier Wick, commissaire de l’exposition, en guise d’avertissement: « il n’y a aucune volonté de retrouver des formes de visage et d’expressions africaines ou océaniennes dans les peintures exposées. Et s’il ne s’agit pas de nier certaines sources d’inspiration des artistes, elles ne sont pas le thème de cette exposition.» De la confrontation d’œuvres que rien ne destinait à se rencontrer a résulté une suite de compositions muséographiques, qui sont elles-mêmes de véritables œuvres d’art. Le regard se pose tantôt sur la toile, tantôt sur la sculpture, et de ce mouvement de va-et-vient naît l’impression qu’elles sont liées, qu’elles se complètent l’une l’autre, qu’elles dialoguent aussi.Ce ne sont pas moins de quatorze espaces qui se trouvent ainsi offerts au visiteur, chacun centré sur un thème. L’Afrique est présente six fois, l’Océanie huit.D’entrée de jeu, le visiteur tombe sur deux crocodiles du Moyen-Korewari, allongés au pied d’un tableau de Claude Monet, Le bassin aux nymphéas. Est-ce à dire qu’il y avait des crocodiles à Giverny ? Evidemment non ! L’élément commun, l’eau, n’est qu’un prétexte. Quant aux sauriens eux-mêmes, les populations Ambowari de Papouasie Nouvelle-Guinée les considèrent comme étant à l’origine de notre monde. Sous forme d’objets de culte, ces animaux servaient à l’initiation des jeunes gens. On les invoquait aussi pour assurer le succès d’expéditions de chasse ou de guerre.Paul Cézanne est représenté par le portait de sa femme, entouré d’un groupe de sculptures des Sénoufo de Côte d’Ivoire et du Mali. Ces figures féminines en bois foncé, parmi les plus belles qui soient, étaient utilisées par les membres de la société secrète du poro, dans le cadre de cérémonies d’inhumation. Madame Cézanne ne paraît pas troublée par leur présence…
Dans la salle consacrée aux peintures cubistes, (La mandoliniste de Pablo Picasso accompagne la Femme lisant de Georges Braque), le regard est accroché – c’est le cas de le dire – par des statuettes hérissées de clous. Originaires du Congo, elles remplissaient de multiples fonctions dont celles de guérir et de protéger contre les sortilèges. Chaque clou témoignait d’un accord passé avec les puissances spirituelles.De Joan Miró les organisateurs ont retenu deux œuvres figuratives, Les frères Fratellini et Danseuse espagnole. Elles sont accompagnées de sculptures des Dogons du Mali dont certaines datent du douzième siècle. Utilisées par les prêtres et les guérisseurs, elles pouvaient l’être aussi à titre personnel.Pour clore le parcours africain, des toiles de Fernand Léger – Contraste de formes – et de Jean Arp – Coupes superposées –, regroupent auprès d’elles cinq statuettes des Mumuye du Nigéria. Réservées aux devins, guérisseurs, juges, forgerons et faiseurs de pluie, elles pouvaient aussi tenir lieu de figures tutélaires au sein de la famille.La rencontre avec l’art océanien commence par la Polynésie: palettes de danse de l’Ile de Pâques (Rapa Nui), figurines de Tahiti, des îles Marquises et Cook. Ces œuvres sont mises en relation avec une sculpture d’Alberto Giacometti, inspirée par l’art de l’Égypte pharaonique mais habitée par le même hiératisme appuyé.Cependant le morceau de bravoure est la célèbre composition en grand format du Douanier Rousseau. Malgré son sujet africain (un lion dévorant une antilope, au milieu de la jungle), elle a été choisie pour servir de toile de fond à un couple de statuettes provenant d’un atoll de Micronésie. L’Oiseau de Constantin Brancusi leur répond, jouant lui aussi sur l’économie des moyens plastiques. Particulièrement rares, les statuettes micronésiennes qu’on vient de citer renvoient au cérémonial funèbre dont la préparation prenait plusieurs années.Les deux peintures non-figuratives de Mark Rothko, Untitled (Red, Orange) et N° 64 (Untitled), semblent plus inattendues encore, mises en résonance avec des masques du détroit de Torres et une tête à plumes multicolores d’Hawaï qui représente le dieu de la guerre.Au terme du parcours, le visiteur revient à Picasso, génie qui a le mieux assimilé, tout compte fait, la leçon des peuples «primitifs». La monumentalité de ses figures (le tableau choisi, Femme assise, date des années 1930- 1940) se retrouve dans quelques-unes des effigies d’ancêtres placées en regard. Elles proviennent de l’embouchure du fleuve Yuat, en Nouvelle-Guinée.Parmi tant de pièces maîtresses, africaines ou océaniennes, à laquelle donner la palme ? Peut-être aux deux poissons ailés “malagans” de Nouvelle-Irlande. Car on connaît leur date (1928) et, fait exceptionnel, le nom des sculpteurs et des commanditaires. En outre, ils sont exposés pour la première fois dans un musée.L’exposition de la Fondation Beyeler a mobilisé cinquante prêteurs prestigieux du monde entier. Les Genevois reconnaîtront quelques pensionnaires du Musée Barbier-Mueller…Il reste que le visiteur qui attendrait de l’exposition l’analyse rigoureuse et argumentée d’un phénomène artistique resterait sur sa faim. Qu’importe ! L’esthète, lui, est ravi. Que demander de plus ?