Yves Saint Laurent est mort en juin dernier. Pierre Bergé fut son compagnon et son mentor durant un demi-siècle. Que demeure-t-il de cette aventure de légende, symbolisée par une fastueuse collection d’art, prochainement mise en vente? D’hier à aujourd’hui et demain, Pierre Bergé nous parle, en écrivain qu’il est, de l’homme qu’il fut et qu’il sera.
Gilles Hertzog : Entre la mort d’Yves Saint Laurent, en juin dernier, et la vente, en février prochain, de la fabuleuse collection d’art que vous aviez constituée tous deux, qu’en est-il de vous-même ?Pierre Bergé : Une part de moi est morte avec Saint Laurent. Sa mort est intervenue, comme je l’avais souhaité, avant la mienne. De sorte que je pourrai organiser la fin réelle des choses par cette vente. Tant il est vrai que mon histoire avec Saint Laurent repose sur trois piliers. Ma vie avec lui, qui a duré cinquante ans. Notre vie professionnelle. Et cette collection.Un vrai collectionneur construit une œuvre à part entière. Près de 800 pièces passeront sous le marteau des commissaires-priseurs. Je ne m’en suis jamais senti propriétaire. Les œuvres sont en transit, on ne les possède pas, elles sont recueillies par des amateurs éclairés, avant de l’être par d’autres. Quand le marteau s’abattra sur le dernier objet en vente, cette collection existera pour toujours. Ne faisant confiance à personne, j’aurai terminé la tâche commencée il y a cinquante ans.L’exergue de votre livre Les jours s’en vont, je demeure, est un poème de Clément Marot : «Amour, tu as été mon maître». L’amour est-il tout ce qui fut, et tout ce qui survit ?Le dernier quatrain du poème est: «Amour, tu as été mon maître: Je t’ai servi sur tous les dieux. Ah si je pouvais deux fois naître, Comme je te servirais mieux.»Saint Laurent porte le nom d’un grand fleuve, au flot puissant. Un flot de création que vous avez dûment canalisé. Bergé, berges…Je suis, plutôt que de l’avoir canalisé, celui qui permit à la création-fleuve de Saint Laurent de couler en majesté. Si nous ne nous étions pas rencontrés, son histoire n’eût pas été la même. Il n’aurait pas créé une maisonde couture tant cela le dépassait. Il n’avait nul besoin d’un berger mais, en revanche, d’un Bergé, cela oui.Quand je l’ai connu, il venait de rencontrer la gloire, en succédant à Christian Dior. Mais s’il ne m’avait pas rencontré, il n’en aurait pas moins été Saint Laurent; il eût fait autre chose. Je n’entends pas minimiser mon rôle; j’en mesure l’importance et la nécessité. Mais si on peut aider les artistes, on ne peut les remplacer ni créer à leur place. Le plus important chez Saint Laurent fut sa création. Je l’ai organisée, marquetée. Il y avait le bon Saint Laurent et le méchant Bergé, l’un qui aurait tout voulu, l’autre qui empêchait tout. J’ai plus ou moins accepté cette ritournelle. Dans David Copperfield de Dickens, un des deux banquiers (Jorkins et Spenlow) dit à l’autre : « Voilà, nous dirons toujours: vous, vous voulez, et moi, je ne veux pas. Et ainsi nous ne donnerons rien !» Je n’ai voulu qu’une chose pour Saint Laurent: qu’il puisse créer dans une liberté absolue. C’est pour cela qu’entre nos bureaux et nos studios, nous avons érigé un mur que ni lui ni moin’avons jamais franchi. Je ne lui ai jamais dit: «Pourquoi cette quatrième fourrure de zibeline dont on n’a pas besoin ?» Le succès nous a accompagnés très vite. La mode est un métier difficile, que j’ai eu la chance d’exercer sans devoir compter. D’autres n’y arrivent pas, doivent passer des compromis. Ici, dans cette maison, ce mot n’aura jamais été de mise.Dans votre livre, vous citez Malraux, «le misérable petit tas de secrets» à quoi il réduisait nos vies. Qu’est-ce qui transcende notre existence ? L’amour ? L’art ? La politique ? La création ?Nous sommes, oui, un tas de petits secrets minables qu’on dévoile ou qu’on cache. Pour ma part, je n’ai guère caché ma vie. Parfois je l’étale, parfois non. En vérité, je m’en moque. J’ai appris à me détacher très jeune du qu’en dira-t-on. Qu’est-ce qui transcende tout cela ? L’art ? Je ne suis ému que par la création. Quand j’ai connu Saint Laurent, pour moi, l’art n’existait que s’il était précédé des mots écriture, peinture, sculpture, musique.Vos mentors, en effet, furent Giono, Buffet, Cocteau.C’était davantage Homère, la statuaire, l’Art en majuscule. Il m’a fallu du temps pour comprendre qu’on pouvait faire de la mode. Mais je n’ai pas changé d’avis: ce n’est pas un art puisqu’elle est éphémère, qu’elle ne s’accroche pas à un mur, qu’elle ne demeurera pas. Mais elle doit être faite par un artiste. Elle laissera des souvenirs, des bornes, des repères, aux historiens. Non, la mode n’est pas un art. La force de Saint Laurent est de l’avoir su. La faiblesse de la plupart des autres, c’est de faire croire que la mode en est un, parce qu’ils se croient artistes. Saint Laurent, lui, était un artiste et il ne pensait pas qu’il faisait œuvre d’art.Vous venez de réunir dans un livre, Préfaces, vos préfaces d’écrivains préférées.
La première que j’ai lue, avec transport, est la préface de Mademoiselle de Maupin, de Théophile Gautier, qui lance l’art pour l’art, cette découverte essentielle qui sacralise l’art littéraire avant tout contenu, avant l’histoire et la peinture des sentiments. J’ai écrit quelques livres mais je ne me prends pas pour un écrivain. Je patrouille sur les frontières de l’écriture. C’est comme en musique: on a une oreille absolue ou pas, ne serait-on pas musicien. Bref, sans être écrivain, je sais très bien ce qu’est la littérature. C’est une langue que je maîtrise; la langue de la création.Vous avez traversé le siècle à belle allure, vous en êtes un des acteurs de poids. Diriez-vous comme Napoléon: «Quel roman que ma vie !»Ecrire sur ma vie n’en ferait pas un roman. Ce n’est pas l’événement, le contenu, la matière, les idées, mais les mots qui font d’un texte une œuvre littéraire. Non pas ce qui est narré, mais la narration même. Revenons à Flaubert ! Un livre, ce sont des mots en un certain ordre assemblés, pas autre chose.Mais la matière, cependant ?Les uns mettent de la matière, d’autres pas. Flaubert, le premier, s’est débarrassé le plus possible de l’histoire, de ses personnages. Madame Bovary allait ouvrir les portes à toute la littérature de son temps et du nôtre. Je n’adhère pas aux livres qui racontent des histoires. Parlez-moi plutôt de littérature.
Pourtant, vous avez écrit: «Il y a des gens irremplaçables». Leur vie n’était pas que pure littérature.Ils sont irremplaçables par leur être, leurs qualités propres, dont ils ont emporté le secret avec eux. Pour le reste, les cimetières sont remplis de gens irremplaçables.Barrès disait de Proust disparu qu’il était «notre jeune homme». La vieillesse, à votre tour, ne semble guère vous atteindre.Je ne suis pas de son temps, puisqu’elle ne m’atteint pas. Je souffre d’une myopathie depuis des années. Ce n’est pas la vieillesse qui m’avalu cette disgrâce. À part cela, je vais très bien. Je vous ai dit vouloir mettre un point final à notre aventure, à Saint Laurent et moi-même. La seule chose qui me soucie: durer jusqu’en mars, tant j’entends mettre un point final à cette vente, et, dans la foulée, créer une fondation avec le produit de la vente. Cette affaire réglée, je serai soulagé. Après, je peux avoir une maladie, un cancer, que sais-je encore.Votre collection contient la première édition des «Essais» de Montaigne, de 1588 «Mourir, écritil, est la plus grande besogne que nous ayons à faire ». Par ailleurs, votre livre « Les jours s’en vont, je demeure» est consacré exclusivement à des disparus célèbres, leur vie, leur mort. Giono, Mitterrand, Bernard Buffet, Aragon, Lili Brik, Mapplethorpe, Madeleine Renaud. Vous citez l’épitaphe de Cocteau sur sa tombe: «Je reste avec vous.» Quelle épitaphe ornerait la vôtre?Aucune. Je serai incinéré et mes cendres seront dispersées à Marrakech. On mettra une plaque sur la stèle érigée pour Saint Laurent dans les jardins Majorelle : In memoriam Pierre Bergé, 1930-2… Ces mots de gens célèbres, au seuil de leur mort, quelle pose ! Pas de mot de la fin, nulle épitaphe, non. Je serai peut-être gâteux ou aphasique, privé de parole. La mort nous habite dès qu’on est en âge de penser et qu’on est confronté à celle des autres. Pas davantage, la mort de nos parents ne nous rapproche de la tombe. Ces balivernes m’ennuient. Les jours s’en vont, je demeure est un pur livre de souvenirs. Je pourrais en faire un sur les vivants. Ils ne seraient peut- être pas tous contents. Le ferai-je ? Cela m’occasionnera quelques brouilles…Vous avez écrit: «Rien dans ce siècle ne sera plus pareil.» Entre le monde d’hier et le monde à venir, lequel vous attire le plus ?Il y a longtemps que j’ai décidé de transformer les souvenirs en projets, tant les souvenirs m’ennuient et les projets me passionnent. Quand je suis né, il y avait à peine le téléphone, pas de télévision, de frigidaire, de pénicilline, d’avions. Le monde d’aujourd’hui est beaucoup mieux. Et il ne saurait être entaché de nostalgie. De retour d’Égypte, on s’écrie : « Ah, cela a tant changé ! Il y avait jadis une telle poésie ! » Les tenants de la nostalgie oublient l’accès récent à la santé de larges populations, que l’analphabétisme n’est plus une fatalité. Homme de gauche, je suis profondément pour l’évolution de la société.Le progrès, certes. Mais le monde moderne n’estil pas désenchanté ?Etait-il si enchanté quand les femmes étaient contraintes d’avoir dix enfants ? Lisez Vallès, Zola. L’extase matérielle, la culture, l’art étaientréservés à une élite. Notre monde est beaucoup mieux et sera mieux demain. Seul inconvénient, je le ne verrai pas.Les lendemains continuent donc de chanter ?Ces fameux lendemains chantaient faux. Mais nous ne sommes pas à l’abri de secousses à la Le Pen, à la Berlusconi, voire à la Besancenot. Qu’ils soient de droite ou de gauche, les populistes parlent tous la même langue.«Je place l’artifice au-dessus de tout» est votre moto de toujours.L’art, par définition, c’est l’artifice, c’est déguiser la vérité, l’habiller de ses propres oripeaux. La vérité, en art, est d’un ennui total. Nabokov a eu ce mot: «La littérature est née le jour où un petit garçon a déboulé en criant au loup et qu’il n’y en avait pas.»
Traduire le monde dans un langage plus beau ?On ne traduit pas le monde. On le recrée. On l’invente.Vous citiez Flaubert, Madame Bovary. Le réalisme, cependant…Flaubert, à partir de rien, fait un livre. Il introduit ce fameux contrepoint dont Tolstoï et Proust useront sans compter. C’est fait, chez Flaubert, avec une totale économie de moyens.Vos contemporains vous aiment ou vous fuient. On a dit de vous que vous êtes un éternel révolté, un anarchiste impénitent. Que vous êtes courageux politiquement, existentiellement, et parfois de mauvaise foi.Je suis de mauvaise foi.On vous dépeint généreux, possessif, jusqu’à être dictatorial. Quelqu’un est allé jusqu’à dire que vous ne vous aimiez guère, et donc assez vache avec vos contemporains.Je suis né sous le signe du scorpion. Alors… Mais ce qu’on dit de moi ne me touche guère. Faute que je m’aime ? Je n’ai nulle raison de ne pas m’aimer ou de m’aimer. Tout cela ne m’intéresse pas. Je suis un sujet qui ne m’intéresse pas. Dès que l’on devient un personnage public, on suscite des commentaires plus ou moins obligeants. Quant à ceux qui vous ont quitté, que vous avez quittés, ils peuvent évidemment proférer sur vous des choses désagréables. Nulle inclination en ma faveur, nulle détestation ne me verra honoré ou blessé. Il existe des gens que j’aime et qui m’aiment, d’autres que j’ai aimés un temps puis moins.
Reste l’amitié pour mes semblables, qui l’emporte. Même chose de la littérature, de la peinture d’aujourd’hui. Ceux qui n’aiment pas l’art de leur époque, ne savent ni voir ni entendre.Quelques antimodernes sont tout même de grands esprits.Ils se trompent toujours. Ceux qui ont écrit des conneries sur Cézanne ou Picasso auraient dû s’interroger: «Pourquoi je n’aime pas ? Il y a quand même une bonne raison pour que cette oeuvre existe.» Prenez l’art contemporain: il est si facile de décrier Jeff Koons, comme jadis Warhol. Sauf qu’au bout de vingt ans, l’admiration l’a emporté, ses détracteurs se sont mués en thuriféraires. Il en sera de même avec Jeff Koons.Vous n’avez pas été choqué par son exposition dans les ors de Versailles ?Tzara, Breton, Cocteau nous ont appris à ne plus être choqués. Le choc, d’ailleurs, provient de la création. Marcel Duchamp, l’artiste le plus important du XXe siècle…Ce n’est pas Picasso ?Notre collection inclut Picasso, mais je ne le tiens pas pour l’artiste majeur du XXe siècle. C’est Duchamp qui permit à Picasso de devenir Picasso. En 1913, Duchamp exposa un urinoir et un porte-bouteilles. Créait-il une œuvre d’art ? Non. Eut-il un geste artistique décisif ? Oui. De même Jeff Koons à Versailles. L’art est fait pour indigner. Je serai vieux le jour où j’aurai cessé d’être indigné. L’art n’est pas fait pour rassurer mais pour jeter des bombes contre la société. Ce n’est pas de la camomille, l’art. C’est de la dynamite.A propos de dynamite, où en êtes-vous de votre combat contre le sida ?Le prix Nobel de médecine 2008 a été décerné au professeur Montagnier et, surtout, àFrançoise Barré-Sinoussi, membre de Sidaction que je préside, pour sa découverte du virus du sida. À part cela, le sida n’est plus à la mode. On ne parle plus de prévention. L’argent ? Il faut déployer des efforts surhumains. Sidaction recueille vingt millions d’euros par an. Il nous en faudrait bien plus pour les scientifiques et distribuer des bourses. Nous en distribuons une trentaine par an. C’est beaucoup et c’est peu. La recherche sur le vaccin n’avance pas. L’avancée décisive serait un médicament qui stopperait l’évolution du virus, c’est-à-dire qu’on pourrait être porteur du virus sans être malade. Grâce à la vente de notre collection, j’entends créer une nouvelle fondation pour soutenir la recherche sur le sida.Vous avez dit que la haute couture était morte, que, désormais, H&M ou Zara font la mode. Venant de vous, c’est un peu un coup de pied de l’âne ?On continue sur la Mode et la Couture à répandre des idées qui ne veulent plus rien dire. Intimement liée aux arts décoratifs et appliqués, la haute couture illustrait un art de vivre qui connut son apogée dans les années 30. Elle reprit après-guerre une nouvelle vie grâce à Christian Dior. L’art de vivre, alors, c’étaient des femmes en robes du soir accompagnant des hommes en jaquette, c’étaient des bals, les premières à l’opéra, les cocktails, les dîners en habits de soirée. Tout cela a disparu. Les femmes seraient moins belles, guère habillées. Face à la civilisation du jean, la haute couture n’a plus de sens, habillerait-elle quelques femmes venues des pays neufs qui découvrent sur le tard l’Occident. Son acte de décès a été signé en 2002, lors des adieux de Saint Laurent. Restent deux maisons de couture dont les dirigeants s’ingénient, pour vendre cravates et sacs à main, à faire de la Couture. C’est hors sujet. Depuis 22 ans, je suis président de l’Institut français de la mode. On y enseigne la couture à d’improbables Dior, Saint Laurent, Balenciaga. On y fait se rencontrer la création, la gestion, la communication, le marketing. Les créateurs purs, comme Saint Laurent, c’est fini. On ne peut faire de la mode que par un dialogue constant avec la rue. Le but de l’Institut français de la mode est de former des chefs de produits capables d’embrasser la création, la gestion et ce qui se passe dans le monde.Passer des créateurs à des chefs de produits, quel déclin !Passer du cocher en livrée au chauffeur de taxi, c’est un déclin ? Est-ce ma faute si la démocratie de la rue et de l’argent l’ont emporté ? Les femmes d’aujourd’hui ont envie de changer tout le temps. Finis les diktats. H&M, Zara, ce n’est pas mal fait, cela ne coûte pas cher, ça va à tout le monde et c’est plus ou moins à la mode. Tout le reste, c’est du bluff pour mégalomanes. Les couturiers sont des mégalomanes. Seule différence, les mauvais couturiers sont des mégalomanes heureux et les bons des mégalomanes malheureux.Venons-en à la Collection. Vous avez dit que sa vente n’était pas liée à une question d’argent, et ajouté: «Après le dernier coup de marteau du commissaire-priseur, la collection existera pour toujours.» Comment, dispersée, existerait-elle pour toujours ? Pourquoi ne pas l’éterniser dans un musée, plutôt que la soustraire au public au profit de riches collectionneurs, vous qui êtes de gauche ?Parlons d’argent. J’aurais aimé faire une exposition mêlant les vêtements de Saint Laurent et la collection, intitulée «D’où vient l’argent ? Où va l’argent ?» Car c’est toujours là, le nœud de l’histoire: «D’où vient l’argent ?» Chez nous, il est venu d’une création marchande, au profit d’une recréation artistique. En ce sens, notre collection n’aura pas été une histoire d’argent.Elle efface la source qui l’a rendue possible.Les profits étaient entièrement mobilisés à cette fin. Cette collection vient de notre travail, elle en est le fruit et le symbole. Quant à la réunir avec le travail de Saint Laurent surcinquante ans, il eût fallu trouver un bâtiment énorme, dépenser un argent fou en travaux, l’installer, assurer ad aeternam le fonctionnement des lieux. Il y a peu, le prince Lichtenstein, à Vienne, a rénové de fond en comble son sublime musée de bronzes. Il a 45 visiteurs par jour… Il va fermer sauf le seul weekend. Les musées privés ne marchent pas. Et je n’avais pas l’argent pour cela. Sauf à vendre la collection…Elle sera exposée au Grand Palais; des recueils entiers auront été publiés, un film tourné. Puis elle sera dispersée.
Vous avez donné jadis à la National Gallery à Londres deux grands ensembles. Le Louvre n’aurait pas pris la moitié de la collection ?Vous dites «la moitié de la collection»: vous avez répondu à la question. Ils ne l’auraient jamais pris. Et si c’était pour la disperser dans toutes les salles, alors l’affaire était ratée.Le Goya que vous donnez au Louvre rejoindra les Goya.Certes, mais le Louvre n’aurait pas pris Picasso. On l’aurait exilé au musée d’Orsay avec les peintres pompiers. Merci beaucoup.Homme de gauche, vous allez donner au marché ses plus belles lettres de noblesse.Vous voulez quoi ? Que j’offre ? Et à qui ? Le marché va triompher ? L’art en même temps ! Prétendre qu’on est plus pur, qu’on révère l’art mieux que ceux qui ont de l’argent, je n’y crois pas.On a demandé à Cocteau: «Si votre maison brûlait, que sauveriez-vous ?» «Le feu !». Votre collection est menacée, vous sauvez quoi ?Elle est un tout. On n’aime pas un enfant au détriment des autres. Les œuvres dialoguent entre elles ; c’est le sens-même cette collection. Ne s’aimeraient-elles pas forcément, pour autant.Impossible aujourd’hui de bâtir un ensemble de ce niveau. Et vous le dispersez !C’est une façon de le faire vivre. Aujourd’hui, tout le monde en parle. Il y a un an, personne.François Pinault, Bernard Arnault, qui s’achètent un passeport culturel avec de l’art, vont laisser à la postérité fondations, musées, collections. Pas vous…Bien conseillés, ils laisseront des choses intéressantes. Je n’aime pas davantage les fondations faites par des marchands d’art pour valoriser leurs artistes. Je n’admire pas quelqu’un qui crée une fondation au soleil, dans un endroit magnifique, faite par un grand architecte, et qui n’expose que ce qu’il a vendu toute sa vie, jamais Picasso ou Matisse. Un jour, Cocteau m’a dit: «Nous sommes comme deux vieux mandarins: nous nous sommes chuchoté des secrets à l’oreille que bientôt personne ne comprendra plus.» Quant à moi, est-ce que j’aspire à laisser une trace ? À toutes les époques, ceux qui étaient promis à de grands destins furent bientôt oubliés. Thomas Corneille ? Nul ne sait plus qui c’est. Les plus chanceux survivent par les livres ou les oeuvres. Je n’aurai pas cette chance.La vente de votre collection va laisser, elle, une trace indélébile. On parle déjà de «la vente du siècle.» N’est-ce pas votre vrai chef-d’œuvre ?Comment pourrait-il en être autrement de cet ensemble où se côtoie le mieux de l’art ? Mais voyons la part de vanité dans tout cela.
Tout individu qui s’expose, un homme politique ou un artiste, y met une part de vanité. Je suis heureux d’entendre que ce sera la vente du siècle. Cela veut dire que je ne me suis pas trompé. Il y entre, oui, de la vanité. Mais mon vrai mobile est de mettre un point final à une chose que j’ai mis des lustres à constituer, avec Saint Laurent.La mort est le grand point final. Peut-on dire mort de la collection ?Oui, ce sera sa mort, bien sûr. Et c’est très bien ainsi. La différence avec nous autres pauvres humains, c’est qu’à notre mort, nous n’aurons pas un bout de doigt qui partira à gauche, un autre à droite. La collection, elle, sera dispersée. Bibliophile depuis toujours, je chéris la provenance. Quand je découvre un livre qui vient de chez Berès ou fit partie de la collection Charles Nodier, serait-il le plus cher du marché – ce sera le cas des pièces de cettecollection –, c’est sa provenance que je retiens avant tout, elle est le moteur de mon désir, je jouis d’être un maillon de cette transmission sans fin. Quand j’ouvre mon exemplaire de Madame Bovary dédicacé par Flaubert à Victor Hugo, je touche un bout de la Sainte Croix. Dans des années, le Géricault passera en vente. Sera porté au catalogue: collection Pierre Bergé – Saint Laurent, vente Christie’s, Paris, 27 février 2009. C’est la plus belle des récompenses.Mettre un point final à la collection, n’est-ce pas exorciser votre disparition et, d’une certaine façon, enterrer vous-même Saint Laurent ? Car le prêtre de Saint Roch, substituant votre nom au sien dans son homélie, vous a bel et bien enterré à sa place.Tout homme a envie d’assister à ses obsèques; il ne le peut pas. Mais moi, j’assisterai aux obsèques de ma collection.
Parcours
Pierre Bergé est né le 14 novembre 1930 à l’île d’Oléron. Très jeune, il s’intéresse à la littérature et sera très marqué par sa rencontre avec Jean Giono et Jean Cocteau. Il restera leur ami jusqu’à leur mort et continue à s’occuper de leur œuvre. Il est aujourd’hui le titulaire du droit moral sur l’œuvre de Jean Cocteau. En 1958, il rencontre Yves Saint Laurent et fonde avec lui une maison de couture en 1961. Il sera le PDG d’Yves Saint Laurent Haute Couture jusqu’à la fermeture de la maison en 2002. Il est le Président de la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent.Entre 1977 et 1981, il dirige le théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet où il produit «Equus» de Peter Schaffer avec François Périer, quatre pièces de Molière (mise en scène d’Antoine Vitez), «Navire Night» de Marguerite Duras (mise en scène de Claude Régy) etc…Il fonde, en 1977, les «Lundis Musicaux de l’Athénée» où se sont succédé des artistes tels que Montserrat Caballé, Boris Christoff, Placido Domingo, Mirella Freni, Gundula Janowitz, Gwyneth Jones, Dame Kiri Te Kanawa, Dame Joan Sutherland, Jessye Norman, Jose Van Dam, Shirley Verret, Jon Vickers et bien d’autres.Il produit des concerts de Philip Glass, de John Cage et également, au «Pigall’s», le spectacle Ingrid Caven.Il soutient depuis de nombreuses années le travail de Robert Wilson à travers le monde – ses «Fables de La Fontaine» à la Comédie Française –, et plus récemment, celui de Peter Brook.Il est nommé Ambassadeur de bonne volonté de l’UNESCO le 2 juillet 1993.François Mitterrand, Président de la République et le Conseil des Ministres, le 31 août 1988, nomment Pierre Bergé, Président de l’Opéra de Paris. Il le demeure jusqu’en 1994 et devient alors Président d’Honneur de l’Opéra National de Paris.Il siège aux conseils d’administration de diverses sociétés françaises et étrangères.Décorations:Officier dans l’Ordre d’Orange-Nassau Officier de l’Ordre National du Mérite Commandeur des Arts et des Lettres Commandeur de la Légion d’Honneur