À l’occasion de ses 80 ans, est inaugurée en Espagne une exposition autour des effleurements, ravissements et visions d’un peintre hors normes, marqué dès le plus jeune âge par la lumière et les mythes de la Méditerranée.
Le Grand Tour n’est certes pas l’apanage des artistes de l’époque classique ou romantique, mais il est plussurprenant de l’associer aux représentants américains de l’expressionnisme abstrait ou de l’action painting. C’est pourtant d’une certaine manière le cas de Cy Twombly (1928), un de ces artistes dont l’extraordinaire sensibilité a tôt rencontré les faveurs de la critique et des galeristes. Après de solides études d’art à Boston, Lexington, New York eten Caroline de Nord (au fameux et anticonformiste Black Mountain College), marqué par des maîtres comme Robert Motherwell ou Franz Kline, Cy Twombly parcourt à 24 ans l’Afrique du Nord, l’Espagne, l’Italie et la France, grâce à une bourse d’étude et aux côtés de Robert Rauschenberg. Un voyage formateur bien singulier puisque Cy avait déjà été consacré, un an auparavant, par une première exposition en solo, à la prestigieuse Kootz Gallery de New York.
Un voyage surtout décisif puisque, après un passage à l’armée comme cryptographe – son style en conservera certainement l’empreinte –, et 5 ans à New York où il consolide sa renommée aux côtés de Jasper Johns et Rauschenberg, c’est la coupure, le départ définitif. À 31 ans, Cy Twombly s’installe à Rome et réside en permanence en Italie depuis lors… Cinquante ans sous la lumière du pays latin, un éternel voyage initiatique en somme, qui lui fait prendre ses distances avec l’expressionnisme et conserver la fraîcheur d’un langage unique, marqué par la poésie, la mythologie et la littérature classique, toujours à mi-chemin entre peinture et dessin, comme l’Italie elle-même, inlassablement à mi-chemin entre la perfection des canons esthétiques et les perpétuelles ébauches de la vie quotidienne…Dès la fin des années soixante se succèdent les rétrospectives internationales: la première au Milwaukee Art Center en 1968, puis notamment au Musée d’Art Moderne de Paris (1988) ou au MoMa de New York (1994). Ce sont aussi l’attribution en 2001 du Lion d’Or, à la Biennale de Venise, les reconnaissances muséales, et enfin la bénédiction d’un marché de l’art toujours fidèle au maître dont les oeuvres s’évaluent parfois en millions de dollars. L’année dernière, l’une d’elles fut d’ailleurs l’objet très médiatisé d’une anecdote rocambolesque (non moins hors de prix) et révélatrice du pouvoir d’attraction des tableaux de Twombly: une de ses toiles blanches, élément du triptyque Phaedrus exposé à la Collection Lambert d’Avignon, reçut le baiser – et le rouge à lèvre correspondant – d’une enthousiaste adoratrice. Eu égard à l’énorme valeur du tableau et à l’impossibilité de sa restauration, les quelques milliers d’euros d’amende sont restés tout à fait symboliques: ne fournissent-ils pas une quasi-preuve judiciaire de l’irrésistibilité du syndrome de Stendhal* – en version euphorique – que le peintre provoque en général parmi ses admirateurs ?Quinze ans ont passé depuis la dernière grande rétrospective. À l’occasion des 80 ans de l’artiste, la Tate Modern de Londres a enfin offert cet été un remarquable survol de son œuvre depuis les années cinquante, en collaboration avec le Musée Guggenheim de Bilbao. Ce dernier accueille à présent l’événement qui constitue l’exposition monographique la plus importante consacrée à Cy Twombly en Espagne: une vaste sélection d’une centaine d’œuvres, peintures, sculptures et dessins… L’institution souhaite aussi marquer l’acquisition récente d’un cycle complet de l’artiste, Nine Discourses on Commodus, présenté comme un des éléments centraux de l’exposition.La scénographie suit un parcours plus ou moins chronologique, depuis les sages symboles ethniques des premières œuvres réalisées après le premier voyage au Maroc, jusqu’à l’incroyable vitalité de couleurs des séries les plus récentes comme Bacchus (2005) ou les Peony Paintings (2006-2007). On est frappé par la récurrence du tableau noir d’école, comme dans Academy (1955) ou Cold Stream (1966). Des gray paintings discrètement ornées de lignes blanches ou profusément griffonnées comme à la craie, qui semblent refléter les bouleversants efforts d’un enfant voulant communiquer pour la première fois, alors que d’autres versions en blanc comme Free Wheeler (1955) semblent en être le négatif.La toute première des séries, la fameuse Ferragosto (1961), dispersée actuellement entre plusieurs collections, a été ici reconstituée. On peut aussi admirer six des quatorze toiles de la série Bolsena de 1969, réalisée après l’alunissage de la mission Apollo 11 ou, autour du thème du voile, les deux immenses versions de Treatise on the Veil (1968 et 1970) et le Veil of Orpheus (1968). Autre must, les quatre toiles de la seconde série des Quattro Stagioni (1993-94) que conserve la Tate… Évocation des rythmes de la vie, de la naissance et de larésurrection, elles reflètent la grande attirance du peintre pour les thèmes littéraires, musicaux, et la peinture classique, un sujet similaire d’ailleurs, à un cycle peint à peu près au même âge par Poussin lui-même…Les styles de Cy Twombly sont à chaque fois déconcertants et aussitôt enchanteurs. On reste hypnotisé devant des étalements qui évoquent la spontanéité des palettes ellesmêmes, ou des débordements de peinture accumulés sur les murs d’un studio (Hero and Leander, 1985). Ailleurs, on est séduit par les séquences de griffonnages jetés çà et là sur la toile, chacun pouvant être individualisé et raconter sa propre histoire, comme ces pelotes graphiques que l’on a tous réalisées à l’éveil de notre enfance sur les murs de la chambre: vertige de la verticalité, émerveillement de la première page blanche, plaisir de la rugosité du mur sous les premiers crayons pastels… C’est le cas par exemple de Untitled (1962), œuvre exposée pour la première fois, ou de Suma (1982). Comme dans ce dernier, l’écriture du titre lui-même est récurrente dans de nombreux dessins dont il devient même la partie centrale. Ce romantisme symbolique met en contraste permanent la modernité de la technique et des traits avec la poésie mythologique des sujets évoqués. Ce que serait à l’écriture un traité de littérature classique récité en verlan, ou à la musique un groupe électro prêt à interpréter l’Orfeo de Monteverdi. On y voit des graffiti élégants et lyriques, de longues herbes, des dunes battues par le vent, des éclairs lumineux imprimés des heures durant sur une plaque photographique… Autant d’évocations qui ajoutent chacune au mystère Cy Twombly et à l’aura d’un artiste réservé, toujours porté par ses vagabondes découvertes. Lui-même en convient: «Je ne suis pas un peintre professionnel, car je ne vais pas au studio de 9h à 17h comme beaucoup d’artistes. Quand quelque chose me touche, ou quand je vois une peinture ou quelque chose dans la nature, cela me provoque un je-ne-sais-quoi et je m’y mets. Mais cela m’est égal si ça ne vient pas pendant trois ou quatre mois. Vous savez, quand ça arrive, ça arrive».