Tout simplement «le peintre de Mantoue», sous la plume de Marcel Proust, ou le «premier peintre du monde», au dire du cardinal Georges d’Amboise, ministre de Louis XII, qui lui commande en 1499 un retable aujourd’hui perdu, Andrea Mantegna est sans conteste une étoile de première magnitude et presque solitaire dans la constellation des artistes italiens du XVe siècle où brille pareillement un Piero della Francesca (vers 1415-1492).
Mantegna naît en 1431 dans la campagne, à mi-chemin entre Vérone et Padoue, ville où il se formera jusqu’en1448, et meurt en 1506 à Mantoue, où il a occupé la charge de peintre de la cour des Gonzague durant près d’un demi-siècle (dès 1460). Entre ces deux villes et ces deux dates, se développe une carrière artistique et sociale glorieuse (l’artiste sera créé chevalier par son marquis de tutelle), ponctuée d’étapes magistrales. Que l’on songe par exemple à la pala de San Zeno de Vérone (1456-1459), qui non seulement lie dans la continuité d’un même accord la peinture à l’architecture ouvragée du cadre doré (ce qui servira de modèle aux retables du nord de l’Italie), mais installe, dans la représentation picturale même, l’espace tridimensionnel de la sculpture. Que l’on pense aussi à la forêt mouvante de figures personnalisées et d’inépuisables butins défilant dans les neuf toiles du gigantesque Triomphe de César (1490-1506) conservé dans les collections royales anglaises, œuvre infaisable et tout à la fois stupéfiante.Deux facteurs parmi d’autres, comme la fréquentation de Giovanni Bellini (1425/1433- 1516), dont Mantegna épouse la sœur en 1453, exerceront une influence durable sur la constitution de son style: l’artiste sera marqué par l’Antiquité et par Donatello (vers 1386- 1466).
À Padoue, l’atelier de son premier maître, le peintre Francesco Squarcione (actif de 1423 à 1468) met également à sa disposition une incroyable réserve de plâtres moulés sur l’antique, de toiles et de dessins venus de Toscane et de Rome (selon Vasari), ainsi que de médailles. Les effets de cette émulation inaugurale, qui plonge très tôt l’adolescent dans le climat de la Renaissance, retentiront encore en septembre 1464 dans l’excursion « humaniste » sur le lac de Garde que Mantegna entreprend avec trois amis pour étudier les plus belles épigraphes romaines – ces litteræ ornatissimæ qui l’ont déjà inspiré sur le chantier de la chapelle Ovetari, à l’église padouane des Eremitani (ill. 1). Le «palais» mantouan quel’archipictor se fait construire dès 1476 pour abriter son train de maison et sa collection archéologique sera un autre écho de son goût fondamental pour les «choses antiques».La seconde leçon est plus déterminante encore s’il se peut. En 1443, Donatello arrive dans le chef-lieu du Veneto et y travaille une dizaine d’années, mettant la culture locale en vibration. Il y imposera non seulement l’altière statue équestre du Gattamelata (1447-1453)1, mais réalisera aussi de petites plaques en basrelief (relief (ill. 2) et surtout le maître-autel (1446-1450) de la basilique Sant’Antonio. Le soubassement de cet autel permet à l’artiste de déployer un art consommé de l’étagement des plans dans la profondeur et de la composition des figures aussi fines que mouvantes. Andrea assimilera la connaissance des modèles antiques et la maîtrise spatiale propres au sculpteur florentin. La peinture de Mantegna prend le chemin d’une présence plastique sculpturale unique.Componitore delle istorie, peintre d’histoire, Mantegna campe naturellement ses sujets dans l’univers de l’ancienne Rome, contemporain des épisodes chrétiens qu’il restitue à la faveur d’une régie illusionniste, intégrant pierre et architecture, archéologie et décoration, en vue de créer un topos aussi imaginaire que plausible. Cette sûreté et cette intelligence conceptuelles, observant la nature et désirant impérieusement l’Antiquité tant à travers les lois de la perspective que dans le respect de la réalité, sont le fait d’une main experte, exercée dès l’âge de neuf ans.Ces dispositions exceptionnelles se vérifient pleinement alors que le peintre est à peine âgé d’une vingtaine d’années. Dès mai 1448, en compagnie de Niccolò Pizzolo (1421-1453),il se lance dans la réalisation des fresques de la chapelle des Eremitani (dont il ne restera pour ainsi dire rien après les bombardements américains de 1944), mais se retrouve bientôt seul à la tête du projet, en septembre 1449, au détour d’une dispute avec son compagnon– l’homme Mantegna sera réputé pour soncaractère entier et ses violentes colères. Lesphotographies qui nous sont heureusementparvenues attestent, en particulier dans l’Histoire de saint Jacques (ill. 1), une faculté souveraine de mise en scène des personnages et desgroupes autant que d’invention architecturaleinspirée de prototypes anciens laquelle atteintà l’évidence de ce que Leon Battista Alberti(1404-1472) laisse par exemple deviner dansle classicisme de son Tempio Malatestiano deRimini (commencé à la fin de 1447).Les récits sacrés peints par Mantegna se dérouleront dans le champ d’une adhésion deplus en plus marquée à l’Antiquité (et à lasculpture). L’un des points d’orgue de ce cantus firmus de l’œuvre mantegnesque est sansconteste le monumental Saint Sébastien (?:1478 – 1480; ill. 3) qui, parti de Mantoue, avant de rejoindre le Louvre en 1910, gagna Aigueperse, en Auvergne, vers 1481, sans doute dans la coûteuse dot de Chiara, la fille du marquis Federico Gonzaga (1441-1484), unie à Gilbert de Bourbon, comte de Montpensier et cousin de Louis XI.L’effigie dévotionnelle du saint transpercé de flèches qui préserve de la peste et détourne la colère divine, se présente comme une image humaniste, vue à travers la fenêtre indiquée par l’encadrement de porphyre, premier plan d’une série d’échelonnements qui creusent l’espace. Le martyr se dresse en contre-plongée, torse épargné, aux inflexions de statue apollinienne devant les décombres de l’univers païen dont la beauté épurée chante du même coup la renaissance des paradigmes disparus (c’est le sens de l’emblématique colonne); le fragment archéologique de pied, en bas à gauche, suggère un rapport d’adéquation autant que de différence avec son modèle anatomique vivant qui repose sur l’architrave brisée; au loin, elle aussi passée et présente, s’étage la cité des hommes: forum romain, ferme campagnarde, forteresse, bourg. Est-elle seulementdouloureuse ou également marmoréenne, la face de saint Sébastien aux yeux levés vers les nuées ? Car tout, dans cette toile très tenue, pourtant éclairée de quelques parties de rouge, jaune, vert et bleu, «respire» une certaine minéralisation jusque dans les visages pétrifiés et ravinés des deux archers placés en buste sous la colonne.Une telle «pétrification» est encore plus poussée dans Le Christ mort (entre 1483 et 1488) de la Brera, à Milan (ill. 4). Devant cette référence absolue de virtuosité perspective, on pourrait dire ici, comme Ulisse Aleotti parlant d’un de ses portraits, «scolpì in pictura, propria, viva e vera», Mantegna l’a sculpté en peinture. Cette vision implacable, universellement célèbre, du «Christ en raccourci» veillé dans les pleurs solidifiés de trois témoins, transcende aussi l’art du drapé grec et donatellien, tout comme le fera encore, vers 1485- 1490, le linceul aux remous de cascade du lumineux Christ de pitié de Copenhague (ill. 5). La facture si nette de l’Homme de douleur au torse d’ivoire, assis sur le bord du tombeau à l’antique, renvoie à la statuaire.
La matière minérale fascine Mantegna. Pour s’en convaincre, il suffit de parcourir les paysages qui accueillent les épisodes religieux qu’il a traités (ill. 6). Mais pourquoi pousse-t-il si loin vers l’apparence de la pierre la texture des carnations, pourquoi chez lui cette cristallisation des expressions, cette façon distinctive d’«arrêter» les mimiques, derégler la tension superficielle de la chair et la fixité du regard (ill. 7) ? On pourrait tenter une explication (parfois esquissée): par cette sorte de distanciation, le peintre de Mantoue se protégerait des émotions comme sous une cuirasse. Peut-être. Un esprit moderne aurait tendance à voir dans la formalisation propre à Mantegna une manière, un style, comme le cubisme reconstructeur des apparences le fut au début du XXe siècle.Giorgio Vasari (1511-1574), dans ses Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes(1550, 1568), avance une autre motivation. Selon lui, Mantegna «persista à penser que les bonnes statues antiques offraient plus de perfection et de beauté que la nature. (…) Ses œuvres montrent bien qu’il est resté fidèle à ce point de vue, car on y trouve effectivement un style un peu cassant, évoquant parfois la pierre plus que la chair vivante.» Et Vasari même d’insister quand il signale La chambre des époux de Mantoue (1465-1474), cette «più bella camera del mondo» qui fit à juste titre tant rêver: «Il y a aussi au château beaucoup de personnages vus en raccourci de bas en haut, très appréciés car, malgré le traitement un peu cassant et acéré des drapés et le style anguleux, on voit que chaque détail est fait avec beaucoup d’art et d’application.»Le père de l’historiographie d’art mêle bien sûr son propos d’une nuance critique: Mantegna ne peint pas dans la « manière moderne », beaucoup plus sentimentale, qu’il affectionne. Mais en mettant le doigt sur cette intériorisation presque byzantine, cette retenue âpre, cette plasticité serrée d’un modelage et d’une tonalité sans pareils, Vasari identifie la caractéristique irréductible qui, précisément, rend admirables aujourd’hui les prodigieux monuments d’art du peintre incommode et sublime que nous fêtons.