Les grands violons du passé sont bien davantage que les témoins d’une époque révolue. Ce sont des êtres vivants, créateurs de beauté.
La machine à remonter le temps n’existe pas. Mais il existe des instruments à remonter le temps: cesont les violons fabriqués aux dixseptième et dix-huitième siècles par des luthiers nommés Amati, Stradivari, Guarneri, tous enfants de Crémone. Sur ces instruments de jadis, les violonistes font naître, aujourd’hui, les plus beaux sons du monde. Phénomène vraiment unique ! La loi implacable du temps qui passe, qui abîme, qui délite et qui détruit tous les objets faits de main d’homme, est ici suspendue. Mieux, elle est inversée: le plus beau, le plus riche, le plus plein, le plus vivant, c’est aussi le plus vieux. Car de l’avis de tous les connaisseurs, si les grands luthiers modernes, à commencer par le Français JeanBaptiste Vuillaume, au XIXe siècle, ont pu approcher la qualité des luthiers anciens, ils ne l’ont jamais dépassée. Les plus beaux sons d’aujourd’hui sortent des entrailles de violons séculaires.
Le premier grand luthier de Crémone, Andrea Amati, naquit au début du XVIe siècle. Ses fils, puis son petit-fils Nicolò continuèrent son œuvre. À côté de la boutique familiale, sur la place San Domenico, s’ouvrira bientôt la boutique sœur d’un certain Antonio Stradivari, né vers 1645, tandis qu’un certain Andrea Guarneri, né en 1623, deviendra l’élève de Nicolò Amati, avant de se mettre à son compte. Son fils, puis ses petit-fils, poursuivront son œuvre au cours du XVIIIe siècle. Le plus célèbre des Guarneri sera surnommé «del Gesù» parce qu’il inscrivait le monogramme JHS sur l’étiquette de ses violons.Amatius, Stradivarius, Guarnerius: sous cette forme latinisée, qui les nimbe d’un auguste mystère, ces trois noms sont aujourd’hui magiques. Le simple fait de jouer sur un Stradivarius ne va-t-il pas faire jaillir les sons les plus rares, doux comme le nectar et l’ambroisie, des sons surnaturels ? Dans notre imaginaire, ces violons merveilleux sont les vrais musiciens; le violoniste, lui, n’est que leur instrument, en même temps que leur auditeur extasié.C’est évidemment faux, et les grands violons ont besoin de grands violonistes pour exprimer leurs richesses. Mais ce qui est vrai tout de même, c’est que les grands violonistes, lorsqu’ils créent des sonorités sur de tels instruments, ont l’impression de les recevoir en cadeau. Un Stradivarius, un Amatius, un Guarnerius sont pour eux des êtres vivants. Il est temps de se souvenir qu’une des pièces maîtresses du violon s’appelle l’âme.Voici comment s’exprime le violoniste Renaud Capuçon, qui joue aujourd’hui l’un des plus fameux Guarneri del Gesù, le «Vicomte de Panette» (du nom d’un de ses anciens détenteurs): «L’influence de l’instrument sur le jeu du violoniste est une réalité à laquelle je ne voulais pas croire auparavant, mais que désormais je mesure pleinement. J’ai parfois l’impression que ce violon, qui a déjà joué tous les grands concertos, en connaît lui-même tous les recoins. C’est comme si l’instrument reconnaissait les vibrations de l’œuvre»1.
Car ce qui fait l’aura singulière du «Panette», ce n’est pas seulement le talent exceptionnel du luthier qui le fabriqua, mais aussi celui des artistes qui le jouèrent, sans oublier le génie des compositeurs qu’ils interprétèrent: le «Vicomte de Panette» a longtemps été le violon d’Isaac Stern, qui lui fit chanter aux quatre coins du monde les plus belles œuvres du répertoire. Ce violon crée parce qu’il se souvient.Ce qui ajoute encore à son mystère, c’est qu’en 1847, le «Panette» arriva dans les mains du luthier Vuillaume, qui le confia à son gendre, le violoniste Jean-Delphin Alard. Or en février 1848, Chopin donna son dernier concertpublic à Paris, et joua notamment un Trio de Mozart, avec Franchomme au violoncelle et Alard au violon. Il est vrai qu’à cette date, l’instrument sublime avait déjà été revendu au vicomte de Panette. Mais ce noble acquéreur, comment imaginer qu’il en ait privé, pour un tel concert, le violoniste qui aurait l’insigne honneur de jouer avec Chopin ? Comment aurait-il laissé échapper l’occasion miraculeuse d’entendre son instrument accompagné par le plus pur pianiste qui fut jamais, et de surcroît dans une œuvre de Mozart ? Gageons donc que le «Panette», non content de faire vivre les plus grands compositeurs sous les doigts des plus grands violonistes, a entendu le jeu de Chopin, et que son âme en est à jamais enrichie.