JEAN BONNA

Dans son hôtel particulier de Genève, Jean Bonna a réuni livres et dessins en une provende large et exemplaire. L’envergure et l’altitude de sa collection, qui s’adresse à la lecture comme au regard, s’affirme entre deux pôles: bien avant Dürer et juste avant Picasso. Accents sur la langue française, sur les esthétiques italienne et française. Homme des coups de cœur, Jean Bonna n’achète pas pour l’ombre des tiroirs, mais pour la contemplation ouverte et le partage – qui font galoper l’imaginaire et les gensRainer Michael Mason:Quel est votre modèle de collectionneur, vient-il de votre famille ?Jean Bonna:Non, pas du tout ! Ce modèle est très différent suivant qu’il s’agit de ma collection de dessins ou de la collection de livres. Celle des livres vise vraiment à être exhaustive et l’est devenue – pas totalement, parce que c’est très difficile d’être exhaustif, mais enfin, elle est très représentative de l’ensemble de la littérature française. La collection de dessins est totalement éclectique: j’ai d’abord acheté ce que je trouvais et, surtout, ce que j’aimais.Ce qui vous a conduit à collectionner n’est donc pas l’admiration pour un personnage qui est «le collectionneur» …Non ! Je crois que je suis un collectionneur.Quelle est la première acquisition que vous ayez faite dans votre vie ?C’est un petit Rabelais de… 1830, publié chez Desoer, que j’avais acheté chez Henri Sack à Genève, alors que je devais avoir neuf ans et que j’avais payé 23 francs. Il ne doit pas valoir beaucoup plus que ça aujourd’hui. Sack,...

Dans son hôtel particulier de Genève, Jean Bonna a réuni livres et dessins en une provende large et exemplaire. L’envergure et l’altitude de sa collection, qui s’adresse à la lecture comme au regard, s’affirme entre deux pôles: bien avant Dürer et juste avant Picasso. Accents sur la langue française, sur les esthétiques italienne et française. Homme des coups de cœur, Jean Bonna n’achète pas pour l’ombre des tiroirs, mais pour la contemplation ouverte et le partage – qui font galoper l’imaginaire et les gens
Rainer Michael Mason:Quel est votre modèle de collectionneur, vient-il de votre famille ?Jean Bonna:Non, pas du tout ! Ce modèle est très différent suivant qu’il s’agit de ma collection de dessins ou de la collection de livres. Celle des livres vise vraiment à être exhaustive et l’est devenue – pas totalement, parce que c’est très difficile d’être exhaustif, mais enfin, elle est très représentative de l’ensemble de la littérature française. La collection de dessins est totalement éclectique: j’ai d’abord acheté ce que je trouvais et, surtout, ce que j’aimais.Ce qui vous a conduit à collectionner n’est donc pas l’admiration pour un personnage qui est «le collectionneur» …Non ! Je crois que je suis un collectionneur.Quelle est la première acquisition que vous ayez faite dans votre vie ?C’est un petit Rabelais de… 1830, publié chez Desoer, que j’avais acheté chez Henri Sack à Genève, alors que je devais avoir neuf ans et que j’avais payé 23 francs. Il ne doit pas valoir beaucoup plus que ça aujourd’hui. Sack, était établi au 1, Grand’Rue, en face de la fontaine du Grand-Mézel, et il avait un entrepôt côté impair [le mauvais !] de la rue des Granges, oùil y avait des dizaines de milliers de livres. J’y passais mes jeudis après-midi.Vous vous êtes donc développé en collectionneur de livres tout d’abord. Ce fut votre première collection, dites-vous. Voilà qui occupe combien de temps dans votre parcours ?Eh bien, cela continue, J’achète encore des livres. Regardez, je viens d’en acheter deux – un ouvrage fondamental pour l’histoire de l’art et la critique, la première édition, en 1550, des Vite de’ più eccellenti pittori, les vies des meilleurs peintres, par Giorgio Vasari. Mais ma collection de livres français, elle continue aussi. J’en achète un peu moins qu’il y a dix ans: ce qui me manque est introuvable et j’ai déjà beaucoup de choses.Cette collection de livres, si l’on essaie de la faire entrer dans le moule d’une sorte de systématique, comment pourriez-vous en décrire les périodes ou les grands champs d’acquisition ?Le but de cette collection a vraiment été de retracer l’histoire de la littérature française et l’histoire de l’évolution de la langue. J’ai évidemment commencé par ce qui était le plus facile et qui est aussi l’une des périodes que je préfère, le XIXe siècle. Mais très vite je me suis intéressé au XVIIe et au XVIe. Ensuite, j’ai étendu mon intérêt aux incunables [textes publiés avant 1500]. Il n’y en a d’ailleurs pas tellement, en français, d’incunables littéraires, mais enfin, j’en ai quand même entre trente et quarante. Comme par exemple la deuxième édition de La Mélusine de Jean d’Arras, donnée à Lyon entre 1493 et 1494.Ce balayage du champ français, vous a-t-il conduit vers l’Italie, l’Allemagne ou l’Angleterre ?J’ai fait quelques exceptions à ma collection de livres français. En général, il s’agit d’ouvrages qui ont eu une influence fondamentale soit sur la littérature française elle-même, soit sur une création plus large, très importante en elle-même. J’ai ainsi un très bel exemplaire du Songe de Poliphile, un livre vénitien de 1499, sans doute le plus bel incunable italien illustré, qui a eu une influence considérable et dont la traduction française, également illustrée, paraît en 1546 à Paris. Je détiens un très bel exemplaire des Chroniques de Nuremberg, de Hartmann Schedel, 1493, qui est un livre fondamental aussi. Je possède presque tout Rainer Maria Rilke, en éditions originales, parce que j’affectionne beaucoup ce poète et qu’il y a également des liens entre Rilke et la France – et la langue française, en tout cas. D’Oscar Wilde, j’ai deux ou trois choses: Salomé [1893-1894], avec un envoi à Verlaine, la Ballade de la geôle de Reading [1897], avec un envoi à son amant, ce qui est très extraordinaire. Je possède aussi le Corbeau – les œuvres, les poèmes de Poe, parce qu’ils ont été traduits par Mallarmé et par Baudelaire, source d’une influence profonde sur la littérature française.Question benoîte: ces livres, je veux dire les objets, les éditions proprement dites que vous avez acquises, les avez-vous tous lus ? Ou en avezvous conservés pour une autre fois, quand vous en aurez l’envie, le temps ?Je les ai lus, la plupart. Maintenant, il fautbien reconnaître que lorsque vous êtes collectionneur, vous voulez que votre collection soit complète, alors j’avoue que notamment certains des poètes du XVIe siècle, je ne les ai pas tous lus. Mais j’ai lu tout Ronsard, tout Du Bellay, tous les grands.… lecture dans l’édition que vous veniez d’acheter, ou dans la Pléiade ?En général, dans la Pléiade. Parce que je ne prends pas les éditions originales au lit. Je lis beaucoup au lit. Souvent ces livres sont très bien reliés, ils sont très précieux, comprenant de beaux envois [dédicaces manuscrites à un destinataire précis]. Je fais donc attention à leur manipulation. Et ils sont parfois un peu trop volumineux. Notamment les Chroniques de Nuremberg. Tenez, ce Schedel, dont j’ai un magnifique exemplaire colorié, c’est un bon exemple de livre que je n’ai pas lu. Qui l’a d’ailleurs lu, du début à la fin ?

Vous êtes devenu – autre versant de votre personnalité de collectionneur – amateur de dessins. Pourquoi tout à coup le dessin, et non pas la peinture, la sculpture – on en voit chez vous, bien sûr – ou, puisque nous sommes au XXIe siècle, la vidéo ?La vidéo, c’est très simple: je n’y comprends rien. Pourquoi le dessin ? Il y a une réponse évidente et une autre, un peu plus indiscrète. L’évidence, c’est que j’aime le papier. D’ailleurs, avant les dessins, j’ai commencé par acquérir quelques gravures. Je ne peux pas prétendre que j’ai une collection d’estampes, mais j’ai tout de même entre quatre-vingt et cent gravures, qui sont en général de très bonne qualité. Ce qui m’a amené à la gravure, ce sont le livre du XVIe siècle et les incunables qui, pour la plupart, sont illustrés. Puis je suis venu au dessin, car je le trouve une manière plus spontanée. Je suis souvent beaucoup plus ému par un dessin que par un tableau. C’est davantage le premier jet, la prima idea de l’artiste. Certes, parfois il y a des dessins finis, et Nathalie Strasser, ma conservatrice, remarque volontiers que ma collection réunit des dessins finis, pas beaucoup d’esquisses. Il y en a certes quelques-unes, mais, en fait, ces dessins sont la première idée de quelque chose, en général – bien que parfois ces dessins aient été exécutés après. Il y a plus de spontanéité dans le dessin que dans un tableau. L’autre raison de ma collection est peut-être plus intime. A une époque où j’achetais beaucoup de livres, cela me prenait beaucoup de temps et ne mobilisait guère ma famille. L’idée d’une collection de dessins semblait l’amuser davantage. Mais, au bout de six mois et de quelques acquisitions, je me suis aperçu de ce qu’il n’y avait pas plus d’intérêt et que le collectionneur, c’était moi. Je me suis retrouvé avec deux collections au lieu d’une.Votre collection de dessins s’avance vers les domaines français, italien; elle n’est pas du tout monomaniaque. Comment l’avez-vous organisée ?

Comme je le disais déjà, au fond, si ma collection de livres a un thème, la littérature française, guidé par le texte et non par la reliure, bien que parfois celle-ci soit très belle, ma collection de dessins est purement éclectique. Je n’ai acheté que ce que j’aimais – et que je trouvais. Ma collection de dessins, j’ai dû la commencer il y a vingt ans, elle est devenue assez importante, mais il y a tout de même des choses qu’on ne trouve plus. Un Michel-Ange … enfin, ça se trouve, mais les derniers qu’on a vus n’étaient pas beaux, on n’avait pas envie de les acheter. Un Léonard de Vinci ne se trouve plus. Le dernier croquis de Leonardo a fait quatre millions, acheté après la vente aux enchères, et, franchement, ce n’est pas ce que j’aimerais avoir chez moi. Il faut trouver … j’achète ce qui me plaît. J’ai trouvé des choses assez rares, tel ce marcassin de Hoffmann, sur vélin, tout à fait exceptionnel. On tombe encore de temps en temps sur des choses exceptionnelles, mais cela devient beaucoup plus difficile que cela n’était probablement le cas il y a une centaine d’années ou même cinquante ans. Donc j’achète les choses quand je les vois.Pourrait-on suggérer que vous êtes un collectionneur «coups de cœur» ?Oui, je crois que, pour les dessins, on peut le dire. Je suis un collectionneur «coups de cœur». Mes proches confirmeront. Même parfois au point de faire des bêtises.Ayant acheté un dessin, vous est-il arrivé, beaucoup plus tard ou même assez vite, de le revendre, parce qu’en définitive vous vous étiez trompé ?Me viennent à l’esprit deux dessins qui se sont révélés être des faux: ceux-là ont évidemment été repris par le vendeur. J’ai revendu une seule fois un dessin: un pot de géraniums d’Odilon Redon, qui était d’ailleurs assezbeau, mais j’avais envie d’avoir quelque chose d’autre de Redon. Je l’ai revendu pour acheter cette «manière noire» au fusain intitulée Le printemps, de la fin des années 1880.Quel est le premier dessin un peu sérieux que vous ayez acquis ?

Le premier le fut dans une vente à New York, en janvier 1988, chez Christie’s. C’est une feuille du Chevalier d’Arpin, vers 1595 – on croyait que c’était le père, or on vient d’établir que c’est plutôt le fils –, laquelle représente deux têtes de chevaux, vraisemblablement préparatoires à la grande fresque de la bataille des Horaces et des Curiaces, de 1612-1613, au palais des Conservateurs, au Capitole de Rome.Est-il des pièces entr’aperçues un jour et que vous avez dû lâcher, parce qu’elles s’étaient «cachées» ailleurs, que vous avez longuement quêtées comme une sorte de Graal et que vous avez pu, en fin de compte, acquérir ?Quelques-unes. Par exemple cette tête de femme de François Boucher, vue de dos, avec sa natte (vers 1740), passée en vente chez Christie’s à Londres en 1995, que j’ai alors ratée et que j’ai pu acheter cinq ans après, quand elle est repassée en vente, à New York. C’est le cas auquel je pense maintenant. Il y en a probablement d’autres dans ma collection, mais pas énormément.Le désir qui entre tout à coup dans votre tête et qui s’y loge pendant peu ou beaucoup de temps, cela se produit-il ?Il y a des choses que j’ai cherché à acheter pendant des années et des années. Par exemple, le petit portrait de femme par Liotard, une danseuse grecque datant de son séjour au Levant, entre 1738 et 1742, j’ai tenté de l’acheter pendant dix ans. Et pour finir, j’ai réussi. Mais pendant dix ans, nous avons négocié. Le propriétaire n’avait pas envie de vendre. Un intermédiaire savait qui il était et il a négocié pour moi. J’ai donc quelques fois des fixations sur un objet et cela peut durer très longtemps jusqu’à ce que je le trouve – que je le sorte.

Vous n’êtes pas seulement un collectionneur «amasseur», vous êtes un collectionneur cultivé, vous avez une bibliothèque exceptionnelle, de référence, quel rôle joue dès lors dans votre collection l’avis, l’appui, l’orientation des spécialistes ? Avez-vous eu dans votre carrière des amis ou des collectionneurs ou des marchands ou des conservateurs qui vous ont escorté ?Oui, j’ai eu la très grande chance de me lier d’amitié d’abord avec un … – d’ailleurs dans les livres aussi; mais on parle des dessins maintenant – avec un marchand anglais, Richard Day, qui était très «vieille école», qui m’a beaucoup aidé au début de ma collection, qui m’a introduit auprès d’une foule de gens et qui reste encore quelqu’un qui de temps en temps me trouve des choses assez extraordinaires, qui me connaît bien et qui sait très bien, quand il prend contact avec nous, qu’il détient une chose qui m’intéressera. Je refuse rarement une de ses propositions. Puis j’ai eu cette chance assez insigne, rare, de me lier vraiment d’amitié avec George Goldner, qui à l’époque était encore au Getty Institute à Los Angeles et qui, depuis, est au Metropolitan Museum de New York. Il est probablement l’un des plus grands conservateur de dessins au monde aujourd’hui: il a été extrêmement généreux avec moi et m’a beaucoup aidé, m’a surtout ouvert nombre de portes.Georg Goldner a-t-il fait évoluer votre goût ?Non [la réponse fuse] ! C’est ce que j’allais dire. Je crois qu’il n’a pas fait évoluer mon goût. Il a fait évoluer ma connaissance, évidemment. Il y a tant de choses que l’on ne connaît pas, au début d’une vie de collectionneur et que l’on va apprendre. Quand j’ouvre un catalogue, maintenant je vois tout de suite. J’en sais un peu plus long aujourd’hui qu’il n’y a trois ou quatre ans. C’est vrai, il y a des choses qu’on apprend. Mais je ne dirai pas que Goldner ait sensiblement fait évoluer mon goût. Il y a des choses que j’aime et d’autres que je n’aime pas. Et quand nous sommes devant de celles que je n’aime pas, je le lui dis et il n’insiste jamais, ne me dit pas que j’ai tort, il le respecte totalement. J’ai aussi une autre marchande, Katrin Bellinger; nous avons un peu le même goût, l’un et l’autre. Beaucoup de feuilles viennent de chez elle. Mais au fond, je n’ai jamais acheté quelque chose parce qu’on m’aurait expliqué qu’il fallait absolument l’avoir ou que l’on m’aurait dit: «Tu n’y comprends rien, mais tu devrais l’avoir». Je n’ai jamais gardé quelque chose que je n’aimais pas. Et mes conseillers n’ont jamais essayé de me faire comprendre ça. Au vrai, on peut dire que j’ai un très grand réseau de relations, mais je ne crois pas que j’aie des conseillers.Vous avez évoqué tout à l’heure la vénérable Mélusine, dans votre bibliothèque, mais celleci va jusqu’au XXe siècle et vous lisez aussi des romans tout récents, quel est donc votre dessin le plus ancien de date ?C’est une page d’un suiveur de Giotto, que certains attribuent à Giusto de’ Menabuoi et qui date de 1350.A l’autre bout de l’arc historique, au XXe siècle, voire au XXIe, où arrêtez-vous le curseur ?A Balthus, en fait. Je ne crois pas avoir de dessins plus récents que ceux de Balthus. Mais je dirais que la frontière stylistique de ma collection, c’est Cézanne, qui est à la limite du figuratif. Je n’ai pas de feuilles non figuratives. Rien de tel. Au fond, je ne devrais pas vous le dire, j’ai un peu de peine avec le non-figuratif. Je possède bien deux dessins de Picasso, mais ils sont tous les deux figuratifs – pas de cubistes ! L’un est le portrait du poète PierreReverdy, de 1924 (… il est très joli, et a figuré en fac-similé dans Sources du vent, en 1929), l’autre est intitulé L’Italienne à la fleur, de 1917.Le collectionneur a souvent pour réputation, infondée, et injuste surtout, de thésauriser pour soi-même et de regarder les choses le soir, secrètement. Vous êtes généreux, vous montrez volontiers, vous exposez, à Paris et Genève par exemple. Comment envisagez-vous la question de la mise en circulation et de la transmission des biens culturels ?Sans l’ombre d’un doute, je suis un collectionneur. Et je ne vous cache pas que lorsque je rentre le soir, à moins que ce soit 3 heures du matin, je regarde toujours un objet; je fais un tour dans un salon, je sors un livre. Quelque part, tout collectionneur est un peu un amateur et aussi un thésauriseur. Mais d’un autre côté, je ressens un grand plaisir à partager. Avec des gens qui apprécient, qui connaissent. J’ai d’ailleurs été encouragé par tant de relations que j’ai dans ce domaine-là. J’ai fait plusieurs expositions. Je ne refuse jamais de prêter un dessin ou un livre, à moins qu’il ne soit déjà exposé ailleurs (ce qui est arrivé une ou deux fois) ou que les demandeurs ne soient dans un désaccord profond avec moi sur l’approche de l’art (je ne citerai pas les deux institutions auxquelles je n’accorderai pas de prêt, je pense). Aussi est-ce vraiment très rare que tous les dessins soient là, à la maison.Vous est-il arrivé, au cours de vos pérégrinations à travers six siècles d’histoire de l’art et du livre, donc de la littérature aussi, de tomber sur un créateur qui ne vous semblait pas à sa vraie place et que vous auriez décidé d’acheter davantage, d’en faire l’objet d’un accent, afin qu’on le connaisse mieux, qu’on le reconnaisse ?[Silence]. Avec les dessins, je ne suis pas sûr que cela me soit arrivé souvent. Cela serait un peu prétentieux de prétendre que je puisse faire œuvre de pionnier dans ce domaine-là. Avec les livres, il est vrai qu’il y a une période dont j’ai acquis des auteurs tout à fait inconnus, ceux de la Pléiade, la poésie du XVIe siècle français. Certes, ma collection n’est pas aussi impressionnante que celle de Jean Paul Barbier-Mueller, qui vient d’être exposée à la Bodmeriana. J’ai pourtant des choses très inconnues et que je trouve très belles.Vous avez parlé de l’aquarelle gouachée de Hans Hoffmann. Vous pourriez dire quelques mots sur ce qui vous touche en particulier dans cette œuvre. Vous n’êtes pas en effet qu’un professionnel de la banque, vous n’êtes pas qu’un amateur de livres, vous êtes aussi, par exemple, un botaniste.Oui, je suis un peu botaniste, je m’intéresse à la botanique, c’est vrai; je m’intéresse à la musique, je m’intéresse à beaucoup de choses. Ce qui me touche énormément dans ce petit marcassin de 1578, monogrammé et daté, c’est d’abord la qualité de l’exécution, qui est la perfection. Et puis, c’est l’héritage de Dürer. A qui l’on a très souvent attribué des pièces qui étaient en fait de Hoffmann. Et pourtant, cela vient soixante ans plus tard. Hoffmann reste très fidèle au style, c’est cela qui me touche. Je suis souvent sensible à la précision du trait, du détail. Un autre de mes dessins auquel je suis très attaché, Vénus et Adonis, de Goltzius, fait preuve des mêmes qualités, vers 1600. Je suis également très sensible à la grâce et à l’harmonie. Dans la collection française, le Paysage avec vue sur le Mont Soracte de Claude Lorrain m’émeut fortement: l’artiste est à la fin de sa vie, dans les environs de Rome, et vous sentez presque le vent souffler, vous voyez les oiseaux qui s’envolent. Et les Italiens ! Quand on me demande quel dessin je prendrais si je devais partir – question un peu stupide, comme celle si je devais n’emporter qu’un seul livre –, je réponds toujours que c’est La Sainte Famille du Parmesan, vers 1524. Le dessin est absolument admirable, parce qu’il est un peu esquissé et en même temps très fini, d’une grâce absolument extraordinaire. C’est une très grande feuille, d’un très grand artiste.Vous intéressez-vous à la «fabrique», à la manière dont les choses adviennent et sont, pour finir, une œuvre sous nos yeux ? Avez-vous par exemple acheté des carnets de croquis ?… non – enfin, j’en ai un, de Dedreux-Dorcy, un artiste vraiment sans importance, proche de Géricault. La raison de ce refus d’acheter des albums de croquis est que si c’est un grand artiste, aujourd’hui cela fait des prix fous et c’est quand même assez inégal, en moyenne. Pour un beau dessin, vous en avez trois ou quatre qui sont des crobars. Je ne suis pas un «collectionneur tiroir», je suis plutôt un «accrocheur». J’aime bien voir mes dessins, les mettre au mur.

En quelques mots
Qu’est-ce qui vous émeut……dans un objet ?la forme…dans une peinture ?la grâce…dans une sculpture ?la grâce…dans une photographie ?l’instant capturé…dans une livre ?la langue…dans une musique ?la mélodie…dans une architecture ?l’harmonieSi vous deviez choisir une œuvre……dans la peinture ?Giovanni Bellini, La Vierge à l’Enfant, retable de 1505, Venise, San Zaccaria…dans la sculpture ?Le Bernin, Apollon et Daphné, marbre de 1622, Rome, villa Borghèse…dans la musique ?Franz Schubert, Die Winterreise,cycle de Lieder de 1827…dans l’architecture ?Le palais des Doges, XIVe siècle, Venise…dans la littérature ?Racine, Phèdre, tragédie de 1677

Parcours
Jean Bonna naît à Genève en 1945. Après des études de droit et de lettres à l’Université de sa ville natale, il accomplit toute sa carrière professionnelle dans la banque familiale Lombard Odier & Cie, devenue en 2002 Lombard Odier Darier Hentsch & Cie, et joue un rôle important dans les instances bancaires suisses durant l’essentiel de sa carrière.Néanmoins, dès son plus jeune âge, Jean Bonna est intéressé par les arts et commence à collectionner les livres dès l’âge de onze ans. Cette collection représente aujourd’hui un panorama presque complet de la littérature française des origines de l’imprimerie à nos jours. Il a également rassemblé une importante collection de dessins et de gravures qui ont déjà fait l’objet de plusieurs expositions à Paris et à Genève.Ce goût pour les arts a rapproché Jean Bonna de plusieurs institutions importantes: il est par exemple président de la Fondation Martin Bodmer, à Genève, il vient d’être nommé trustee du Metropolitan Museum à New York et correspondant de l’Institut de France au sein de l’Académie des Beaux-Arts. Il anime en outre plusieurs projets proches de grands musées à Genève, Londres, New York et Paris.

Pourquoi ‘Sources’ ?
Il y a quelques années, un groupe issu de Suisse romande, animé par la Fondation Martin Bodmer que Jean Bonna préside, prend langue avec les Presses Universitaires de France. Au cours de contacts réguliers avec les instances dirigeantes de cette vieille et grande maison d’édition, l’idée germe de mieux faire connaître certains des trésors souvent inédits, ou jamais réédités, dont la Bodmeriana est dépositaire.Michel Prigent, avec qui Jean Bonna va rapidement développer une grande complicité, a l’idée de nommer cette nouvelle collection ‘Sources’. C’est en effet bien les sources de développements futurs qu’il s’agit de souligner en publiant les quatre premiers volumes de cette nouvelle collection: le premier livre d’Ambroise Paré, pour les développements de la médecine moderne; les Fables de Perret pour leur similitude étonnante avec cellesque publiera un siècle plus tard Jean de La Fontaine; les souvenirs inédits d’un petit tambour de l’expédition d’Egypte qui jettent un jour nouveau sur cette épopée napoléonienne; ainsi que l’union entre Stravinsky et Ramuz qui annonce la musique moderne.

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