Artiste aux multiples identités, Carl Fredik Reuterswärd livre une œuvre protéiforme qui, sur fond d’humour, explore les contradictions de la réalité.
Le 30 septembre 1988, le Luxembourg offre une sculpture de Carl Fredrik Reuterswärd, NonViolence, au siège de l’Organisation des Nations Unies à New York. Il s’agit d’une représentation monumentale en bronze d’un revolver, calibre 45, au canon noué. Cette pièce a fait le tour du monde – une copie de la sculpture a été présentée à un large public (Düsseldorf, Kunsthalle; Moscou, Maison du Comité de la Paix; Paris, Musée national d’art moderne | Centre Pompidou; Lausanne, Musée historique, etc.) – mais même si l’on n’est pas en présence de l’objet concret, la force de l’image reste en mémoire. Il en existe d’ailleurs plusieurs répliques en Europe, notamment devant le bâtiment principal de la Commission européenne (Luxembourg), devant la gare de Malmö (Suède) ou encore dans le parc du Mémorial de Caen (France).À l’annonce de l’assassinat de John Lennon (1940-1980), Reuterswärd s’enferme dans son atelier et cherche à traduire le sentiment que lui inspire cet acte dont il dira: «Feeling bitter and outraged, I immediately set out to create a symbol for John Lennon and for all others who have been victimized by these assassins». De fait, au lieu de devenir une icône de la mort du chanteur, le revolver noué se fait allégorie de la paix, symbole de non-violence, et il trouve naturellement sa place huit années après l’événement devant les Nations Unies, dont une des missions est de veiller à la paix dans le monde.
Reuterswärd réalise l’union improbable d’un revolver et d’un nœud. De ce mariage visionnaire naît l’image à la fois d’une rage, d’une impuissance et d’une affirmation. Le potentiel de l’arme, objet à connotation volontiers érotique, est annihilé. De son inutilité en tant qu’objet de mort, il tire – ainsi transformé – sa force en tant qu’icône. D’ailleurs, s’il y a mille façons de faire un nœud, celle choisie par l’artiste affiche un humour certain: non content de l’avoir noué, il dirige le canon vers le haut ! La ligne de mire, tout comme l’index pointé qui, par association d’idées évoque la forme d’une arme, se trouve désaxée. Cette pièce entretient des liens étroits avec les œuvres de Claes Oldenburg, d’abord parce qu’elle monumentalise un objet du quotidien, mais aussi parce que l’artiste américain a mené une longue réflexion, dès les années 1960, autour de ce qu’il a nommé les Ray Guns.Reuterswärd n’aura de cesse d’explorer, au travers d’un grand nombre de médias allant de la peinture à la lithographie, de l’aquarelle à la sculpture, l’image du pistolet noué et d’en proposer de multiples versions, depuis ses premiers essais en plâtre et tissu entre 1980 et 1981, jusqu’à nos jours. Le motif du nœud, presque emblématique du travail de Reuterswärd depuis les années 1960, s’appliquait auparavant à un autre objet, le crayon.Si l’image du revolver noué est bien connue d’un large public, ce n’est certainement pas le cas de l’ensemble de l’œuvre de son créateur, né à Stockholm en 1934. Admis à l’âge de 18 ans à l’Ecole de peinture de Fernand Léger à Paris, Reuterswärd découvre Marcel Duchamp, Francis Picabia et le mouvement Sada. De retour en Suède, il intègre l’Académie des Beaux-Arts de Stockholm où il se forme aux différentes techniques de l’estampe et collabore avec de nombreux architectes. Une attaque cérébrale en 1989 le laisse hémiplégique et il doit réapprendre à tout accomplir de la main gauche. Aujourd’hui, il partage son temps entre la Suède et la Suisse.Toutefois, ces quelques repères biographiques ne permettent guère de saisir l’étendue de son œuvre si prolifique ni de sa production multiforme. Il est d’autant plus délicat de chercher à résumer plus de soixante ans de travail artistique que cet homme est un véritable Protée. Il explore toutes les techniques, aborde le portrait aussi bien que le livre d’artiste et les commandes publiques autant que le monde de la publicité.En 1961, Reuterswärd participe à la célèbre exposition d’art cinétique organisée par Pontus Hultén au Moderna Museet de Stockholm et intitulée Movement in Art. C’est à cette occasion qu’il réalise Mascot, montrant un mannequin en costume attaché par des cordes à une chaise. Cette pièce est aujourd’hui détruite, mais il en existe des répliques en bronze datant de 1967. Comme dans bon nombre de ses travaux, Reuterswärd prend le contre-pied du mouvement proposé comme thème de l’exposition en fixant le geste dans l’immobilité.En 1963, il prend congé de lui-même en publiant le 19 janvier une annonce dans le New York Herald Tribune: «Carl Fredrik Reuterswärd / Closed for holidays 1963-1972» et entre dans la peau de Kilroy, un pseudonyme qu’il adopte à la manière des artistes japonais qui changeaient de patronyme au gré des phases de leur vie. À la décennie suivante, ses œuvres seront signées Arnold Forel Pratt-Müller. Il crée alors la Société d’Investissement «L’Art pur l’or», chargée de vendre, en guise d’œuvres d’art, des signatures d’artistes connus, faisant ainsi «l’économie de frais de transport et d’assurance exorbitants». L’artiste pousse la satire plus loin et lance une «nouveauté»: la signature élastique, très pratique pour l’acquéreur qui a ainsi «la possibilité de l’étirer à volonté, et ceci à la dimension désirée». C’est pendant la même période qu’il produit pour le hall d’entrée de la banque Skandinaviska Enskilda, à Malmö, The Fine Art of Banking (1974), sculpture en bronze représentant un sac de pommes de terre, au-dessus duquel sont répandues quelques pièces de monnaies.
À partir de 1978, Reuterswärd s’engage dans une recherche à laquelle Susan Sontag, philosophe et critique d’art américaine, donnera le nom d’infra alphabet. Sommairement décrit, en typographie, les caractères ont un corps (ou une taille) et ils figurent des pleins, alors que l’interlettrage (soit la distance entre deux lettres) est insignifiant, car c’est du vide. C’est précisément sur cette trouée typographique de l’espace entre les signes que l’artiste a choisi de se concentrer. Il explore alors dans des peintures ou des lithographies, comme 2-3, cet espace, ce vide essentiel sans lequel les mots seraient indéchiffrables, puisqu’amalgamés jusqu’à l’indistinction. Lorsque, dès 1980, Reuterswärd explore au travers de la sculpture ce monde intermédiaire, l’interlettrage prend corps à son tour et «matérialise» virtuellement ce qui sur le papier se donnait à voir comme un jeu de clair-obscur. L’artiste agit sur les contradictions, il aime à retourner comme un gant l’évidence.
Il réussit ainsi avec la sculpture Yin and Yang (1990-1991) à présenter l’un des symboles les plus connus de la philosophie chinoise par le seul interstice séparant le noir du blanc.Alors, Carl Fredik Reuterswärd, ou CFR, ou Kilroy, ou encore Arnold Forel Pratt-Müller ? Ces personnalités multiples – il les habite toutes à la fois et chacune individuellement – lui permettent de rejoindre les poètes (Rimbaud: «Je est un autre») et les écrivains (Borges: El Otro), sans pour autant sacrifier au tragique. Car, au-delà des formes qu’il crée, ce qui relie ses identités mouvantes est sans doute l’humour, qualité indispensable à cet artiste pour qui «Humor is the finest instrument we have to bring people together».