L’Egypte des Pharaons est sa passion, mais il s’intéresse à l’archéologie en général et aussi à la peinture, celle des années 1950/60. Rencontre avec un amateur hors norme, qui cultive la discrétion.
Sise au bord du lac, entre Genève et Coppet, la maison impressionne. Il reste peu de la villa primitive, remplacée par un édificerésolument contemporain, parfaitement intégré au paysage grandiose.Le blanc domine dans toutes les pièces, où la lumière pénètre à flots, mais soigneusement filtrée. Le verre omniprésent se combine avec l’acier et le marbre. Et la technique sophistiquée à l’extrême, commandant l’éclairage et le chauffage, est parfaitement dissimulée. Quant aux toiles de maître sur les murs, aux formes géométriques, elles participent de cette harmonie souveraine, plutôt zen, mais sans froideur. Tout invite au silence et à la contemplation.Notre hôte, accueillant et courtois, se livre volontiers au jeu des questions avec rapidité et précision, sans pédanterie ni réserve. Il n’hésite pas, afin de souligner ses propos, d’aller prendre des objets dans leur vitrine ou sur leur socle, pour nous les mettre dans les mains et permettre ainsi qu’on s’en imprègne. Le contact tactile étant essentiel selon lui.Merci de nous recevoir dans ce «navire» ou «bâtiment» dédié à l’art. D’où vous vient ce goût pour l’archéologie égyptienne ?En Egypte, où j’ai passé mon enfance, on a ouvert mes yeux à la beauté des temples, des musées. J’ai été à l’école suisse d’Alexandrie, où nous faisions chaque année des sorties au Caire pour nous initier àcette civilisation. Et enfin, je viens d’une famille de collectionneurs depuis plusieurs générations. Le fait d’être confronté à de magnifiques et majestueux objets donne envie, un jour, d’ajouter sa propre touche à la collection de ses ancêtres.Vous avez des thèmes de prédilection multiples mais pour ce qui est de votre collection d’antiquités égyptiennes, quelle signification a-t-elle pour vous ?L’objet est un trait d’union entre l’origine et l’aboutissement. C’est un moyen de s’attacher à une petite partie de l’histoire, de l’avoir chez soi et de pouvoir la contempler, la caresser et ressentir sa sensualité. L’objet égyptien est toujours un objet de culte à admirer avec respect. Avoir la chance d’être entouré de pièces qui ont entre 3 et 4 000 ans est un privilège exceptionnel. Toucher ces objets est aussi ma façon de me souvenir d’où je viens, moi qui ai dû quitter ce pays, l’Egypte, pour l’Europe.Vous vous êtes construit un musée personnel sous votre maison. Il n’a pas été prévu pour être visité, encore moins y recevoir un nombre important de personnes. Est-ce une volonté de «replacer» ces objets d’où ils viennent c’est-à- dire dans un «tombeau souterrain» ?Pour répondre à votre question, il faut commencer par une précision. A quoi était destiné un objet égyptien ? A accompagner après la mort. Il n’y a pas de notion d’héritage dans l’histoire de l’Egypte. Vous mourez et on vous enterre avec vos richesses, et donc la génération suivante crée à nouveau ses propres objets et ainsi de suite. C’est pour cela que l’Egypte nous a laissé un tel patrimoine au fur et à mesure des siècles passés. On voit donc ainsi toute l’évolution de la civilisation égyptienne, son syncrétisme, sa décadence, jusqu’à l’époque ptolémaïque avec ses dieux multiformes. Qui dit «objets destinés à l’après» dit tombeau souterrain et lieu de recueillement dans la pénombre. Ce fut donc une évidence pour moi. Ce qui me permet de les admirer dans cette atmosphère très particulière et d’être plongé plusieurs siècles en arrière. En outre, lorsque vous avez beaucoup d’objets jusque dans votre verre à dents (!), un tel envahissement peut gêner votre famille. S’impose donc la solution d’extraire ces objets et de leur trouver un lieu. Lorsque vous avez des objets grecs ou romains c’est en pleine lumière qu’ils donnent toute leur quintessence et voilàpourquoi ma maison a été entièrement repensée intérieurement afin de créer un espace de lumière et accueillir une autre partie de mes collections. Chaque pièce ou tableau est placé dans un endroit «adapté», derrière des vitres armées, protégé de la chaleur et de la lumière, dans des «niches» éclairées par d’astucieux systèmes qui dirigent la lumière naturelle, le tout derrière des stores qui interviennent suivant l’heure.Vous allez donc stopper ce processus qui consisterait à emporter vos objets avec vous lors de votre ultime voyage…C’est le contraire que je ferai, c’est moi qui irai les rejoindre… Finalement, c’est l’histoire qui se réécrit. Plus sérieusement, je vais créer une fondation afin de permettre au public de les admirer dans un musée adapté.
Quels sont les sentiments qui motivent vos actes d’achat ? Est-ce avant tout une notion «esthétique» ou alors un besoin de posséder de manière exhaustive ?Les deux, bien sûr. Je ne suis pas un expert dans quelque domaine archéologique que ce soit, je suis avant tout un esthète et donc, fatalement, je suis attiré par la beauté d’une pièce, sa forme, sa rareté aussi et tout cela a un impact fort sur moi. Ensuite, vous remarquerez qu’il y a dans ma collection des objets plus «muséographiques», car vous ne pouvez pas ne pas faire la démarche complète, c’est-à-dire, compléter les siècles, même s’il s’agit d’objets un peu moins «attractifs», mais qui sont d’une rareté infinie et dont l’utilisation à l’époque était très significative. Cependant, je suis quand même quelqu’un qui privilégie l’esthétique.Vous êtes un homme d’affaires qui, toute la journée, doit prendre des décisions rationnelles. Qu’en est-il, lorsque c’est le collectionneur qui déambule chez un marchand ?Les deux sont bien distincts, bien entendu. Les affaires ne laissent aucune place à l’aléatoire ou aux sentiments. En revanche, dans l’art, c’est une succession de coups de cœur, de coups de têtes guidés par la passion. Par la volonté de posséder l’objet que l’on n’a pas. On sait, par exemple, que dans une vente aux enchères, on va se battre contre un autre acheteur qui aura la même passion, la même émotion que vous devant une pièce et c’est à celui qui aura le courage de mettre le dollar ou le franc suisse supplémentaire pour emporter l’objet convoité… Souvent, on fait des folies car on paie toujours beaucoup plus que ce que vaut l’objet d’art. Mais que vaut l’art ?… Evidemment, lorsque je suis chez un marchand qui me présente trois objets et que je sais d’avance que je ne sortirai pas sans au moins un, voire deux… C’est un peu irrationnel. Alors que je ne compte plus les fois où j’ai refusé des affaires, car elles ne me semblaient ni rentables, ni adéquates.Est-ce que l’objet de vos rêves est celui que vous n’avez pas ?Je dois avoir environ 600 pièces dans la maison, je les connais toutes et, si l’on m’en déplace une, je le remarque immédiatement. Je ne peux pas dire que j’en préfère une plutôt qu’une autre, car chacune a son histoire que je connais. Je me souviens du moment où je l’ai achetée et donc, fatalement, pour tomber à nouveau «amoureux», il faut que ce soit d’un objet que l’on n’a pas encore et je n’aurai de cesse de le trouver et de l’acquérir ! Et, malheureusement, il est de plus en plusdifficile de trouver sur le marché de beaux objets, rares et inconnus.Etes-vous «propriétaire» de vos objets ?On en est dépositaire à un moment donné. On n’est le propriétaire de rien du tout. Cependant, ma logique de «Fondation» s’inscrit dans une volonté de garder «unie» cette collection accumulée au fil des ans, car on imagine la dilution inévitable de tous ces objets lors d’un éventuel «partage». Je veux laisser un témoignage aux générations futures de ce qu’une personne pouvait apprécier et aimer à un moment donné. J’ajoute enfin que pour le jeune réfugié que j’ai été dans ce pays, la Suisse, qui m’a donné ma chance, qui m’a permis d’être ce que je suis aujourd’hui, c’est une façon de remercier ce peuple qui m’a offert l’hospitalité et la sécurité.
Vendez-vous ou échangez-vous des objets ?Je n’ai jamais vendu d’objet, c’est contraire à ma philosophie de collectionneur. J’ai dû sacrifier une dizaine d’objets mineurs pour en acquérir un majeur et c’est la seule fois. Je regrette de m’être séparé de ces pièces car je les avais acquises alors que j’étais étudiant et lorsque j’en parle, j’ai le sentiment d’avoir perdu un peu de mon histoire. Ma situation aujourd’hui me permet de ne plus être obligé de passer par une telle épreuve bien que l’on dise que pour valoriser sa collection il faut un «mouvement» en son sein. Pour ma part, j’ai l’humilité de tout garder, même mes premiers objets, qui ne correspondent plus aujourd’hui, à mon goût et à mes connaissances mais qui sont très représentatifs de mon évolution.
Quels sont vos réseaux d’approvisionnement ?Je n’aime pas trop parler de «réseaux», j’ai surtout envie de préserver mon anonymat. J’ai cependant un marchand qui m’a beaucoup aidé à créer ma collection depuis 30 ans et qui continue aujourd’hui de s’occuper de moi. J’ai également un conservateur d’un très grand musée américain qui me conseille lorsque je veux acquérir un objet, il va l’examiner et me rend compte. Il ne faut pas confondre le «coup de cœur» du collectionneur et l’œil «expert» de celui qui est capable de vous dire «attention !» J’essaie de garder une certaine distance entre les marchands et moi, sans quoi ce serait un «harcèlement» constant, et, avant tout, je ne travaille qu’avec des gens en qui j’ai une entière confiance.Avez-vous été souvent confronté à des faux ?Dans toute collection, il y a des faux et il faut avoir le courage et l’humilité d’avouer que l’on s’est trompé. J’ai donc choisi l’option de garder une petite place dans mon musée avec une étiquette «faux». J’ai une dizaine d’objets «authentiquement faux» dans ma collection, ça fait partie de l’apprentissage !Vos affaires vous conduisent en Afrique noire, comment se fait-il qu’il n’y a pas un seul objet d’art tribal chez vous ?Pour moi, c’est une toute autre démarche intellectuelle. Ma sensibilité de méditerranéen (pour paraphraser Monsieur Sarkozy qui a déclaré: si vous tournez le dos à la Méditerranée, vous tournez le dos à votre passé, et si vous ne la regardez pas en face, vous n’avez pas votre futur…») fait que je suis attaché à cette civilisation judéo-chrétienne qui est ma tradition, mon environnement dans lequel j’ai grandi. L’Egypte a donné son épanouissement à la Grèce antique, à Rome… L’Afrique a sa propre beauté et je ne peux pas tout collectionner. Je crois que c’est dû à ma sensibilité, à l’objet qui va me permettre de dire: il est beau ou il ne l’est pas. Car en plus d’être ancien, il doit être beau à regarder. L’art africain ne me parle pas, je le regarde comme un «objet d’art». Si je vais dans un grand musée, je vais m’y intéresser mais pas pour collectionner.Alors ma dernière question: quel est le conseil que vous donnez à un «jeune» ou à une personne qui se découvre tardivement une âme de collectionneur d’archéologie d’Egypte ?D’acheter ce qui lui fait envie sans notion mercantile, car l’archéologie égyptienne n’est en aucun cas un «placement rentable», on ne devient jamais riche. Les vrais collectionneurs d’objets égyptiens se comptent sur les doigts d’une main (…) Il convient de laisser parler son cœur, toucher les pièces, les prendre en main et «écouter» l’histoire qu’elles vous content. Et le «jeune» fera les mêmes erreurs que ses aînés, il achètera neuf objets «bons» et le dixième sera «mauvais». Il perpétuera l’histoire…