Après sa découverte à l’automne 1973 chez un antiquaire de la Vieille Europe, Evrard de Rouvres, dont la galerie a fait place à une parfumerie, il me revient la responsabilité de publier ce bronze à patine chocolat représentant le dieu Amon. A l’époque, le hasard m’avait permis de consulter un catalogue de vente publique de Drouot, d’évidence antérieur à cette découverte. Il comportait une photographie du bronze de trois quarts, en noir et blanc. Charles Ratton, l’expert ce jour-là, était un pilier du marché des antiquités. Il avait brièvement présenté l’œuvre comme un «Amon marchant».
Bien qu’elle ait perdu la partie empennée de sa coiffe, la qualité de cette statuette de 16 cmest telle, son visage de 1 cm de haut est si ressemblant que j’en restai hébété un long moment après l’avoir contemplée pour la première fois. C’était donc lui ? Le collectionneur montra alors ce bronze à la conservatrice d’un important musée étranger. Après un examen laborieux effectué à l’aide de deux loupes différentes, elle murmura, comme à regret: «Oui ! C’est bien lui !» Aurait-elle voulu le découvrir elle-même ? Pendant les trente-quatre ans qui suivirent, l’amateur ne fit point état de l’identité probable du bronze afin de ne pas faire grincer les dents académiques.À la fin de 1983, ce bronze fut prêté au Musée archéologique d’Amsterdam. Inaugurée par l’ambassadeur d’Égypte au début de 1984, une exposition célébra le cinquantenaire de la vénérable institution. Suivant un critère réducteur où la thématique évinçait l’esthétique et l’anatomie, le comité scientifique présenta l’œuvre, dans le catalogue en hollandais, comme un Amon marchant du Nouvel Empire,sans tenir compte de l’âge du modèle: c’était un dieu, avait-il même un âge ? On ne se posait pas la question de son identité humaine.En 2006, s’appuyant sur les nouvelles techniques photographiques, on songea à publier le bronze. Révélant les détails du dieu, l’écran de l’ordinateur les agrandissait en effet au-delà de toute espérance. Je retrouvais ainsi le fil rouge que j’avais dû perdre sous les feuilles de l’automne 1973.Le nombre des statuettes d’Amon en bronze qui nous restent est loin d’atteindre celui des Isis et des Osiris. Elles sont légèrement plus grandes, ou d’une taille similaire, ou plus petites que l’Amon qui fait l’objet de notre curiosité. L’état des plus belles statuettes est souvent fragmentaire, jusqu’au pitoyable. L’Amon du musée de Brooklyn dont la coiffe est ornée de son double empennage et du disque solaire, a perdu son bras gauche, ses chevilles et sa base. L’Amon de la collection Salt du Louvre a perdu une part de son empennage, un œil, son nez, sa bouche. C’est une gueule cassée. Le cartouche à l’emplacement de la boucle de ceinture porte l’inscription: «Amon Ré, Maître des Sièges du Double Pays». Un second Amon Salt – également de l’époque d’Apriès et du Louvre encore, a perdu son empennage, le téton gauche a été énucléé. Lors du nettoyage brutal effectué au XIXe siècle, le visage, la toque et le pagne ont été attaqués à l’acide. Nez et bouche sont ceux d’un grand brûlé. L’Ashmolean à Oxford expose un Amon complètement dépatiné, contre douze Osiris de médiocre figure…Dans sa vêture (le pagne et la toque à plumes), la disposition de ses membres ou sa démarche, la statuette ressemble à bien d’autres représentations du grand dieu thébain. Même s’il a perdu son revêtement précieux et les plumes de sa coiffe, un arasement à la ceinture et certains détails physionomiques le distinguent du commun des bronzes divins. Additionnées, ces caractéristiques dévoileraient une personnalité que l’on n’attendait guère. C’est une cire perdue faite de huit morceaux au moins. Outre l’empennage et un sceptre disparus, les deux oreilles, la barbe postiche et les deux bras furent exécutés séparément par martelage. Les yeux étaient incrustés. Le décor du pagne et de la ceinture furent l’objet d’un travail à froid ainsi que la tête et, semble-t-il, les ongles des mains et des pieds. Que la ceinture du pagne comporte un cartouche dont le contenu a été arasé par la suite suscite une première effervescencementale chez l’observateur averti. Personnifiant d’abord Amon par sa coiffe, la statuette incarnait-elle aussi un pharaon ? Dieux, rois et reines avaient le privilège d’avoir leurs noms inscrits dans des cartouches.
Il ne peut s’agir de l’arasement d’une inscription divine comme celle du cartouche de la ceinture de l’Amon Salt du Louvre. En effet, araser ce genre d’inscription revenait à nier le dieu et prenait plus de temps que de briser ou fondre la statuette pour en réemployer le métal. Ne pouvant avoir contenu une pareille titulature, le cartouche a donc été occupé autrefois par le nom d’un pharaon. Ce souverain avait suscité assez d’hostilité, de crainte ou de mépris de la part d’un de ses successeurs pour que celui-ci jugeât indispensable d’araser le nom de ce malencontreux prédécesseur. Auquel cas, il ne s’agirait pas d’une usurpation, l’arasement n’étant pas suivi d’un remplacement par unautre nom royal. Cette damnatio memoriae indiquerait que ce pharaon était désormais en abomination. On le dissociait néanmoins de la personne du dieu puisque celui-ci nefut ni mutilé ni fondu. Qui pouvait bien être l’exécré?En examinant le visage de l’Amon du Brooklyn (1,2cm)et celui de l’Amon de Lord Carnarvon, d’une taille approchante, nous sommes incapables d’y accoler un nom de souverain. Prétendaient-ils même incarner une image royale donnée ? Mais ce sont des adultes. En revanche, l’examen des profils de la tête, objet de nos curiosités, indique que l’âge du pharaon se situe entre douze etquinze ans malgré des épaules athlétiques. Le dieu est atteint d’un début de scoliose: son cou est incliné vers l’avant. Le toreuticien prête au corps une taille de guêpe qui ne correspond pas aux épaules. Ce contraste donne à la démarche du très jeune dieu une élégance qu’on ne rencontre pas à ce degré chez d’autres Amon de bronze, dont le tour de taille est plus en rapport avec les épaules et les pieds: les deux Amon de la collection Salt du Louvre par exemple. Les profils du jeune pharaon évoquent-ils deux facettes de sa personnalité de teenager en mutation ? À l’agrandissement sur écran, l’un paraîtrait celui d’un adolescent encore proche de l’enfance (son profil droit), l’autre d’un déjà jeune homme. Pour un portrait d’un centimètre de hauteur, c’est hors du commun.Serait-on insensible à ce détail physionomique, on est contraint de constater que ce visage ressemble à celui d’un jeune pharaon consacré par la renommée depuis la découverte de sa tombe en 1922. S’il dépassa de peu l’âge de la majorité (il serait mort à dix-neuf ans), il fut représenté à des moments différents de sa courte vie, entre sa petite enfance et l’âge de treize ans. Or l’enfant aurait été couronné à Thèbes à l’âge de huit/neuf ans par les soins d’Ay, premier ministre et de Horemheb, chef des armées, pour ne régner qu’une dizaine d’années. Toutankhamon est un des seuls souverains qui ait accédé au trône à l’âge où l’on joue au cerceau. Les sculpteurs ont donc pu offrir des images de sa personne en constante évolution, ce qui n’eût guère été possible s’il avait accédé au trône à l’âge adulte. De ce fait, on ne peut pas appliquer les critères de ressemblance habituels pour établir une identification. Il serait ridicule de vouloir retrouver à tout prix dans un bronze aussi petit les traits précis que le roi avait à sa mort, à l’âge de dix-neuf ans, sur ses masques funéraires grandeur nature. Buonaparte lançant des boules de neige dans la cour du collège de Brienne n’est pas Bonaparte à Arcole !Les agrandissements de la face du jeune dieu dévoilent que ses lèvres et la zone naso-labiale se rapprochent à la fois de celles du pendentif d’or du roi enfant accroupi (du Caire), mais aussi de celles du Toutankhamon ultime. Outre des pommettes accentuées, la petite tête de bronze comporte les cernes des masques d’or et de lapis de la momie royale. La disparition des incrustations oculaires surprendra les habitués de ces masques, où les yeux révèlent blancs et pupilles – raison majeure pour laquelle ce bronze n’avait pas été reconnu jusqu’à présent comme une représentation de Toutankhamon.L’œuvre fut victime de l’arasement de son cartouche sur instruction d’un pharaon postérieur, ou par crainte de lui puisque le gros plan du cartouche indique que sa surface a été retouchée: on détectedes traces floues d’effacements alors que les rainures du reste de la ceinture sont profondes, précises et parfois emplies d’un enduit (naturel ?). Ce ne serait pas le seul cas d’effacement à l’époque. Pour ne prendre qu’un exemple, le pectoral Carter de la tombe de Toutankhamon comporte quatre cartouches dont les hiéroglyphes ont été hâtivement effacés, pour être remplacés par ceux même du roi. Ici, nous nous trouvons dans un cas de réemploi, d’usurpation. Mais là, effacer soigneusement sans réemployer implique une damnatio memoriae que parachèverait, m’a suggéré Goerge Ortiz, l’énucléation des yeux: enlever les pupilles et leur blanc avec une précision clinique ne peut être le fait du hasard. Si le cartouche a été inscrit autrefois, quel serait le responsable de cette damnatio memoriae ?Le vieil Ay qui, après Toutankhamon, ne régna que quatre ans, et Horemheb, qui prit allègrement la suite pour une vingtaine d’années, avaient transporté l’enfant de la ville hérétique d’Amarna – devenue maudite – à la sacro-sainte Thèbes. Là, le clergé avait changé son nom de Toutankhaton en Toutankhamon. Témoignant de ce nouvel état de fait, la statuette n’avait aucune raison de se voir brutalement privée de sa titulature. C’eût été pour Ay comme pour Horemheb se contredire. C’est sous les règnes de Sethi Ier ou de son fils Ramsès II que l’arasement du cartouche contenant probablement son nom de couronnement, a dû avoir lieu. En effet, dans les listes royales d’Abydos et de Karnak composées sur leurs instructions, les souverains qui devaient s’insérer entre Aménophis III et Horemheb, c’est-à-dire Akhenaton, Smenkhare, Toutankhamon et Ay (ex – «divin père d’Aton» !), sont superbement ignorés.Pour n’avoir pas été découvert dans le tombeau même de Toutankhamon, ce bronze ne reçut pas le label médiatique qui aurait permis de le reconnaître d’office. Lebronze est le travail d’un maître de la fin de la XVIIIe dynastie. Examinons un détail apparemment secondaire: les oreilles, partie du corps humain que les Egyptiens traitaient souvent avec maladresse. Mais ici, les volumes de chacune des oreilles (par nature baroques à cause de leurs volutes) sont d’une élégance rarement atteinte par la toreutique égyptienne. Quant aux boucles d’oreille qui les ornaient, elles ont été violemment arrachées.Impassible, le jeune dieu subsiste au milieu d’Amons de bronze réduits à l’état de ruines. À l’exception de l’empennage de la coiffe et des incrustations oculaires, il demeure l’un des seuls qui soient demeurés intacts.