Le Musée du Louvre consacre une exposition à Praxitèle, sculpteur grec de l’époque classique (actif vers 370-330 av. J.-C.), dont l’art raffiné fut particulièrement apprécié des Romains. Mais avant d’ouvrir ses portes, cette exposition a fait couler beaucoup d’encre, les organisateurs se voyant refuser ce prêt de deux bronzes d’un intérêt majeur, l’Apollon sauroctone, acquis récemment par le Musée de Cleveland et l’Ephèbe de Marathon, qui compte parmi les œuvres les plus connues du Musée National d’Athènes. Dans le premier cas, on invoque l’origine douteuse, dans le second, la fragilité…
Cette intervention inattendue et brutale est d’autant plus regrettable que l’initiative desconservateurs Alain Pasquier et Jean-Luc Martinez a un grand mérite. Car au lieu de reprendre un thème banal, sous un titre ronflant commençant par «Chefs-d’œuvre» ou «Trésors de», ils se sont affrontés à un sujet autrement plus difficile et périlleux: faire revivre un artiste de l’Antiquité, quand bien même tout ce qu’on sait de lui relève de l’hypothèse. Comme précédent à ce genre de présentation publique, on peut citer seulement celle que Peter C. Bol a consacré à un autre grand nom de la sculpture grecque, Polyclète – c’était à Francfort, en 1990.La difficulté, quand on parle des sculpteurs grecs, tient au fait que notre connaissance repose sur des sources littéraires éparses et pauvres, souvent limitées à des anecdotes plus ou moins véridiques. Dans son Histoire naturelle, Pline l’Ancien s’attarde bien sur quelques sculpteurs, mais seulement à propos des matériaux qu’ils utilisaient, bois, bronze, marbre, et non pour eux-mêmes. Pausanias, l’auteur de la Périégèse (sorte de guide touristique de la Grèce), serait d’un plus grand secours, s’il ne s’arrêtait pas à la surface des choses.Pire encore, les chefs-d’œuvre de ces artistes, cités dans la littérature, ont presque tous disparu, et on ignorerait tout de leur style sans les copies que les Romains en ont faites.
Ces copies existent en grand nombre et il s’en trouve parfois plusieurs pour un seul et même original. Mais quel crédit accorder à une copie ? Quelle liberté le copiste a-t-il prise avec le modèle? Et comment estimer la transposition dans une autre matière, le marbre moins coûteux remplaçant systématiquement le bronze. On voit le problème ! C’est un peu comme si, aujourd’hui, il fallait se faire une idée du David de Michel-Ange d’après les statuettes de jardin en fibrociment qu’on vend le long des routes italiennes… Ou encore, comment reconnaître le génie de Rodin dans la production massive de ses innombrables suiveurs ?D’autre part, vu que les copies romaines ne portent inscrites, sauf de rares exceptions, ni le sujet de l’œuvre, ni le nom du sculpteur qui a créé l’original, les archéologues éprouvent beaucoup de peine à les attribuer. Mais heureusement, il y a des cas moins difficiles. Par exemple, concernant Praxitèle, l’Apollon sauroctone («tueur de lézard»). Pline le décrit en ces termes: «Apollon adolescent qui guette, flèche à la main, un lézard se glissant près de lui». Cette description s’applique à plusieurs statues semblables, qui montrent un gracieux jeune homme, appuyé sur un arbre, où l’on distingue le petit saurien. La rareté du sujet confirme l’identification.L’autre œuvre indiscutablement praxitèlienne est l’Aphrodite de Cnide, dont Pline encore dit qu’elle «vient tellement au premier rang des œuvres non seulement de Praxitèle mais du monde tout entier, que beaucoup ont fait le voyage à Cnide pour la voir». On a de cette œuvre une masse de copies et des représentations sur des monnaies, qui attestent de son incomparable célébrité.
Praxitèle a représenté la déesse comme au sortir du bain, manière de rappeler qu’elle est née de la mer. Et sa nudité complète fit sensation. «Jamais la vie des sens», écrivait l’archéologue Bulle, «n’a été ennoblie comme dans ce corps», mais sans le moindre soupçon de lubricité. On dit que c’est la courtisane Phryné, maîtresse de Praxitèle, qui a posé pour lui. C’est le premier nu féminin de l’histoire de l’art et cette œuvre justifie à elle seule l’intérêt qu’on porte à Praxitèle.Fait intéressant à relever: une copie de l’Apollon sauroctone et une autre de l’Aphrodite se trouvent au Musée d’art et d’histoire de Genève. La première fut offerte par Walther Fol en 1871. Elle est de bonne qualité, mais toute la partie supérieur manque (on l’a remplacée par un moulage en plâtre, pris sur la copie du Vatican). Quant à la seconde, elle fut acquise à Rome en 1878 par Etienne Duval, agissant comme intermédiaire. Elle est réduite au torse, mais c’est à peine si on regrette l’absence de la tête et des membres, tant il se suffit à lui-même. Ces deux œuvres ne figurent pas dans l’exposition du Louvre, car les organisateurs ont été contraints d’opérer des choix.A côté des copies, il y a quelques originaux, sur lesquels on peut s’appuyer pour reconstituer l’œuvre de Praxitèle. Ce sont, au Musée de l’Acropole à Athènes, la tête de l’Artémis Brauronia et, au Musée national de cette même ville, la base de Mantinée, représentant en bas-relief des Muses. A quoi il faut ajouter, bien que certains y voient une copie romaine (malgré la mention de Pausanias), le fameux Hermès d’Olympie.
Pour ce qui est de l’Ephèbe, trouvé dans la baie de Marathon en 1925, on ne l’attribue pas au maître, mais à son fils ou à un autre artiste de sa lignée.Comme les grands sculpteurs de son temps, Praxitèle était un bronzier, mais il a surtout pratiqué le marbre, où il excellait. Il traitait la surface du marbre pour lui donner un effet de flou (les Italiens disent sfumato), atténuant ainsi volumes et contours. Et il ajoutait au marbre un attrait supplémentaire en recouvrant certaines parties d’une peinture à l’encaustique. Pour ce faire, il faisait appel à Nicias, un des grands peintres de l’époque.Praxitèle était athénien. Et la critique moderne lui attribue comme père le célèbre sculpteur Céphisodote, auteur du groupe Eiréné et Ploutos, qui se dressait dans l’Agora. Cette origine athénienne distingue Praxitèle de son concurrent Lysippe, qui était de Sicyone.Artiste prolifique (une cinquantaine d’œuvres à son nom, soit deux fois plus que ses concurrents réunis), il fut très imité et sa réputation traversa les siècles.