Au cœur de l’Alhambra de Grenade, Charles Quint fit bâtir l’un des édifices les plus singuliers de la Renaissance. Dominant l’ensemble palatial des souverains maures d’Andalousie, la résidence impériale, aussi étonnante que méconnue, inscrit dans la pierre et le marbre le rêve millénaire d’un empire universel.
Lorsqu’il accède à la dignité impériale, le 23 octobre 1520, Charles Quint hérite de l’un desterritoires les plus grands et les plus disparates qu’il ait été donné à un souverain européen de gouverner depuis la fin de l’Antiquité: l’Espagne, l’Allemagne et l’Autriche actuelle, l’Italie du sud et la Sicile, les Flandres et les Amériques, qui s’étendaient du Mexique au Pérou. Mais il hérite aussi d’un rêve, consubstantiel à l’idée même d’Empire.L’utopie impériale avait été énoncée à la fin du premier siècle av. J.-C. par Virgile, poète officiel de la cour d’Octave. Il promettait l’avènement d’un nouvel âge d’or, sous la conduite d’un souverain universel issu de la race des dieux. Après avoir subi les affres d’un âge de fer, caractérisé par l’obscurité, les divisions et la précarité, les hommes connaîtraient un nouvel âge solaire qui verrait les nations vivre dans l’harmonie, la justice et la prospérité, en communion avec le monde des dieux.Après avoir accédé à l’Imperium, c’est- à-dire au commandement militaire suprême, Octave prit le titre de Grand Pontife et se fit appeler «Augustus», Grand Prêtre et protégé des dieux. Il conférait ainsi un caractère sacré à sa personne et à son pouvoir, et affirmait sa volonté d’incarner l’idéal exprimé par Virgile, alors que son Imperium s’étendait aux confins du monde connu.Il était logique qu’un régime politique aussi ambitieux se donne les moyens d’exprimer sa spécificité, et pour ainsi dire son programme, dans la pierre des bâtiments officiels. Il fallait parvenir à traduire dans les formes ce qu’on ne pouvait plus se contenter de graver dans les inscriptions officielles: la lumière, la totalité, la divinité du Prince, l’union de la terre et du ciel.Il faut attendre un siècle et demi pour que l’idéal impérial trouve une expression à sa mesure. Hadrien, dont le règne constitue l’apogée de l’Empire, ordonna la construction de plusieurs bâtiments d’un type nouveau, dédiés à la célébration du culte impérial. Il donna, avec son Panthéon, l’une de ses formes les plus abouties à l’architecture du pouvoir: la conjonction du cercle, du carré et de la sphère. Le carré symbolise la terre, avec ses quatre éléments, le cercle, la divinité et la perfection, et la sphère, forme impossible s’il en est, l’universalité. Hadrien a préservé l’ancien bâtiment quadrangulaire construit sous la République, et il a bâti un vaste édifice circulaire dans sa continuité. Le sanctuaire offre un écrin à la lumière du soleil tombant par une large ouverture circulaire de neuf mètres de diamètre, pratiquée au faîte de l’édifice. Un large disque solaire imprime la course du temps dans un espace hémisphérique élargi symboliquement aux dimensions du monde invisible: le plan de l’édifice révèle en effet que le sanctuaire pourrait contenir une sphère parfaite de quarantedeux mètres de diamètre. La sphère est ici élevée au rang suprême de forme invisible, purement spirituelle, puisqu’on la devine seulement, au cœur d’un espace conçu pour en être le réceptacle. Le vide et la lumière occupent ici le premier plan, au détriment des autels relégués sur le pourtour de l’espace circulaire. Le visiteur pénètre ici, dans une lumière irréelle, aux confins de l’humain et du divin, du visible et de l’invisible, dans la matrice céleste du pouvoir de l’Empereur-dieu. Habité par les spéculations des pythagoriciens et des néoplatoniciens, pour qui seuls le cercle et la lumière pouvaient figurer le Divin, l’Empereur voulait offrir à ses contemporains une parabole de pierre capable de leur imposer visuellement le caractère transcendant de son pouvoir. Ce qu’affirmait la propagande officielle était ici démontré dans un langage géométrique universel.
Jamais l’Occident, gagné par l’éclatement féodal, ne se résigna complètement à la chute de Rome. Il se dota d’une longue lignée d’Empereurs «romains germaniques», sans véritable pouvoir, dont la fonction était avant tout de perpétuer la vieille utopie universaliste. Trois hommes firent exception: Charlemagne, le restaurateur de la dignité impériale, Frédéric II de Hohenstaufen et Charles Quint, l’empereur des deux mondes. Tous troisparvinrent, dans une certaine mesure, à unifier pour un temps ce qui ne pouvait l’être: les nations germaniques, les Gaules et l’Italie pour le premier, l’Orient et l’Occident pour le Hohenstaufen, l’Europe et les Amériques pour l’Empereur du bout du monde. Tous trois donnèrent forme dans la pierre au rêve immémorial qu’ils pensaient incarner à leur tour, par des constructions à forte charge symbolique.En érigeant la chapelle palatine d’Aix, Charlemagne reprenait à son compte le plan circulaire dans lequel il intégra un octogone conjonction du carré et du cercle -, symbole du pouvoir divin des Empereurs d’Orient dont il se voulait l’égal. Au XIIIe siècle, Frédéric II innova en dévoyant l’octogone de son usage consacré: il ordonna la construction d’un édifice sans chapelle, largement ouvert sur le ciel: le fameux Castel del Monte, dans les Pouilles. Il semble que Frédéric II ait voulu renouer, symboliquement du moins, avec la sacralité païenne du culte impérial. Il a donné à la lumière directe, comme Hadrien en son temps, une fonction essentielle: le soleil illumine tour à tour chacune des huit facettes de la cour intérieure, qui devient le réceptacle symbolique de la divinité. Le Castel est une tentative novatrice à plusieurs titres, et notamment parce qu’il oppose l’aspect extérieur d’une forteresse à un espace intérieur figurant symboliquement un espace sacré.
C’est dans cette longue perspective historique qu’il faut replacer le palais impérial de Grenade pour en comprendre les implications.Le palais a des origines incertaines. D’aucuns en attribuent le plan à Charles Quint lui-même, tant l’édifice exprime avec force l’idéal impérial. Mais on sait par ailleurs que l’architecte espagnol Pedro Machuca joua un rôle décisif dans la conception de l’ensemble1. La filiation impériale est ici évidente: Machuca orchestra les principaux symboles à l’œuvre dans les édifices que nous avons évoqués. On retrouve une chapelle octogonale dans l’angle nord-est, référence explicite à celle de Charlemagne. Le plan d’ensemble reprend la forme quadrangulaire du Mausolée d’Hadrien dans laquelle s’inscrit une vaste cour circulaire, ponctuée d’une colonnade courant sur deux niveaux. Le diamètre de la cour intérieure reprend, au mètre près, celui du sanctuaire du Panthéon de Rome. Machuca fait appel à d’autres symboles impériaux, exclusivement antiques: les blocs de pierre cyclopéens qui constituent les soubassements des façades, rappellent les forteresses romaines et donnent à l’ensemble un aspect de puissance et de stabilité. Les colonnes de la cour sont d’ordre dorique simple, voué, selon l’antique classification, à Mars et Jupiter, dieux de la guerre et du ciel. Celles de la façade ouest, doriques elles aussi, sont cannelées, ce qui voue l’ensemble à Minerve, déesse protectrice de Rome.
Comme le souligne l’historien de l’Art Earl Rosenthal, Machuca fait ici œuvre d’avant-garde en conjuguant l’idée de la cour circulaire et celle de la double colonnade, solution qui n’avait existé jusque-là que dans l’esprit des théoriciens italiens. Mais il produit surtout une œuvre décalée, si l’on veut bien considérer l’idéal que son plan est censé illustrer. Rosenthal souligne que le nombre inhabituel de formes rares rassemblées par Machuca – cour circulaire inscrite dans un carré, double colonnade, octogone – montre que l’architecte a voulu proposer une œuvre adaptée au caractère unique d’une résidence impériale. Mais est-ce vraiment une résidence ? En 1526, Charles vient de mâter la révolte de plusieurs villes de la Péninsule et donne à l’Espagne, par le biais des façades en pierres cyclopéennes, un message clair de force et de puissance: comme le Castel de Frédéric II, le palais a les atours d’une forteresse inexpugnable. Mais il dévoile à l’intérieur un tout autre programme. Le caractère exceptionnel du lieu tient, paradoxalement, à l’opposition presque absolue entre le plein écrasant des façades anguleuses et le vide de la cour circulaire. Une cour qui relègue l’espace habitable presque à la périphérie de l’ouvrage.
L’essentiel est ici dans ce vide offert à l’invisible, matérialisé par la course du soleil, comme dans le Panthéon et le Castel del Monte. La cour est unifiée par une croix dont le centre marque symboliquement le point foyer sur lequel repose l’équilibre du monde, et le pouvoir du Prince… C’est que le palais de Grenade, comme le Castel del Monte, n’est pas un temple, et il est moins une résidence qu’un lieu symbolique révélant aux privilégiés qui y pénètrent la vraie nature du pouvoir impérial: il est d’origine divine et à ce titre, il tend vers la perfection, la justice, la paix, l’universalité, la vérité. Mais à quiconque se dresse contre lui, il oppose la puissance écrasante de ses façades cyclopéennes. L’Espagne va devenir le cœur d’un Empire qui s’étend des Flandres au Pérou; un empire universel, voulu par Dieu pour le bien de l’humanité. Tel était le rêve de Charles Quint, magnifiquement illustré dans la pierre par Pedro Machuca.Charles Quint fut vainqueur par les armes, comme l’annonce la puissante façade. Mais il ne parvint pas à préserver l’unité religieuse de son Empire, gagné en partie par les Réformes, malgré la tentative de conciliation qu’il mena avec persévérance à Augsburg. Il ne parvint pas plus à imposer à ses conquistadors et à ses colons les «Lois nouvelles» souhaitées par Bartholomé de Las Casas, qui devaient assurer à ses sujets indiens la dignité d’êtres humains. Dans ces contrées lointaines, le rêve d’unité spirituelle tournait au cauchemar. Gagné par la lassitude, réalisant peut-être à quel point la vielle utopie était impossible à mettre en œuvre, il abdiqua dans la consternation générale. Il finit sesjours dans le dénuement du monastère de Yuste, perdu aux confins d’une province reculée d’Espagne. Il délaissa son immense pouvoir, qui devenait usurpé dès lors qu’il faisait mentir les pierres du palais de l’Alhambra. La Diète d’Augsburg, l’échec des «Lois nouvelles» et l’Abdication montrent que la vision exprimée par Machuca n’était pas celle d’un tyran, mais bien celle d’un homme convaincu qu’il avait une mission sacrée. La cour intérieure du palais de Grenade, qu’il n’habita jamais, exprime l’impossible rêve que cet homme égaré dans son temps voulut incarner, malgré la pesanteur du monde.